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Quand la machine-littérature s'emballe - Bref propos sur les trois romans de Ricardo Piglia, dont Argent brûlé (Zulma, 2010 - trad. François-Michel Durazzo) par Antonio Werli

Publié le 30 avril 2010 par Fric Frac Club
Quand la machine-littérature s'emballe - Bref propos sur les trois romans de Ricardo Piglia, dont Argent brûlé (Zulma, 2010 - trad. François-Michel Durazzo) par Antonio Werli Ricardo Piglia (né en 1940) est un écrivain et critique argentin à l'oeuvre fascinante. En trois romans, il se hisse au sommet de ses contemporains de langue espagnole, ayant une influence énorme en Argentine, importante aussi chez les écrivains d'autres pays hispanophones qui lui témoignent un indubitable respect. Laissons de côté les appréciations que l'on peut trouver à son encontre et qui ne nous disent pas grand chose sur l'oeuvre (écrivain trop cérébral, trop technique, écrivain de méta-littérature) pour constater, qu'en général, on s'accorde à dire qu'il s'agit d'une oeuvre capitale et d'une importance considérable. Je ne suis pas assez connaisseur de littérature latino-américaine ou argentine précisément pour m'assurer de ce que je dis - il doit y avoir des détracteurs -, mais je n'ai rencontré nulle part, alors que je suivais les traces de Piglia, de critiques dépréciatives de son travail romanesque. Trois romans : Respiration artificielle (1980 - André Dimanche, 2000), La ville absente (1992 - Zulma, 2009) et Argent brûlé (1997 - André Dimanche, 2001 puis Zulma, 2010). Trois romans aux longueurs raisonnables (ni trop courts, ni trop longs) et qui pourtant apparaissent d'une densité extraordinaire, tant par leurs trames que par leurs constructions, par leurs esthétiques et leurs langues. Et si les deux premiers forment une sorte de diptyque et font de la réflexion sur l'écriture et le roman leur moteur principal, le troisième se place un peu à part (bien qu'il n'en soit pas exempt) suivant la tradition d'un « genre » vieux comme le monde : la tragédie, par le biais de son avatar moderne... le roman policier. Je m'aide de l'excellent Dictionnaire des littératures hispaniques (Robert Laffont, coll. Bouquins, 2009) pour me rafraîchir la mémoire concernant ce roman lu l'été dernier. Respiration artificielle raconte, dans une première partie et sous la forme de deux enquêtes entremêlées (Renzi sur les traces de son oncle Maggi, et Maggi sur les traces d'un héros de l'histoire argentine Ossorio), la recherche d'une identité, d'une filiation, et les questions que posent la transmission de l'Histoire (comment narrer le passé, l'expérience...). La seconde partie, dans une longue discussion essentiellement littéraire aboutissant au dénouement du roman, explore l'essence de l'identité argentine à l'aune de sa littérature et propose des pages lumineuses sur la littérature, en particulier argentine, et toujours plus particulièrement sur les canons modernes argentins Borges et Arlt - sans parler des thèmes corollaires à la question de la littérature nationale (c'est moi qui souligne) : exil, mémoire, critique, politique, langue, etc... Les recours techniques de composition de Piglia sont riches et variés (ample palette de registres et de genres), et sa grande maîtrise narrative provoque même une impression d'improvisation lorsqu'il se libère des contraintes classiques du discours romanesque, avec l'emploi de nombreuses variations du discours indirect. Que dire, que dire de plus ? Tant de choses que nous ne finirons jamais... Donc : l'un des chefs d'oeuvre de la littérature argentine de la fin du XXe siècle. Point barre. Un roman qui ne ressemble à rien de ce que vous avez pu lire, ou probablement à très peu de choses. La ville absente, je l'ai déjà évoqué, et j'espère qu'on trouvera dans ma note quelques indications pour comprendre certains aspects et enjeux de la prose de Piglia. Je poursuivrai simplement en proposant qu'il s'agit d'une espèce de « suite » (ou variation) à Respiration artificielle, un aboutissement des données et enjeux balancés dans le premier qui viennent s'amplifier et exploser dans une masse énergétique dans ce deuxième roman. Un peu comme si Piglia poursuivait une intention initiée dans Respiration artificielle, bien que le second ne soit pas une suite du premier. L'une des constantes, d'un roman à l'autre, qu'on retrouvera d'ailleurs dans le troisième, est le journaliste Renzi, espèce de double fictionnel de ricardo Piglia lui-même. Figure de l'investigation au coeur de la fiction. Quand la machine-littérature s'emballe - Bref propos sur les trois romans de Ricardo Piglia, dont Argent brûlé (Zulma, 2010 - trad. François-Michel Durazzo) par Antonio Werli Argent brûlé est un peu différent, et si en apparence semble plus linéaire et simple que les deux autres, il n'en est pas moins riche, et d'émotions et d'interprétations. Le projet de Piglia est cette fois distinct et clairement donné dans sa postface : « Ce roman raconte une histoire vraie. » De plus, contrairement aux deux autres romans, celui-ci a eu droit à une première version à l'aube des années 70, après que Piglia apprit le fait divers qui se passa en Argentine en 1965 qu'il entreprendra alors raconter. Il laissera de côté ses notes pendant 25 ans qu'il reprendra en 1995 (alors qu'il est devenu un écrivain mûr et un critique renommé), et Argent brûlé est publié en 1997. C'est le récit d'un braquage, de la fuite et de la planque des bandits, puis de l'assaut donné par les autorités. On suit le fil chronologique, recoupant toutes les variations des faits (avec cette multiplication des micro-récits chère à l'auteur), donnés par les journaux, la police, les protagonistes. Piglia annonce a posteriori qu'il s'est servi de tous les documents (coupures de presse, témoignages et enregistrements...) pour coller au plus prêt des faits, donc de la réalité. Ce qui est cependant étonnant avec ce livre, c'est comment, à mesure qu'avance la lecture, l'effet de réel prend le pas sur la réalité. La saturation, la volonté d'être exhaustif et juste de l'auteur - par un style enlevé, dynamique, restituant dans la force des dialogues une forte oralité, et dans les descriptions, la maîtrise toujours du discours indirect et de ses variations - transforme un texte qui aurait pu être une enquête journalistique basique en puissant roman basé sur des faits réels, où l'imagination prend le pouvoir. Il est certain aussi que l'histoire donnée à lire se rapproche comme je le disais de la tragédie, laissant l'émotion totalement submerger le lecteur. Piglia, toujours dans la postface, explique qu'il entend parler pour la première fois de cette histoire dans un train qui le mène en Bolivie de la bouche d'une jeune femme qui a été impliquée dans les événements, cela en 1966 :
Moi je l'écoutai comme si je m'étais trouvé en présence de la version argentine d'une tragédie grecque. Les héros décident d'affronter l'impossible et de résister, et ils choisissent la mort pour destin.
Et c'est certainement la clef du texte, la démesure de la situation provoquée par la décision d'un tel braquage ne peut que mener à une impasse, ou disons un affrontement excessif (« il y avait environ trois cents flics et eux, ils ont tenu bon enfermés là »), non celui d'hommes face à d'autres hommes, mais d'existences face à la mort. Alors que tout le livre se déroule sous le joug et l'influence de l'argent en jeu et des échos d'une situation politique pesante, ces derniers perdent peu à peu leur emprise sur les hommes qui ne vont plus qu'attendre d'affronter leur destin - brûlant justement le faramineux butin. Cependant, le destin exceptionnel de ces trois héros est dû au fait qu'ils sont tous trois des singularités, en particulier les deux Jumeaux (qui n'en sont pas), animés d'une force de caractère, d'une profondeur psychologique remarquables. Dans le film de Marcelo Piñeyro qui adapte le livre en 2000 (en français sous le titre Vies brûlées), Bébé Brignone et Dorda le Gaucho sont présentés comme des homosexuels passionnés, et c'est de partager ensemble une destinée extraordinaire qui les fait plonger dans l'excès. Il y a de cela, mais c'est en même temps très restrictif car avant leur rencontre, avant leur passion commune, il y a la folie en germe chez eux, tout de même, comme les voix qu'entend Dorda, avec son histoire personnelle par avance tragique. La passion qui les anime va, dans le livre, au-delà de la nécessaire présence de l'autre, au-delà de l'aimantation des corps... une passion amoureuse qui transcende totalement l'image réductrice de Piñeyro (à mes yeux), puisqu'autant qu'amants, ils sont amis, ils sont père et fils, frères, jumeaux, alter-egos et ennemis. Leur passion ne peut mener qu'à la destruction. Parlant de Dorda et de ses voix, on retrouve dans une scène puissante où la narration s'emballe (on ne sait plus si ce qu'on lit correspond aux voix de Dorda, aux écoutes d'un flic ou aux échos des conversations répercutées dans la tuyauterie du bâtiment) une grande obsession de Piglia (le moteur de sa littérature en fait), déjà donné dans ses deux premiers livres : la narration comme le produit d'une machine qui tombe en panne ou mieux, s'emballe, continuellement. Piglia me semble tendre vers cette proposition : la littérature est ce qui excède la littérature, et le romancier a une belle et troublante mission, enrayer toujours une machine qui semble pourtant rodée.

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LES COMMENTAIRES (1)

Par Squid
posté le 04 janvier à 12:08
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Bonjour,

Pour info, nous avons publié un entretien avec Ricardo Piglia dans le n° 38-39, "Argentines" de la revue "Passage d'encres" (mars 2010), coordonné par Jordi Bonells. Ce numéro été présenté au dernier Salon du livre et à la Foire du livre de Francfort.

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