Magazine Juridique

Tariq Ramadan: caractère non diffamatoire d’une enquête montrant son influence sur les réseaux islamistes (CEDH, 6 mai 2010, Brunet Lecomte IV et Lyon Mag c. France)

Publié le 07 mai 2010 par Combatsdh

Enquête journalistique sur l'islamisme et diffamation d'un personnage public

En octobre 2001, le magazine " Lyon Mag' " a publié un dossier intitulé " Exclusif, Sondage SOFRES, Les musulmans de l'agglomération face au terrorisme. Enquête : Faut-il avoir peur des réseaux islamistes à Lyon ? ". Au sein de ce numéro se trouvait plus particulièrement un article ayant pour titre " [T.] l'ambigu ", sur Tariq Ramadan dont la photo figurait sur une grande partie de la couverture " avec pour légende "[T.], Un des leaders musulmans les plus influents à Lyon"". L'intéressé initia une action en diffamation contre le rédacteur en chef du magazine et sa société éditrice. Après une relaxe prononcée par le Tribunal correctionnel de Lyon, ces derniers furent condamnés en appel mais, du fait d'une amnistie en 2002, uniquement au paiement de 2 500 euros de dommages-intérêts.

C'est dans ce cadre que la Cour européenne des droits de l'homme fut saisie d'une allégation de violation de la liberté d'expression (Art. 10 - notons que le rédacteur en chef, M. Brunet-Lecomte, a déjà saisi la Cour à plusieurs reprises d'un tel grief contre la France, souvent avec succès : V. Cour EDH, 5 e Sect. 20 novembre 2008, Brunet-Lecomte et SARL Lyon Mag' c. France, Req. n o 13327/04 - CPDH du 22 novembre 2008 ; Cour EDH, 5 e sect. 5 février 2009, Brunet-Lecomte et autres c. France, Req. n° 42117/04 -CPDH 8 février 2009 ; Cour EDH, 5 e Sect. 8 octobre 2009, Brunet-Lecomte et Tanant c. France, Req. n° 12662/06 -CPDH 9 octobre 2009 et "liberté d'expression").

Or, si la Cour reconnaît sans difficulté que l'ingérence au sein de cette liberté issue de la condamnation des requérants (§ 34) était prévue par la loi (§ 35-36) et poursuivait un but légitime (§ 38), il est en autrement s'agissant de la nécessité de cette ingérence dans une " société démocratique ".

Tout d'abord, les juges européens soulignent que, " compte tenu de son objet, lié à ces événements d'envergure mondiale [les attentats du 11 septembre 2001], la publication litigieuse s'intégrait dans un débat d'intérêt général " (§ 41) et que, dans le contexte de l'époque, " l'intérêt du public, qu'il soit national ou lyonnais, s'en trouvait alors accru, s'agissant d'un débat politique d'une actualité immédiate ", d'où une " marge d'appréciation " étatique " particulièrement réduite " (§ 48 - la Cour mentionne ici - § 41 -, certes " mutatis mutandis ", l'affaire Leroy c. France ce qui est assez paradoxal car, dans cette dernière espèce, un tel contexte n'avait au contraire pas été jugé favorable à la liberté d'expression- V. Cour EDH, 5 e Sect. 2 octobre 2008, Req. n o 36109/03 - Lettre Droits-Libertés du 5 octobre 2008).

Puis, la juridiction strasbourgeoise indique assez vertement " ne [pas] partage[r l'] analyse " (§ 44) de la cour d'appel qui a condamnée les requérants au motif que l'article aurait " insinué " que Tariq Ramadan recrutait des jeunes en vue d'en faire des islamistes. Au contraire, est relevé " une certaine prudence dans la forme et l'expression " (§ 44) au sein du dossier litigieux et l'absence " d'[...] animosité personnelle à l'encontre de " Tariq Ramadan (§ 45). Au surplus, la " qualité de personnage public " de ce dernier élargit le champ de la liberté de l'expression le concernant car " il s'est lui-même exposé à la critique journalistique par la publicité qu'il a choisi de donner à certaines de ses idées ou convictions, et peut donc s'attendre à un contrôle minutieux de ses propos " (§ 46 - V. contra opinion dissidente des juges Lorenzen et Berro-Lefèvre).

Enfin, la Cour juge ici que " la déontologie journalistique " (§ 42) a été respectée, " une base factuelle suffisante " (§ 47) venant étayer les écrits litigieux (pour une affaire et solution proche concernant des propos également tenus dans le magazine " Lyon Mag' ", V. Cour EDH, 5 e Sect. 18 septembre 2008, Chalabi c. France, Req. n o 35916/04 - Lettre Droits-Libertés du 23 septembre 2008). En particulier, la Cour " est d'avis que les nombreux documents contenus dans l'offre de preuve et produits devant [elle], même s'ils ne vont pas jusqu'à évoquer directement un rôle de "recruteur", font clairement état du danger que représentent les discours de " Tariq Ramadan (§ 47).

En conséquence, " la multiplicité et le sérieux des sources consultées et de l'enquête réalisée, conjugués à la modération et à la prudence des propos tenus, permettent de conclure à la bonne foi des requérants " (§ 47) et, in fine, à la condamnation de la France pour violation de la liberté d'expression (§ 51).

Tariq Ramadan: caractère non diffamatoire d’une enquête montrant son influence sur les réseaux islamistes (CEDH, 6 mai 2010, Brunet Lecomte IV et Lyon Mag c. France)ne pas prendre cette affiche au premier degré :)

Les lettres d'actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Commons

Actualités droits-libertés du 6 mai 2010 par Nicolas Hervieu

Tariq Ramadan: caractère non diffamatoire d’une enquête montrant son influence sur les réseaux islamistes (CEDH, 6 mai 2010, Brunet Lecomte IV et Lyon Mag c. France)

CPDH s'est interrogé sur la raison pour laquelle la Cour ne mentionne à aucune reprise le nom de Tariq Ramadan dans sa décision. Il est présenté uniquement sur le mystérieux "M. T.".

Certes, l' article 47.3 du règlement de la Cour EDH (en vigueur : - le nouveau, en vigueur au 1er juin 2010, est identique sur ce point) prévoit que :

" Le requérant qui ne désire pas que son identité soit révélée doit le préciser et fournir un exposé des raisons justifiant une dérogation à la règle normale de publicité de la procédure devant la Cour. Le président de la chambre peut autoriser l'anonymat ou décider de l'accorder d'office " ; et dans l'instruction pratique sur l'introduction d'instance : " 14. (a) Lorsqu'un requérant demande que son identité ne soit pas divulguée, il doit s'en expliquer par écrit, conformément à l'article 47 § 3 du règlement. (b) Le requérant doit également préciser, pour le cas où sa demande d'anonymat serait accueillie par le président de la chambre, s'il souhaite être désigné par ses initiales ou par une simple lettre (par exemple " X ", " Y ", " Z ", etc.). "


Mais en l'espèce Tariq Ramadan n'est pas requérant mais tiers à la procédure strasbourgeoise ...

L'instruction pratique sur l'anonymat confirme aussi le principe de publicité et n'évoque que les demandes d'anonymat des requérants. Il est prévu également :

" Autres mesures : 7. Le président peut également prendre relativement à tout document publié par la Cour toute autre mesure lui paraissant nécessaire ou souhaitable pour garantir le droit au respect de la vie privée.". Sachant qu'il est indiqué que " 5. Pour statuer sur la demande [d'anonymat des requérants], le président tient compte [...] du degré de publicité que la décision ou l'arrêt a déjà reçu [...] "

Or, au regard de cette affaire Brunet-Lecomte, on se demande quel degré de publicité est nécessaire dans la mesure où M. Ramadan figurait en photo sur la couverture du journal.

Cette question sur l'anonymisation des décisions de la Cour permet d'évoquer une réflexion menée actuellement au sein du Conseil d'Etat sur la diffusion des productions de la juridiction administrative (enfin d'après mon oreillette).

Rappelons qu'en droit français, en application d'une recommandation de la CNIL, la règle doit être l'anonymisation systématique des productions diffusées sur support numérique, sous la seule réserve du système dérogatoire obtenu par le Conseil d'Etat auprès de la CNIL pour "les décisions faisant jurisprudence".

L'usage de cette dérogation est d'ailleurs assez aléatoire: en effet le Conseil d'Etat dévoile le nom de M. Matelly, M. Robert, M. Villepin, Nicole Borvo (en référé) ou encore M. Diop (et ses veuves) mais pas ceux de Emmanuelle Perreux, de M. et Mme Labane (QPC n°1), François Hollande et Didier Migaux, Nicole Borvo et Jack Ralite (au fond) de M. Korber ou, surtout, de M. Dassault et son adversaire, M. Piriou..


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Combatsdh 295 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine