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Le Défait, de Jean-Pascal Dubost (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Dubost1  Un livre qui met en exergue une citation du Métier de vivre de Pavese n’est pas forcément bon, mais il ne peut être totalement mauvais : « Chaque époque de la vie se multiplie probablement dans les réflexions successives des autres. » C’est bien ce jeu de miroirs que le « récit » (et non roman) prend en compte et tente d’élaborer selon une structure très simple, et par là efficace, claire. Trois plans alternent dans des séquences assez courtes : d’abord, le personnage central dont l’histoire est racontée à la troisième personne. Ce « il », dont on ne connaîtra pas le nom, vient se réfugier du côté de Mâcon-Loché dans une ferme où il a passé son enfance, et qui est maintenant déserte. On n’aura pas l’explication de cette nécessaire retraite. Même « Marraine », lorsqu’elle interroge le héros, n’obtient que des réponses évasives : «  il ne se montrera guère loquace ni intarissable en confidences au sujet de sa vie et ne manifestera aucune disposition d’humeur à traiter les raisons de sa venue à laferme » (p 21). Mais le comportement du héros, qui passe son temps entre vélo et beuverie, indique un profond mal-être : «  Les gens du hameau s’étonnent. On l’a vu tituber, là-haut, près de la route, comme qui dirait fin soûl ; ou qui tournait en rond aux Quatre Chemins en marmottant ; ou qui coursait les chats malades en grichant, il y en a plein par ici ; ou assis dans le fossé, à rien faire ; ou sur son vélo une bière à la main ; ou qui faisait le tour de la ferme, plusieurs fois, et vite,comme s’il courait après son ombre ; ou pissant tourné vers la route ; ou qui lisait en marchant ; pleurant ; gesticulant bizarrement … » (p 134) 
« Il » est revenu dans son pays, dans sa maison, mais il y est comme étranger. Il est « le défait », c’est-à-dire le vaincu, mais aussi le dé-fait, désassemblé, démantibulé, délogé de soi, débouté de sa vie… ne supportant que la solitude en même temps qu’elle le détruit : « sa solitude bourrée de chagrin » (p 134), tout autant que « la forteresse de solitude » (p 152). Cet état d’apesanteur existentielle est admirablement décrit : « N’écoutant rien, ne regardant rien, ne pensant à rien, n’étant rien d’autre qu’un individu qui boit une bière sur le bord d’un chemin et perdant le sens de lui-même comme une personne privée de force et de défense, ne sachant plus s’il existe ou s’il n’existe pas, ne sachant plus d’où il vient, ne sachant plus si ce qu’il boit est encore une bière jugée tiédasse et ce sur quoi il est assis restera encore longtemps une souche de bois, pensant pour ne plus penser à rien donc le voilà planté en no man’s time où il suit des yeux avec insistance un paysan qui passe sur son tracteur, le regarde drôlement et se sent obligé de saluer ce drôle de gaillard après picoler. » (p 64) 
Ajoutons, puisqu’il s’agit d’un récit, qu’il n’y a pas d’évolution du personnage : il est défait au début, lorsqu’il arrive en gare de Mâcon-Loché, il est encore défait à la fin du livre : on ne le voit pas repartir de la ferme, par exemple. Le personnage semble bloqué dans une souffrance hors-temps, alors que les jours passent, rythmés par une vie quotidienne vide et fade.
Ces séquences consacrées au héros alternent avec des séquences sur son enfance, ce qui est logique puisque tout, dans la maison et le pays d’enfance, lève des souvenirs. D’une certaine façon, on recroise les poèmes de Des lieux sûrs  (ed. Tarabuste, 1998). C’est une enfance simple, heureuse, dans un milieu paysan et populaire où l’on aime le tour de France et Jeux sans frontières. Les journées sont occupées par la « corvée » de blé ou tuer le cochon, mais pour l’enfant, ce sont surtout des parties de pêche, des balades en vélo, la vie avec les camarades d’école, la « scintillante Christine »… Ces pages consacrées à l’enfance sont marquées par une délicatesse sans mièvrerie, pas mal d’humour, et une grande attention aux choses et aux gens. Elles forment un contrepoint clair par rapport à celles, sombres, qui évoquent le héros adulte. 
 
Il reste un dernier plan dans cette structure tripartite du récit : l’auteur, le « je » en train d’écrire ce livre. L’écart importe entre le « je » et le « il » adultes. Le « il » est autre, flottant dans l’insignifiance de sa vie ; le « je » est ce qu’il reste de solide dans la personne : l’écrivain.  
Grâce à cette strate narrative, on entre dans le processus d’écriture : « une paresse active » (p 61), une rêverie associative à partir d’un mot qui refait surface dans la mémoire, « chabrot » par exemple, qui ramène derrière lui « clencher », « foutiner », « bouiner »… Mais la difficulté de ce travail n’est pas éludée : d’une part, la mémoire est instable, « la charge émotive de certains lieux, très forte, reste enfouie sous une mémoire délabrée » (p 48), et un peu plus loin, « ma mémoire est une vraie ruine » (p 142). D’autre part, le travail d’écrire demande un effort acharné pour aboutir : « J’ai tant raturé et sur-raturé que j’en suis saturé, de ce texte ; je flotte ; je vague ; je dérive dans la plus mouvante des incertitudes ; m’en désole. » (p 142). J.P. Dubost ne nous fait absolument pas le portrait de l’écrivain en majesté, on est aux antipodes du « J’ai la beauté facile et c’est heureux » d’Éluard. Le livre est arraché au découragement, et même sauvé in extremis d’une fin certaine par un sursaut de volonté : « voilà pourquoi on me trouvera à quatre pattes sous l’évier après fouiller dans la poubelle et écarter les épluchures d’ail, d’échalotes, de patates et les queues d’oseille, afin de récupérer, humide et souillé, mon manuscrit. » (p 140) 
Il y aurait beaucoup à dire sur l’écriture de Jean-Pascal Dubost : certains traits sont constants, récurrents de livres en livres, poèmes ou récits. On peut penser au travail sur les niveaux de langue, ou le lexique mêlant ancien français, « parlures de l’ouest », déformations phonétiques, vocabulaires techniques… toute une ferraille de langue très diverse qui est fondue dans la phrase. Sur le plan syntaxique, justement, on retrouve la tendance à l’étirement, l’allongement de la phrase par tours et détours et surcharges multiples. Un dernier trait marquant, insistant : le goût pour l’énumération, la liste (pages 22 – 44 – 56 – 70 – 87 – 93 – 104…). Cette pente trouve sans doute son origine chez Rabelais et les fatrasies verbales du moyen-âge, mais il y a là un aspect ludique et humoristique qui ajoute une tonalité plus claire, presque gaie : la langue tourne sur elle-même pour rien, par pur plaisir de valser. 
D’autres tendances de style paraissent plus récentes, et entrent progressivement dans la boite à outils de Dubost : l’intégration de panneaux ou de pancartes, page 72 par exemple. Il y en avait déjà dans Terreferme et Intermédiaires irlandais. Cela crée un effet de vrai et une rupture visuelle dans le continu de la prose, qui n’est pas sans rappeler Dos Passos. Une autre technique apparaît, visuelle aussi, le travail sur la typographie : changement de corps de caractères pour indiquer une intensité sonore, sorte de calligrammes (les virgules-pluie p 97 ou 100 par exemple)… Enfin, certaines techniques sont assez surprenantes parce qu’elles font penser à la bande dessinée : le jeu sur les onomatopées, la ponctuation expressive surmultipliée, l’imitation graphique de déformations phonétiques… « Holà là !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! » (p 115) ; « ils dévalent la pente à grand braquet et crient hoooooooooooooooooooo !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! » (p 66) ; « l’oreille scotchée au petit poste de radio dont sortent des voix grrrrrrrrrrrrrrrrrésillantes et SURVOLTEES de journalistes en direct sur la route du Tour » (p 115). 
Pour conclure, et revenir à Pavese, si le métier de vivre n’est pas simple, si Travailler fatigue, il reste au bout un très bon livre, c’est–à-dire une expérience à la fois humaine et langagière, pour tout un chacun. 
 
par Antoine Emaz 
 
Jean-Pascal Dubost 
Le défait 
Collection : Recueil 
Champ Vallon 
158 pages - 15 euros 
 


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