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La blanquette de mon bisaïeul

Publié le 21 mai 2010 par Jlhuss

Les recettes de l’oncle Chambolle (6)

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Victor, mon bisaïeul, naquit aux alentours de 1848, aux Sables d’Olonne, en Poitou.. Pendant des siècles, les Sablais avaient été pêcheurs hauturiers, navigateurs au long cours et, quand l’occasion s’en présentait, et elle se présentait souvent, corsaires, frères de la côte et même un peu pirates. Ces métiers de grand large donnent des idées de liberté et d’égalité. On ne s’étonnera donc pas que, sous la Grande Révolution, pendant que de Fontenay le Comte à Cholet en passant par les Herbiers, le Poitou, que les Constituants avaient appelé la Vendée, se déclarait pour les Blancs et chouannait de son mieux, les Sables choisirent les Bleus et la République. Il s’ensuivit deux sièges en règle, un blocus et plusieurs embuscades. Les Sablais y résistèrent victorieusement et, pendant qu’ils y étaient, ils rejetèrent à la mer des Anglais qui avaient prétendu débarquer sur leur grève. Quand on a payé ce prix pour défendre ses opinions, on y tient. Ni la Restauration, ni la Monarchie de Juillet n’y purent rien changer. Bleus étaient les Sablais, Bleus ils restèrent.

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Le père de Victor était bleu vif, la révolution de 48 le fit virer au rouge, couleur qu’il légua à ses enfants. Avec une tête près du bonnet, une langue bien pendue, des poings solides et un estomac qui ne l’était pas moins, ce fut leur seul héritage. Pour le reste, ils durent gagner leur vie le plus tôt possible. Mon arrière-grand-père devint bouif, autant dire cordonnier. Comme il avait l’âme aventureuse et le goût des voyages, il se fit compagnon du Tour de France et partit sur le trimard. L’année 1870 le trouva à Paris. Napoléon III, alias Badinguet, alias le Sire de Fish Ton Kan, ayant cédé la place à la République, il échangea le tablier cuir, l’alène et le tranchet contre un képi de moblot, un chassepot et sa baïonnette et il défendit la capitale contre Bismarck et ses Prussiens. Après la capitulation, il choisit la Commune et, jusqu’à la Semaine sanglante inclusivement, il fit le coup de feu contre les Versaillais.

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Raconter comment il échappa aux fusilleurs du nabot sanglant (seul nom sous lequel il était permis de nommer Monsieur Thiers dans la famille) nous entraînerait un peu loin. Toujours est-il qu’une vingtaine d’année plus tard, il était installé à Troyes où il tenait une échoppe de cordonnier. J’ai une photo de lui prise à cette époque. Habillé des dimanches, un feutre garibaldien sur la tête, la moustache conquérante et la barbe républicaine, il fixe, sur l’objectif le même regard que celui que ses ancêtres jetaient aux galions espagnols juste avant de se lancer à l’abordage. Les années n’avaient en rien entamé les convictions de l’ancien communard devenu socialiste comme on l’était en un temps où ni Staline ni Guy Mollet n’avait tué l’utopie. Aussi, à côté de lui et de ses camarades, le rouge du facteur de Neuilly aurait paru bien pâlichon. Quant au rose de Martine, DSK et consorts, il vaut mieux n’en pas parler.

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Faute de local, la Section du Parti Ouvrier se réunissait alternativement chez ceux de ses membres qui disposaient d’assez de place pour accueillir les camarades. La cave où le cordonnier entreposait ses cuirs recevait donc périodiquement des réunions où on discutait des meilleurs moyens de préparer l’avènement de la République Démocratique et Sociale et, en attendant, d’arracher à un patronat local fort peu compréhensif, de meilleurs salaires et des conditions de travail un peu moins atroces. Qui veut en savoir un peu plus sur la vie de ces militants n’a qu’à lire «La Maison du peuple» de Louis Guilloux dont le père était, lui aussi, cordonnier et socialiste, mais à Saint-Brieuc, pendant la soi-disant Belle Epoque.

Comme le père Guilloux, mon bisaïeul dut subir toutes les vexations qu’enfanta l’imagination fertile d’une bourgeoisie provinciale qui sentait son pouvoir menacé. On fit pression sur ses fournisseurs, on essaya de dissuader ses clients enfin, on fit courir sur son compte, les bruits les plus honteux. C’est ainsi qu’un dimanche de septembre, un peu avant midi, alors qu’il achevait de ressemeler une paire de croquenots, il vit s’encadrer dans la porte de sa boutique, le commissaire de police de la ville. Ce fonctionnaire, ceint de son écharpe tricolore, était accompagné, pour plus de sûreté, de deux agents et d’un adjoint au maire. Il informa Victor qu’on l’accusait d’avoir aménagé sa cave pour y fabriquer de la fausse monnaie. Il entendait donc perquisitionner immédiatement ce local.

J’ai déjà dit que mon bisaïeul n’était pas du genre endurant. Il en avait donné des preuves à l’occasion de réunions électorales où, venu avec ses camarades, porter la contradiction aux candidats de la réaction, les débats s’étaient terminés par de solides empoignades. Il écouta cependant sans mot dire les accusations qu’on portait contre lui et, contrairement à ce qu’avait sans doute prévu le commissaire, il ne tenta pas d’empêcher les policiers et l’adjoint de pénétrer dans sa boutique.

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Mêlé à l’odeur du cuir et de la poix, il y flottait un parfum des plus apéritifs. C’est qu’Angéline, la femme de Victor, avait cette science de la cuisine qui permettait aux pauvres de tirer le meilleur de morceaux dédaignés par les riches. Ce jour-là, avec un tendron de veau bien croquant, elle avait préparé pour son homme et ses quatre garçons une blanquette, meilleure encore des champignons de rosée que François, son cadet, était allé ramasser dans un pré qu’il savait. Le commissaire ricana «On ne se traite pas trop mal pour un rouge! - Allez, ouvre ta cave. Au bagne, le rata sera moins bon!» Victor eut un léger rictus, mais il réussit à se dominer. Il ouvrit la lourde trappe de bois qui donnait accès à sa réserve. Ayant allumé une lanterne, un agent s’engagea dans l’escalier qui était fort raide. Il fut suivi de son collègue et du commissaire, puis de l’adjoint. A peine celui-ci avait-il mis le pied sur la première marche que d’une bourrade Victor le poussa en avant. L’autre s’abattit sur celui qui le précédait et les quatre représentants de la loi arrivèrent pêle-mêle en bas de l’escalier ne sachant où ils en étaient car leur lanterne s’était éteinte et, pendant leur chute, Victor avait rabattu la trappe qu’il bloqua avec la barre de fer destinée à cet usage. Pour plus de sûreté, le cordonnier posa son tabouret sur la plaque et s’y assit en tirant à lui un petit établi où, d’habitude, il posait son fil et ses outils Après quoi, il envoya ses fils prévenir les camarades et il demanda à Angéline de lui servir son déjeuner, sur cette table improvisée. Elle obéit et, pendant qu’au-dessous de lui, alternaient menaces, insultes et supplications, il dégusta, en prenant bien son temps, la blanquette dont il ne laissa pas une miette.

Quand il eut terminé, la boutique était pleine. Le bruit ayant très vite couru que la police voulait emmener au bagne le père Victor, pour avoir défendu le peuple, amis et camarades étaient venus en nombre et il y avait du monde jusque dans la rue. Mon bisaïeul se leva. Il retira tabouret et établi, puis il débloqua la trappe et l’ouvrit. Le commissaire émergea le premier. Aimablement Victor lui demanda s’il avait trouvé en bas ce qu’il cherchait. Ayant jugé à la mine de ceux qui entouraient le cordonnier qu’il valait mieux éviter d’envenimer les choses, le policier fit non de la tête. Ses agents et l’adjoint furent tout aussi discrets et le quatuor repartit sous les rires et les lazzis.

Crainte du ridicule, ou prudence bien entendue, il n’y eut aucune suite à cette affaire et l’on ne vint plus jamais perquisitionner dans la cave de Victor qui, jusqu’à sa mort, répéta que c’était ce jour-là qu’il avait mangé la meilleure blanquette de son existence.

*

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La blanquette du Père Victor

Il vous faut :

Un morceau de tendron de veau par personne (le croquant du cartilage est indispensable)

Vous les ferez couper en deux par votre boucher. Si vous le voulez vous pouvez y ajouter, mais ce n’est pas indispensable, quelques morceaux vaguement cubiques, pris dans l’épaule.

Cent grammes de poitrine de porc demi-sel, une quinzaine de petits oignons blancs, un bouquet garni, 120 g de champignons de Paris (faute de rosés), un verre de vin blanc sec, un demi citron, deux jaunes d’œuf, 100 g de crème, une noix de beurre, un bouquet garni, un peu de farine, sel et poivre.

ET PAS UNE GOUTTE D’EAU !

En effet, la cuisson s’effectue en deux temps dans une cocotte à fond épais et fermant bien.

Pour commencer, dans le beurre frémissant faites dorer successivement les morceaux de veau, le lard coupé en petits dés et les oignons blancs (ou un gros oignon haché). Puis ajouter un peu de beurre, mélanger tous ces ingrédients sans saler, couvrir et faites cuire à feu très doux pendant une petite quarantaine de minutes. La viande va rendre son jus et ce mouillement sera grandement suffisant pour vous assurer une bonne quantité de sauce.

Au bout des quarante minutes, singer légèrement la viande (c’est-à-dire saupoudrer de farine) ajouter le verre de vin blanc, le bouquet garni, saler, poivrer et continuer de cuire à feu doux pendant une demi-heure, ajouter alors les champignons et un léger filet de citron. Laisser cuire une dizaine de minutes. Retirer du feu, ajouter à la sauce pour la lier le mélange jaunes d’œuf et crème, remettre sur le feu et remuer vigoureusement en veillant bien à ne pas atteindre l’ébullition.

Une sauce onctueuse et odorante nappe, sans la noyer, une viande braisée juste à point. Les petits oignons, les lardons et les champignons ajoutent à l’ensemble une pointe de diversité. Ils l’enrichissent sans le pervertir. C’est facile, simple et bien préférable à ces préparations douteuses où le veau, ayant bouilli dans des décilitres d’eau y a perdu jus et saveur. D’incertains margoulins tentent vainement de masquer cette catastrophe gustative en liant le tout avec des roux où la farine l’emporte de beaucoup sur une matière grasse dont on n’est pas certain que ce soit du beurre. La sauce qu’ils obtiennent et dont ils nappent des morceaux d’une bidoche tristement grisâtre, a l’aspect et la consistance de la colle avec laquelle mon bisaïeul et, après lui ses descendants, collèrent sur d’innombrables murs, de non moins innombrables affiches dans l’espoir, toujours déçu, que demain serait mieux qu’aujourd’hui. Mais bon, bien avant que Rostand l’ait fait dire à Cyrano, nous savons que «C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !» Et puis, pour faire passer une déception, rien de tel qu’une petite blanquette qu’on dégustera en l’accompagnant d’un Coulanges ou d’un rouge de Loire en racontant, pour le nième fois, l’histoire de l’arrière-grand-père et du commissaire.

Chambolle

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