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Fragment d'une douleur au coeur de Brazzaville, de Noël Kodia-Ramata

Par Liss
Peut-on avoir vécu une page sombre de l’histoire de son pays et ne pas en témoigner, surtout lorsqu’on est un forgeron des mots ? Lorsqu’on a choisi les mots pour dire les maux, ou plutôt lorsque les mots nous ont choisi, on ne peut pas ne pas se laisser habiter par eux. Les mots deviennent alors tout à la fois moyen d’expression, bouclier de protection contre les attaques de la désespérance, arme d’élection pour « écraser les dos d’âne de notre destin voué au festin de l’animalité » (dédicace, p. 9), antidote contre le venin de l’oubli.
Noël Kodia, spécialiste de la littérature congolaise, avait déjà tenté de dire les horreurs de la guerre civile, celle du Congo-Brazzaville en particulier, à travers un roman, Les Enfants de la Guerre, Editions Menaibuc, 2005. Mais je trouve cette version poétique autrement plus poignante, plus attrayante également du point de vue littéraire. Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, est conçu comme Le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire : il ne s’agit pas d’un ensemble de plusieurs textes poétique, avec ou sans titre, mais d’un seul et long texte, dans lequel le poète dit la douleur qui comprime son cœur, douleur qui a ensanglanté Brazzaville, un matin de juin 1997.
Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville raconte donc la guerre de 1997, depuis son déclenchement, le 5 juin, jusqu’à ce moment où « couve encore en nous le feu des incertitudes » (p. 44). Le récit commence bien évidemment par la nécessité de partir. Partir, non seulement pour quitter les quartiers troubles et se réfugier dans l’arrière-pays, mais aussi partir du Congo, ce pays qui a ainsi jeté un nombre important de ses enfants sur le chemin de l’exil :
Je pars... Je pars au loin
Accroché à l’aile du vent
Le Congo me regarde de ses guerres.
(p. 13)
Durant tout le trajet les menant de Brazzaville vers les villages, des scènes se sont logées dans le regard des fugitifs qui gardent à vie ces images :
Un cadavre dort paisiblement au son des kalachnikovs
Dans toute sa viande de femme au triangle velu
Qui se remarque au cœur de son entrejambe
Elle appartient au royaume Batéké
Elle a un visage beauté guitare
Elle dort, la vulve touffue ouverte au vent
La mort l’a surprise au bout d’un viol
(p. 20)
Cette « beauté guitare » n’est pas toujours perçue comme telle, elle fait même l’objet, dans le dernier roman de Sami Tchak, de remarques ironiques : « Tu as été griffé par un lion ? », demande-t-on au narrateur, écrivain et porteur de scarifications comme l’auteur lui-même. (Filles de Mexico, p. 30)
Beauté et laideur se mêlent dans ce recueil. Beauté de la vie, beauté d’un pays, de ses habitants. Laideur de cette horreur qui s’abat sur Brazzaville et que le poète exprime en employant volontiers des images liées à l’anatomie et à ses fonctions :
Le ventre de Brazza a éclaté comme un grand pet :
Du sang partout, la peur me dévore
Du caca partout, des odeurs dures et coupantes
Aux portes des narines dépourvues de rideau
Et les enfants de chanter :
« Na nénéné nkuchi nkuchi ? »
(p. 15) [Qui a pété ?]
Métaphores liées à l’anatomie, mais aussi empruntées à la relation sexuelle, car cette guerre que les politiques ont imposé à la population est semblable à un viol :
Nous avons sodomisé la paix
Avec nos verges pointues mises en érection
Par la Conférence nationale aux pieds tordus
(p. 14)
Ce long poème de Noël Kodia est admirable par sa construction en échos : à la « danse infernale des armes en rut » (p. 14), le poète oppose la « danse des oiseaux du matin » (p. 26) ; aux « graines de la haine » (p. 27), aux « enfants soldats aux sourires de chanvre » (p. 15), il répond par « le sourire-lumière du vieux Mandela ». (p. 30)
On trouve également dans ce texte l’écho d’autres textes littéraires :
Dans un ruisseau alentour dort tranquille
Un enfant soldat vacciné par deux plombs
Il dort souriant comme l’a surpris la mort
Il dort dans sa tenue vert olive
(p. 15)
Le lecteur se souviendra, à la lecture de ces vers, du « Dormeur du val », poème de Rimbaud. Il y a d’autres clins d’œil littéraires dans ce Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville. Lorsque, par exemple, dans les villages, les femmes « se préparent pour aller gouverner la rosée » (p. 27), comment ne pas penser au roman Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain ? Ou encore à l’évocation des armes qui doivent se taire, « comme se taisaient les chiens d’Aimé Césaire » (p. 22), on ne peut qu’avoir une pensée pour la pièce Et les Chiens se taisaient, du poète martiniquais.
Ce récit poétique de la guerre au Congo-Brazzaville est entrecoupé de réflexions sur le destin de l’Afrique. Faut-il voir dans les malheurs qui s’abattent sur elle :
« Un coup de pied de Dieu Tout Puissant
Dans l’énorme cul de l’Afrique malade »
? (p. 29)
Pour Noël Kodia, il ne faut pas céder au pessimisme. Son poème est ponctué de bout en bout d’un vers : « Demain, un autre jour ! » Il ne faut pas se laisser entraîner dans « le ndombolo de la peur » (p. 38), il faut au contraire danser « la rumba fantastique des années d’avant Juin 1997 » (p. 46), les natifs du pays doivent surtout retenir que « Ni beaux ni laids nous sommes tous Congolais » (p. 40)
Noël Kodia-Ramata, Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, L’Harmattan, décembre 2009, 48 pages, 8 €.

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