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La jeune femme silencieuse qui s’assoit sur la banquette en regardant les rosiers tous les jours de 9 heures à 11 heures du matin environ

Par Junkofrantic

Je les rencontre rarement, disons trois ou quatre fois par an, mais je les reconnais avant même de les avoir vus, malgré leurs différences physiques. Leurs pas sont hésitants dans le couloir, puis ils frappent à la porte de la bibliothèque, ce que les habitués ne font jamais (eux savent que la porte est fermée à cause du bruit des machines dans la lingerie voisine). Je dois donc leur dire “oui entrez”, et la poignée s’abaisse très lentement. Par le passé, agacée par cette attente, il m’est arrivé d’aller directement leur ouvrir pour les accueillir, mais ce n’est pas la bonne méthode car alors ils prétendent souvent s’être trompé de porte. Les face à face imprévus les font fuir, je crois qu’ils n’aiment pas se dévoiler subitement sous un regard abrupt. Je les laisse donc venir à moi. Ils avancent doucement, avec précaution. Même le sol le plus plat ressemble à un terrain accidenté quand ils le traversent.

Je leur dis bonjour, ils répondent en murmurant. D’ailleurs, en général, ils s’excusent quand ils parlent, comme s’ils se sentaient coupables d’avoir une voix. Dés qu’ils sont à proximité de mon bureau, je leur demande : “je peux vous renseigner ?” C’est mon rôle de prononcer cette phrase neutre, elle fait partie de ma panoplie de bibliothécaire, comme mon coupe-papier et mes étiquettes à cotations. Pourtant, je sais d’avance qu’ils ne cherchent pas de renseignement. Ils répondent en me posant une question : “je peux regarder ?” J’accepte évidemment, et je précise : “ici il n’y a que les dictionnaires, les encyclopédies et les revues, tout le reste est dans la salle du fond là bas” (je l’indique d’un geste). J’ai l’impression d’être ridicule à chaque fois que je prononce cette phrase devant eux, car ils se moquent totalement des livres de toute façon, ce n’est pas la raison de leur venue. Ils sont attirés par le silence, par les effluves à la fois humides (l’encre) et sèches (la poussière) qu’exhalent les livres anciens, par l’aspect figé et éternel donc intemporel du lieu. Ensuite, leur comportement varie légèrement d’un individu à l’autre.

Certains vont dans la salle du fond, comme si mon indication était un ordre, par politesse ou pour justifier leur présence. Je sais qu’ils ne regardent rien, leurs yeux fixes me prouvent qu’ils n’essaient pas de lire ne serait-ce que les tranches des ouvrages, ils ne circulent pas à travers les rayons, ils se contentent de traverser l’allée dans un sens, dans un autre, aller-retour-aller-retour-aller… sous les néons. Quand ils ressortent, ils me lancent occasionnellement une remarque banale : “il y a beaucoup de livres, c’est grand”, ou “c’est une belle bibliothèque”. Ils se disent sans doute qu’exprimer une opinion est la réaction normale que doit avoir un individu à l’issue de ces déambulations. Mais ils n’ont pas l’air “normaux” quoi qu’ils disent, d’autant que leur ton n’exprime aucune émotion particulière. Lorsque leurs répliques sont “habituelles”, elles ressemblent systématiquement à des récitations.

Il y a aussi ceux qui ne rejoignent pas la salle du fond. Ils s’installent sur la banquette et saisissent des revues qu’ils feuillettent. Ils sont encore moins attentifs à leur contenu que moi quand je suis dans la salle d’attente d’un médecin. Ils font défiler les pages dans un froissement bref, comme ces filles qui entortillent machinalement les mèches de leurs cheveux autour de leurs doigts, par réflexe. Parfois ils s’interrompent pour fixer le parc derrière la fenêtre. Je pense qu’un détenu qui contemple le monde extérieur à travers les barreaux de sa cellule pourrait avoir exactement la même expression qu’eux.

Habituellement, ils finissent par me parler timidement. “Mais je ne veux pas vous empêcher de travailler” est la phrase qui leur sert de ponctuation, c’est leur virgule à eux. Je les rassure : “aucun problème, j’ai le temps de vous écouter”, car je sais qu’ils ont bien plus besoin de parler que moi de travailler, et puis que pourrais-je leur répondre d’autre : “non ce n’est pas le moment de me raconter tes problèmes, j’ai une dizaine de bouquins à cataloguer et une commande de nouveautés à faire chez les libraires” ? Ce serait aussi ridicule qu’indécent. De toute façon, les inconnus me parlent, partout, quel que soit le contexte, j’ai dû m’y faire à la longue. Mon amoureux prétend qu’attirer ainsi les confidences est un don, surtout avec ma nature solitaire et peu sociable, il se dit jaloux de ces rencontres inattendues qu’il ne vit jamais. Il ne perçoit pas la douleur qu’elles peuvent provoquer chez moi, depuis plusieurs années. Lorsque j’ose éventuellement leur demander pourquoi ils se révèlent ainsi, ces gens là répondent : “vous écoutez et vous ne jugez pas”. C’est faux bien sûr, on ne peut pas s’empêcher de juger, mais la plupart du temps, il n’y a rien à juger tant ils sont écrasés par leurs malheurs.
En effet, ces visiteurs occasionnels ont en commun d’être très malheureux. Ils sont venus dans cet établissement pour “redémarrer leur vie”, selon les termes du directeur. Je trouve cette expression stupide, à croire qu’ils ont seulement besoin d’un garagiste compétent ou de quelques mains qui les poussent dans une pente, à croire que l’existence est aussi simple et technique que le moteur d’une voiture. Peu importe, ils sont à bout de forces, à cause d’un licenciement, d’un décès, d’un divorce, d’une tragédie ordinaire, et on leur propose de se changer les idées ici.

Leurs idées, il me les transmettent en hésitant, souvent de manière complètement décousue, en commençant par la fin ou par le milieu, en oubliant des évènements qu’ils rajoutent n’importe où par association d’idées. Pour se représenter cette situation, il suffit d’ouvrir un livre au hasard plusieurs fois en ne citant qu’une seule phrase par page : au bout du compte, il est bien difficile de comprendre l’histoire dans son ensemble. Ils ne sont plus que des fragments, de leurs gestes à leurs pensées, tout en eux est inachevé. J’aimerais les interrompre pour leur ordonner : “mettez les phrases dans l’ordre en respectant la chronologie s’il vous plaît”, mais ce serait très inconvenant… Et puis je sais que si je les brusque, ils cesseront définitivement de me parler. Donc j’attends en essayant de reconstruire le puzzle petit à petit. Il reste toujours des pièces manquantes à la fin. Néanmoins, quand ils murmurent “merci de m’avoir écouté, ça m’a fait du bien”, j’espère que ma patience n’était pas totalement inutile. Je l’espère mais je n’en sais rien.

Cependant, depuis une semaine, je suis confrontée à une personne qui ne s’exprime pas. Elle agit comme eux tous, elle s’assoit sur la banquette le regard vague, quelques minutes ou quelques heures, elle dit “bonjour” et “au revoir”, c’est tout. Bizarrement, j’en suis venue à avoir envie qu’elle parle, y compris pour me transmettre un drame, alors que je me plains si souvent d’être une oreille qui n’a rien demandé. En fait, je hais mon impuissance face à son silence. C’est absurde car je serai vraisemblablement toute aussi impuissante si elle se révélait.
Finalement, j’ai enquêté à son sujet en interrogeant mes collègues : la jeune femme métisse avec cette coiffure, ce style, etc., pourquoi est-elle venue ? J’ai mis longtemps avant d’obtenir une réponse car ces individus passent souvent inaperçus : leur désespoir les métamorphose en ombres. Au bout du compte, le directeur a su me répondre. Elle était enrubannée de tissu (je ne sais plus le nom exact de ce système) pour porter son bébé sur son ventre sans avoir à le tenir. Il faisait froid alors elle a pressé le nourrisson contre elle, pour le protéger tout en marchant très vite, ce faisant elle l’a asphyxié. Il est mort la bouche collée contre sa robe. Outre la douleur atroce entraînée par cette perte, son couple n’a pas pu supporter le drame donc son mari l’a quittée, sa famille lui a fait des reproches. En pleine dépression, elle a cessé de se rendre à son travail et a donc été licenciée. Elle a atterri ici “pour redémarrer une nouvelle vie”, m’a-t-il annoncé comme à son habitude. Ses mots ne m’ont sans doute jamais paru aussi dérisoires.
Je la verrai peut-être demain, elle se taira encore une fois, ou elle commencera à me raconter son passé dramatique, dans tous les cas je connaîtrai son histoire et ce savoir rendra ma situation insupportable quoi qu’il en soit… Je redoute sa présence, son absence, son silence, ses paroles. Au fond je souhaiterais lâchement être débarrassée de cette faculté insupportable : l’empathie.


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