Magazine Culture

Entretiens avec Claude Garache, de Marie du Bouchet, Florian Rodari et Alain Madeleine-Perdrillat (lecture d'Alain Paire)

Par Florence Trocmé

Claude Garache
après les poètes et les écrivains,  la parole du peintre
 

Garache
 Depuis bientôt quatre décennies, parce que ses couleurs et ses compositions sont magnifiquement énigmatiques - à la fois brûlantes et souverainement simples - la peinture de Claude Garache a suscité chez de nombreux auteurs de remarquables tentatives d'exégèse. Des poètes comme Edmond Jabès, Roger Munier, Anne de Staël, Alain Veinstein et Jean Frémon ainsi que des écrivains qui sont également des enseignants, des hommes qui font publiquement part de leurs approches et de leurs convictions - Piero Bigongiari, Georges Duby, Marc Fumaroli, Jacques Thuillier, John E. Jackson, Michael Edwards, Patrick Labarthe - ont œuvré au contact de cette œuvre pour renouveler leur regard et aiguiser leurs problématiques.  
Strate après strate, sans qu'interviennent des sédimentations et des recouvrements excessifs, une archéologie des discours provoqués par la peinture de Garache pourrait être pratiquée, Jean Starobinski l'avait esquissée. Parmi les tout premiers et décisifs commentaires de cette peinture, il y eut en février-mars 1974, à la faveur d'une exposition de la Fondation Maeght de Saint Paul de Vence, un texte publié par Yves Bonnefoy dans un catalogue où  se déployait l'essentiel des questions que cette peinture peut soulever. Bonnefoy qui vivait alors entre Paris et la région de Nice où il enseignait - Spéracèdes était le nom du village qu'il habitait près de Grasse - livrait alors les premières réponses et les premières références qui frayaient la voie pour une approche de cette peinture.  
Yves Bonnefoy songeait à l'atelier du peintre, décrivait le chemin qu'on emprunte pour découvrir rue du Cherche-Midi, le bref écart d'une cour intérieure et puis les marches d'un escalier :"en haut d'un escalier aussi étroit qu'escarpé qui est déjà la suggestion vague d'une initiation qui commence, on entre dans un lieu sans vue sinon sans lumière, sans bruits du monde extérieur, sans objets, sans tableaux visibles, qu'entame seul, au bas d'un grand mur blanc en face du visiteur, le fait - comment dire ? plutôt l'événement, ou le cri - d'une bande gris-noir, haute à peu près comme un homme, et là peinte de bout en bout. La couleur est vieille, usée de taches diverses, douce donc, le cri n'en sonne pas moins". 
Pour bien marquer l'altitude où l'on pouvait situer la première rétrospective de cette œuvre et les déchiffrements qui l'avaient précédée, Bonnefoy citait les plus grands noms : le sillage d'Alberto Giacometti pour la plus récente génération, Pontormo, Seurat ou bien Degas pour un plus ancien lignage. Il affirmait que Garache "est de ceux qui font passer, travaillant, le souci d'interroger la présence avant l'inventaire de ses richesses, prenant le risque de la réponse violente, dévastatrice". Simultanément, le futur auteur du Nuage rouge reprenait quelques-unes des interrogations qui surgissent inévitablement en face de ses toiles : "Pourquoi ce rouge ? ... comment un peintre peut-il se limiter si obstinément à l'emploi d'une seule couleur sur le fond blanc de la toile nue". Il évoquait un "calme des profondeurs" mais tout aussi bien de sourdes inquiétudes, un surcroît d'éloignement notamment dans l'un des premiers paragraphes de son texte à l'intérieur duquel surgissait "un objet d'effroi, une cause de recul brusque"... "Telle peinture, une jeune femme, aux longs cheveux, non, un fourré comme on en voit au petit jour sur le remblai des voies ferrées, à ces moments où le train s'est arrêté et où tout alentour est désert et silencieux. Où est-on, va-t-on jamais repartir ?". 
La place et le temps manquent pour évoquer les modes de compréhension générés par l'œuvre de Garache, c'est un long chapitre qu'il faudrait rédiger si l'on se mêlait de retracer les cheminements empruntés par d'autres commentateurs de la peinture de Claude Garache. Dans l'introduction d'un essai publié chez Flammarion en 1988, Jean Starobinski évoquait immédiatement après le coup d'envoi donné par Yves Bonnefoy et Raoul Ubac, un poème intensément juste de Philippe Jaccottet, une lithographie où l'on appréhendait simultanément les lignes penchées d'un manuscrit et les ombres de deux corps féminins gravés par Garache. Cette lithographie admirablement concertée, écrivait Starobinski, "évoque non la seule venue du soir, mais les deux bords de la journée, la double lumière de l'aube et du soir". Si l'on adopte comme une clef possible ce poème de Jaccottet, des intuitions plurielles, des éléments d'extrême finesse et des sources moins sombres que chez Bonnefoy surgissent, une "chose mélangée de terre et d'un soleil encore ou déjà invisible"... 
Le vermillon clair, le pourpre et le cadmium rouge de Claude Garache peuvent évoquer "le cri étouffé de qui met au monde" répercuté dans les derniers mots du commentaire de Bonnefoy ou bien encore, dans des pages composées par Jacques Dupin, "une saisie, une coupure vive, un saisissement qui n'a pas de commencement ni de fin", "un corps aux modulations innombrables"... "de la fleur de pêcher à la flamme de sarments". Associés aux textes de ces grands aînés qui sont les exacts contemporains de Garache - né en 1929, Claude Garache qui tutoie Jacques Dupin est proche ami de Bonnefoy et de Jaccottet - les commentaires et les notations d'une seconde génération d'écrivains furent rassemblés et reconfigurés en 2006 dans un ouvrage collectif des éditions de La Dogana , Garache face au modèle, un recueil imaginé par Florian Rodari, où l'on trouve des textes d'Emmanuel Laugier, Nicolas Pesquès, François Tremolières, Pierre-Alain Tâche et Alain Madeleine-Perdrillat. 
Grâce aux questions de Rodari et de Madeleine-Perdrillat, avec l'apport d'une troisième interlocutrice qui est aussi la fille d'un grand poète, Marie du Bouchet, voici que paraît chez Hazan, avec une maquette élégante et d'impeccables illustrations, un recueil d'images et d'entretiens à l'intérieur duquel ce sont cette fois-ci les réponses du peintre qui se font entendre. Jusqu'à présent, le principal intéressé ne s'était pas directement manifesté dans le registre de l'écrit. Ceux qui l'ont souvent rencontré pourraient témoigner pour sa discrétion et sa courtoisie : tous soulignent la finesse de sa culture et sa capacité d'écoute. Garache n'est pas pour autant un personnage silencieux, il est en compagnie de sa femme Hélène intensément présent dans tous les domaines de la vie quotidienne, sa réserve et ses exigences sont saisissantes. Si l'occasion s'était présentée, de grands portraitistes, Henri Cartier-Bresson ou Marc Trivier, auraient pu traduire ce que révèlent sa noblesse d'allure, son visage et sa silhouette : les images d'un bref reportage photographique auraient pu compléter ce très beau livre, elles auraient donné à voir l'intérieur de l'atelier de Garache, sa haute verrière qui donne sur le nord-est et puis son sol, le rangement de ses tableaux et de ses pinceaux ainsi que quelques détails infiniment émouvants comme cet angle de mur où sont griffonnés les titres de ses prochaines toiles. 
Pour cet entretien qui constitue la matière de ce livre, quatre personnes se sont donc réunies à deux reprises dans l'atelier de Garache : les enregistrements de leurs conversations se sont déroulés les 21 mai et 27 juin 2008. De menus allégements, un suivi éditorial extrêmement minutieux ont permis d'aller plus loin qu'une simple transcription : tels qu'ils sont donnés à lire, les échanges auxquels nous assistons sont à la fois concertés et improvisés. Comme l'indique la préface de cet ouvrage, "Claude Garache a tenu à réécrire des phrases, à remplacer des mots, à choisir d'autres exemples, pour préciser toujours plus sa pensée".  Par ailleurs, la vision d'un grand format intitulé ″Yvie et Sauve ″ affinait les débats de la seconde séance de travail. Cette toile dont la reproduction figure dans la page centrale du livre mesure 260 x 240 cm. Ses dates de création s'étirent dans le temps : maintes fois repris, ce tableau fut peint entre 1977 et 2009.  
Les partis pris de cet ouvrage sont rigoureux. Dans la transcription des échanges qui se sont noués, si l'on met à part de brèves évocations de la formation et des voyages de l'artiste ainsi que le récit d'une courte expérience cinématographique en compagnie de Kirk Douglas et Vicente Minnelli, on rencontrera très peu de renseignements susceptibles d'étoffer une éventuelle biographie : l'entourage et les amis du peintre, le soutien et puis ensuite le retrait partiel de la galerie Maeght / Lelong qui aurait pu infléchir l'audience de cette œuvre ne sont pas évoqués, presque rien n'est proféré à propos des collectionneurs privés ou bien des institutions publiques. Parce qu'elle avait autrefois écrit que la peinture de Garache pourrait relever d'un art "post-abstrait", Dora Vallier est le seul nom de critique d'art mentionné au fil des pages : ce qui se dit ici vise les données intrinsèques d'une opiniâtre recherche, ce qui se produit et s'imagine dans la solitude de l'atelier.  
De ce point de vue l'apport de ces pages est considérable, quelques-unes des interrogations que cette œuvre pouvait provoquer sont à présent élucidées, les réponses de Claude Garache sont parfaitement claires. Garache explique comment ses apprentissages de sculpteur l'ont irrésistiblement entraîné, sans heurts ni déchirements, vers la peinture, il raconte sans fable ni mythe comment ses choix l'ont porté vers le rouge et les modèles féminins. Alors que les courants dominants de son époque confluaient vers l'abstraction, il professait une immense admiration - je voudrais y voir un autoportrait involontaire - pour l'œuvre d'Henri Matisse (p. 70) "toujours sans présupposé esthétique, très libre dans ses moyens, sans emprunt à quiconque, ce qui est rare dans cette longue période où le foyer parisien était d'une richesse et d'une diversité illimitées, qui permettaient tous les pillages et les croisements"... "Matisse n'a jamais quitté la nature du regard, cherchant toujours une forme nouvelle pour traduire sa sensation". 
À ses yeux, lorsqu'il travaille dans son atelier, "aucune distraction n'est possible" ... "j'avais besoin d'une réponse impérative du réel" ... "sous mes yeux, tout disparaît, hormis cette personne qui est là". Beaucoup de science et de patience lui permettent de trouver en compagnie du modèle la pose et l'angle d'attaque qui conviennent :"je parle au présent de sujets permanents"...  "je ne veux pas de faux gestes par exemple. Je veux qu'il y ait une pesanteur, une suggestion de mouvement" ... "Il y a beaucoup de superpositions d'une séance à l'autre, quelquefois une infinité de séances" ..."il ne faut reprendre une oeuvre que s'il y a une piste qui s'ouvre"... "je me déplace énormément pendant la séance" ... "il y a un mouvement continuel que je dois suivre"... 
Ses interlocuteurs qui sont aussi ses amis gardent avec lui la bonne distance qui peut favoriser l'art de la maïeutique : Garache s'accorde avec Alain Madeleine-Perdrillat lorsque celui-ci indique que dans ses toiles, la lumière "vient de l'intérieur des figures plutôt que d'ailleurs" (p. 27). Il souscrit aux observations de Florian Rodari qui estime (p. 31) que sa peinture "déborde ce qu'elle montre pour rejoindre quelque chose qui suggère l'ampleur du paysage", il donne son complet assentiment (p. 35) lorsque Marie du Bouchet souligne le fait que dans ses œuvres "il y a, en même temps, un corps qui peut se dissoudre dans la couleur, et une véritable présence, tout à fait évidente avant même que l'on ait saisi la forme du modèle". 
Toutes les déclarations de Garache consignées dans ce livre semblent induire que son travail et ses choix n'auront jamais de cesse : "le nu est le sujet le plus conséquent à aborder"... "il faut que ce lieu soit totalement consacré à cet engagement, qu'il ne s'y passe rien d'autre... "Au fond je n'ai pas besoin d'aller dans le paysage, je n'ai pas besoin de sortir de l'atelier, parce que j'ai ici toute la nature sous les yeux"..."Avec cela que puis-je espérer de plus ?". 
Parmi les artistes "francophones" d'aujourd'hui, ils sont relativement rares ceux qui sont capables d'évoquer avec clarté et précision les enjeux de leur travail. Bioulès, Boltanski, Cremonini et Traquandi sont à mon sens quelques-unes des exceptions qui confirment cette règle. S'il faut trouver une rubrique pour ce livre consacré à Garache, je le rangerai parmi les meilleures archives orales de l'art contemporain. 
par Alain Paire 
Entretiens avec Claude Garache, avec Marie du Bouchet, Florian Rodari et Alain Madeleine-Perdrillat, 48 reproductions en couleur, collection "Beaux-Arts", éditions Hazan, 28 euros. 
L'exposition d'une quarantaine de toiles de Claude Garache vient de se dérouler au 10 Grand-Rue de Nîmes du 30 avril au 24 mai 2010, à l'initiative du directeur de L’Ecole Supérieure des Beaux-Arts, le peintre Dominique Gutherz. Un catalogue a été imprimé à cette occasion, avec des textes de Georges Duby et John E. Jackson. Une seconde exposition de Garache se déroule actuellement à la Galerie Chantal Bamberger de Strasbourg, jusqu'au 12 juillet 2010.  
En octobre 2010, j'aurai l'occasion de présenter au 30 de la rue du Puits Neuf à Aix-en-Provence une exposition de gravures ainsi qu'un poème de Florian Rodari, A voix nues, une édition originale de 80 exemplaires avec deux eaux-fortes et un bois  gravé de Claude Garache, éditions de la revue Conférence.  


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