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LE FEU d'Henri Barbusse

Publié le 20 juin 2010 par Irmavep69

barbusse_2001_small Le Feu, journal d’une escouade (1916)

« Roman pacifiste »

Henri Barbusse

Après de longues semaines de silence, durant lesquelles les heures libres de la nuit ont été entièrement consacrées à la réalisation de notre ouvrage sur Pétrus Borel, sorti cette semaine, (à commander dès à présent chez votre libraire préféré ou bien via notre site "le vampire actif.com"), je reprends le chemin de ce blog, désormais apprivoisé.

Au cours des recherches ultimes nécessaires pour parachever les textes introductifs de cet ouvrage, j’ai retrouvé, avec beaucoup d’émotion, deux volumes que mon grand-père, ce géant silencieux au cheveux d’argent, possédait dans sa bibliothèque à laquelle il aimait m’introduire en me présentant les ouvrages qu’elle contenait, les commentant de sa voix calme et posée où perçait, de temps à autres, l’émotion des souvenirs des lectures passées.

Héros de la Grande Guerre -bien qu’il n’en parlât jamais, je savais quelques unes de ses aventures de pilote observateur-, il l’avait en horreur et m’a très tôt proposé, pour répondre à mon insistante curiosité, de lire les quatre ouvrages essentiels qui, selon lui, m’apprendraient beaucoup plus sur cette terrible époque que tous les discours, et devaient me permettre de me construire ma propre opinion : « Redoutez de n’entendre les témoins et les acteurs que d’un seul bord, me répétait-il souvent, ils sont comme les fleuves qui ne connaîtraient qu’une seul rive ». C’est ainsi que je lus, très tôt il me semble, Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, Orage d’acier d’Ernst Jünger, A l’Ouest, rien de nouveau de Erich Maria Remarque, et Le Feu de Henri Barbusse.

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Ce sont les deux tomes de ce dernier roman que je dénichai ce soir-là et que je feuilletai, fébrile, me remémorant au fil des pages, non seulement mes émotions de jeunes lecteurs, dont l'imagination était stimulée par les illustrations splendides des deux couvertures ci-jointes, mais également les instants magiques passés avec mon aïeul. L’ayant ainsi relu, (infidélité impardonnable à Pétrus Borel), je suis à nouveau saisi par ce récit épique aux élans visionnaires. Aussi, permettez-moi de vous en proposer ici quelques retours de lecteur qui, je l’espère, vous convaincront de l’aller quérir…

« L’avenir ! L’avenir ! L’avenir ! sera d’effacer ce présent-ci, et de l’effacer plus encore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chose d’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait ! Il le fallait ! Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte : c’est vrai mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encore pour nous » (Le Feu, p : 282-283).

Jusqu’à ce roman réaliste, qui obtint le prix Goncourt en 1916, année de sa parution, Henri Barbusse avait, dans ses nombreux écrits et ses engagements précédents, dissocié totalement l’homme individuel et ses élans intérieurs de la réalité sociale dont les potentialités révolutionnaires le sollicitent comme citoyen. Cela se lit en particulier dans « l’Enfer », roman paru en 1908, malheureusement aujourd’hui oublié, qui appartient à la veine des romans noirs de Huysmans ou d’Octave Mirbeau, plongeant le lecteur dans un monde étouffant et désespérant (ce livre était également présent dans la bibliothèque grand-paternelle, mais, je dois l’avouer, me fut proposé à la lecture plus tard). Dans ce très intéressant texte romanesque, le lecteur se trouve placé, par le narrateur, au poste peu glorieux de voyeur d’une chambre d’hôtel où se déroulent de pauvres aventures angoissantes. La sexualité y est présente mais toujours vaine et futile, associée au tragique, au sang et à la mort. C’est une véritable damnation à laquelle se soumettent les hommes qui passent ainsi de l’illumination illusoire du désir, à la bestialité de sa réalisation, au sentiment de dégoût, d’échec et de faute. En fait, c’est pour échapper, avec l’énergie du désespoir, à la peur, à la fuite du temps, à la mort, que les hommes s’agrippent à cette matérialité de l’amour. Mais l’homme n’y trouve que ce qu’il y apporte. Aussi, n’est-il pas étonnant qu'il n'y trouve au final que plus d’inhumanité, d’aliénation, de solitude et de désespoir. L’amour ne fait qu’accroître chez l’homme le sentiment de sa faiblesse, de sa soumission à la durée qui le pousse inexorablement vers la mort, de son impossibilité de communiquer vraiment, de son impuissance à réaliser son destin individuel.

Ce texte sur le désenchantement à l’égard de la destinée individuelle est particulièrement pessimiste. Ce pessimisme, Henri Barbusse l’exprime avec encore plus de force dans ses très nombreux contes publiés avant 1914 (je n’ai pour ma part lu que les deux recueils présents dans la susnommée bibliothèque, L’illumination et L’étrangère) qui révèlent à l’œuvre les forces de l’inconscient. Ces nouvelles s’articulent autour d’un point de rupture qui surgit dans le récit à l’occasion d’un évènement des plus banals, que rien n’annonçait donc, et qui le fait basculer. Le conformisme, la respectabilité, l’écorce du quotidien se fissurent, craquent, révélant l’homme dans la crudité de son être, amoral, égoïste, pervers, agressif, sauvage. Le monstre, tapi, se réveille alors, cristallisant les thèmes fondamentaux de tout être, le passé, l’amour, la mort, la réussite, l’orgueil, la culpabilité, les frustrations,…

Dans Le Feu, Henri Barbusse réalise un quasi reportage, témoigne de la vie des hommes transformés en monstres par l’abomination de cette guerre que l’auteur, comme bon nombre de socialistes de l’époque, considère comme sociale, à mener contre l’impérialisme et le militarisme. Souvenons-nous de son engagement, certes tout intellectuel, pour le capitaine Dreyfus, ainsi que sa collaboration, avant la guerre, à La Revue de la Paix ainsi qu’à celle intitulée La Paix par le Droit. Il s’engage lui-même le 2 août 1914 et va rester 17 mois à l’armée, dont onze au front, au cours desquels, il participera aux corvées, à des attaques et sera deux fois cité pour son courage. Le Feu nous plonge dans une guerre atroce et présente, où les lieux et les hommes, de chair et de sang sont réels, où chaque personnage est révélé à travers son parler, ses expressions, ses comportements, confronté à des situations précises, vécues, souvent inhumaines. Dans le même temps nous sommes bien en présence d’une œuvre littéraire, remplie de réalisme et de poésie, d’émotion liée à un monde dans lequel le lecteur est immergé totalement. C’est une épopée, épopée réaliste d’un peuple en guerre, qui, peu à peu va, au-delà de l’horreur, et peut-être pour y trouver un sens, esquisser des perspectives d’un avenir meilleur sorti des décombres, balbutiant des paroles d’espoir d’une fraternité trouvée. Ce livre, entier, fut considéré, dès sa publication, comme hostile à la guerre, comme subversif, refusant les nationalismes, d’orientation pacifiste, internationaliste, révolutionnaire. Aussi fut-il célébré par les uns et combattu par les autres, mais, glorieux de son Goncourt, fut beaucoup lu et eut une grande influence entre les deux guerres, d’autant qu’Henri Barbusse devait s’engager avec foi et détermination dans une littérature de combat, fondateur du mouvement international Clarté, plus tard de la revue Monde, auteur de nombreux ouvrages, dont le roman éponyme Clarté qui devait connaître un grand succès…

Le feu met aux prises des soldats, français et allemands, hommes rendus à l’état de monstres par la guerre, celle qu’on leur impose, celles qu’ils fabriquent, celles dont ils sont les bourreaux et les victimes. Car le qualificatif de monstres, s’ils représentent effectivement les soldats ennemis allemands, en traduisant l’effroi physique des soldats français face à eux sur le champ de bataille, concernent également les soldats français, contrairement à la quasi-totalité des écrits nationalistes de l’époque. En effet, l’auteur de ce « journal » décrit les soldats français d’une part de l’extérieur : « ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore » (p : 64), mais aussi de l’intérieur : un soldat français ajoute : « En tous les cas, on n’est pas fixé pour les hommes » (p : 55). Ils sont aussi privés de leur humanité que les soldats allemands à cause de la guerre : il n’y a donc au final pas différence entre eux et les « monstres » allemands. En définitive, pour chacun, le monstre c’est l’autre.

L’inhumanité de la guerre apparaît fortement dans les descriptions à mesure que les soldats pénètrent plus profondément dans le champ de bataille. C’est ainsi que dans une scène terrible, le narrateur témoigne du massacre des soldats français par les soldats ennemis : « Enfouis dans nos trous jusqu’au menton, appuyé de la poitrine sur la terre dont l’énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l’aube, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu […]. C’est vraiment la colonne de feu et la colonne de nuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. A ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes qui courent se terrer. Ils s’effacent un à un, absorbés par les trous de fourmis semés-là. » (p : 230) On illustre bien ici que le narrateur rend compte de la vie des soldats sur le champ de bataille à la manière d’un reportage. Le style oral du roman, inspiré du naturalisme, s’inscrit dans la tradition du roman populiste. « Les officiers allemands, non, non, non: pas des hommes, des monstres. Mon vieux, c’est vraiment une sale vermine spéciale. Tu peux dire que c’est les microbes de la guerre. Il faut les avoirs vus de près, ces affreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de même des têtes de veaux ». (p : 55) Le titre du roman, « Le Feu », symbolise l’utilisation des mitrailleuses et des armes chimiques, employées pour la première fois dans une guerre. Le narrateur associe la notion de magie au tragique de la guerre : « Un bruit diabolique nous entoure. On a l’impression inouïe d’un accroissement continu, d’une multiplication incessante de la fureur universelle » (p : 232). La guerre dans « Le Feu » évoque un monde eschatologique.

Pourtant les soldats s’éveillent de plus en plus à l’humanisme après avoir vu la misère de la guerre. A la fin de l’œuvre, ils reconnaissent que les allemands sont aussi des victimes et comprennent que le vrai monstre de la guerre c’est le « métier de soldat » qui change les hommes en « stupides victimes » et en « ignobles bourreaux » (p : 283). Et, par conséquent, les soldats prennent peu à peu conscience qu'ils peuvent tuer la guerre en se solidarisant avec les citoyens et les travailleurs. Le narrateur démontre et dénonce la vraie figure de l'abominable à la fin de l’œuvre. Cette dénonciation constitue le manifeste politique de Barbusse, esquissant le point de départ du mouvement pacifiste « Clarté » qu’il fonde en 1917 avec la revue du même nom : « Il n’y pas que les monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’une sourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort. Il y a ceux qui admirent l’échange étincelant des coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme des petits verres, les éblouis d’esprit, les fétichistes, les sauvages » (p : 371). La majeure partie du récit montre radicalement le grotesque et la cruauté de la guerre moderne, les métaphores de « l’enfer » et du « diable » ainsi que celle du « monstre» dans le champ de bataille, spécifiant la catastrophe de la guerre sur le plan esthétique.

Mais ce récit est également une profonde interrogation sur la destinée humaine. Un soldat blessé témoigne directement de l’absence de Dieu : « Je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J’ai vu des hommes devenir des cadavres petit à petit, simplement par le froid. S’il y a un Dieu de bonté, il n’y aurait pas le froid. Y’a pas à sortir de là » (p : 311). La monstruosité de la guerre dans « Le Feu » reflète la ruine de la morale des hommes modernes après la Grande Guerre, marqueur elle-même de la décadence du capitalisme et de la civilisation moderne. L’enfer du champ de bataille met ainsi en relief la pensée nihiliste de la mort de Dieu.

Le pacifisme, qui exprime une nouvelle morale politique après la Première Guerre mondiale, n’apparaît qu’à la fin de l’histoire. L’engagement politique dans les mouvements pacifistes et révolutionnaires internationaux est en effet une réaction concrète des intellectuels, souvent physiquement confrontés à l’abomination de la guerre, à l’égard de la crise de l’Histoire et de la morale individuelle ainsi qu’une défiance vis-à-vis des hommes modernes qui ont perdu leur critère moral à cause de la civilisation. Ces sujets philosophiques traités par Henri Barbusse -la solitude de l’homme dans la situation extrême et la morale « athée »- se retrouveront dans les œuvres de Malraux et de Sartre dans les années 30. Camus les reprendra dans    « La Peste » avec les concepts d’absurdité et de révolte métaphysique.

N’est-il pas probable que la conception de l’union fraternelle entre les minorités sociales présente dans « Le Feu » ne soit d’actualité aujourd’hui, et que la guerre et le capitalisme puissent encore être considérés comme les monstres de la civilisation dans la société actuelle, marquée autant par les incertitudes et le cynisme que par les injustices croissantes ?

Je ne peux que vous recommander la lecture de cet ouvrage. C'est un magnifique manifeste qui conserve toute sa puissance et son actualité.

J'ai également, en tête de cet article, cité trois chefs d'oeuvre qui racontent la Grande Guerre et qu'il me semble indispensable, en suivant les sages conseils  de mon grand père, d'avoir lu pour connaître...

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Orage d'Acier, Journal de Guerre, d'Ernst Jünger, est un récit, en grande partie autobiographique, lucide et émouvant, celui de l'apprentissage de la guerre pour un jeune engagé allemand de vingt ans et celui de l'apprentissage de la vie, de la quête de son sens et de sa beauté, quelqu'en soient les chapitres. "La situation était sans espoir; il était absurde de sacrifier tout ce monde.Nous devions nous débrouiller pour nous sortir de là. Le difficile, maintenant, c'était de faire relever mes hommes, acharhés à leur tir."

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Les Croix de Bois, de Roland Dorgelès, est la narration très réelle, par Gilbert Demachy, un étudiant mobilisé, qui vient de terminer ses études de droit, en direct des tranchées, du quotidien absurde et atroce des hommes de boues et de vermines (la chasse aux poux), attendant les assauts aussi inutiles que meurtriers, véritables roulettes russes pour chacun. Roland Dorgelès narre par le menu le quotidien de ces hommes pour qui "des petits rien ont tant d'importance" et qui voient disparaître -au sens propre comme au figuré- leurs camarades de misère.

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A l'Ouest, Rien de nouveau, de Erich Maria Remarque, raconte le destin de Paul Baumer qui s'engage sur le front avec six de ses amis, poussés par le patriotisme de leur professeur et qui découvrent les horreurs de la guerre, ne comptent plus que les jours qui les séparent de la permission qui les autorise à aller à l'arrière où la vie est douce. Paul Baumer voit ses camarades partir les uns après les autres et, quand il est tué à son tour en 1918, un communiqué annonce qu'"à l'ouest, rien de nouveau". Ce livre est un véritable acte d'accusatioon contre la guerre et ses horreurs.


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