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Triptyque de Karin Slaughter : dyslexie & langue tranchée

Publié le 20 juin 2010 par Vance @Great_Wenceslas

TriptyqueTitre original : Triptych

Un roman de Karin Slaughter (2006), éditions Grasset & Fasquelle 2008, Livre de poche.

Traduction : Paul Thoreau.

Résumé : L’inspecteur Michael Ormewood est appelé d’urgence dans une cité chaude d’Atlanta où on vient de retrouver le cadavre d’une prostituée, violée et assassinée dans les escaliers. Sa langue, manquante, a été arrachée à coups de dents. L’agent spécial Will Trent du Bureau d’Investigation de Géorgie, est appelé en renfort, car d’autres cas similaires ont été signalés.

Dans le même temps, John Shelley essaie de se refaire une vie. Sorti de prison il y a quelques mois, il tente de faire oublier son passé trouble. En effet, 20 ans auparavant, il avait été accusé du viol et du meurtre d’une jeune fille de 15 ans à laquelle on avait arraché la langue. Et là, il découvre que quelqu’un a usurpé son identité. Mais pourquoi ? Et comment mener une enquête quand on est fiché comme pédophile et meurtrier, que votre contrôleur judiciaire survient toujours à l’improviste et que vous êtes prêt à tout pour ne pas retourner en prison ?

Une chronique de Vance

Enchaîner derrière Ubik ne fut pas réellement chose aisée. L’envie et le temps manquaient. Pourtant, ce polar singulier (pour moi qui ne suis qu’un amateur en la matière) a su m’intriguer avant de me fasciner. Et puis, il entrait dans le cadre de l’opération Masse Critique de Babelio. Alors, pourquoi se priver ?

 

Le coin du C.L.A.P. : Près de 600 pages, avec mon emploi du temps, ça n’était pas couru d’avance. Heureusement, en dehors des chapitres que je m’efforçais de lire chaque soir – souvent perclus de fatigue, avec des yeux qui papillotaient – et des (trop) rares séances de repos de début d’après-midi, au soleil sur la terrasse, il y a eu des réunions syndicales (les gens y mettent un temps fou avant de s’installer et de commencer) et un film au cinéma (il suffit d’arriver assez tôt, de s’y choisir la bonne place et de bouquiner en attendant que les lumières s’éteignent).

Bon, Slaughter, inconnue au bataillon. Avec un nom pareil, et la caution (publicitaire) de Connelly, on devait s’attendre à du sérieux. D’autant que, bien davantage que le résumé un peu trop révélateur de la 4e de couverture, sa présentation par l’éditeur était avantageuse, puisqu’on y citait allègrement Se7en et le Silence des Agneaux comme références ! Osé, tout ça. Mais qu’en est-il réellement ?

Eh bien, les deux premiers tiers m’ont plu. Mais vraiment. La construction n’est pas neuve (le récit est partagé entre des faits se déroulant en 1986 - d’abord relatés dans des articles de journaux sommaires, puis dans les souvenirs de Shelley – et ceux du présent, eux aussi multipliant les points de vue ; pour ces derniers, nous passons de l’enquête de police menée par Michael Ormewood, flic blasé et ex-soldat préoccupé par la maladie mentale de son fils, à la même sous la houlette de l’agent Will Trent, grand gaillard peu loquace cherchant à masquer autant que possible ses complexes (il souffre d’une grande dyslexie et des séquelles psychologiques d’une enfance maltraitée), voire à l’investigation d’Angie Polaski de la Brigade des Mœurs locale, infiltrée dans le milieu des prostituées et ex-compagne de Trent. On y rajoute les parties impliquant John Shelley s’efforçant de se recréer une vie après 20 ans de réclusion pour viol et meurtre d’une mineure.

Schéma un brin compliqué, mais lisible et classique de ce type de roman. On s’attend donc à ce que tout ce beau monde se rencontre par le biais de liens plus ou moins artificiellement construits pour mener l’enquête à son terme. Et, bien entendu, on n’y manque pas. En outre, les révélations sont bien amenées, tombent juste et on se surprend dans les deux premiers tiers du livre à revenir régulièrement en arrière pour confronter les nouveaux éléments du récit aux détails parsemés auparavant, chose aussi agaçante (parce que ça retarde le cheminement de la lecture) que passionnante (car cela enrichit les personnages et le background).

Et puis j’aime cette façon d’écrire, de s’épancher sur des sentiments, des sensations, des émotions, de mettre au jour des caractéristiques mineures tout en faisant avancer l’intrigue. Et puis aussi, ce refus du didactisme évident : tout n’est pas expliqué noir sur blanc, les liens entre les indices et les déductions sont suggérés, amenés finement, laissant au lecteur le soin de les joindre définitivement. Si c ‘était du ciné, je vanterais le hors-champ et le non-dit. Ces ellipses m’ont enchanté, à vrai dire.

Du coup, la dernière partie m’a déçu, et surtout décontenancé. Si je peux admettre que la révélation attendue (mais qui est donc ce criminel ?) se fasse largement avant la fin, c’est pour que les derniers chapitres en remontrent du point de vue de la psychologie et de l’intensité – ou partent dans d’autres directions. Après tout, dans Twin Peaks, on sait très vite qui a tué Laura Palmer (premier tiers de la saison 2), mais l’intérêt se reportait ailleurs. Et là, le finale est étrangement conventionnel, sorte de course contre la montre pour sauver ce(ux) qui peu(ven)t encore l’être. Alors oui, c’est haletant, mais ça ne tient pas, à mon sens, les promesses d’un roman très riche, bien que construit sur des personnages presque caricaturaux (pas un qui n’ait un lourd passé de souffrances).

Cette exploration du mal-être et de la psyché de chacun m’a vraiment interpellé. Slaughter s’est penchée sur les difficultés gigantesques de l’insertion d’un ex-taulard et sur celles d’une dyslexie niée et cachée sous des stratégies habiles : lire la réelle douleur d’un agent fédéral chargé de déchiffrer des dizaines de dossiers était impressionnant et paradoxalement jouissif.

Un jour, dans un rare moment de franchise, il lui avait confié qu’être dans une bibliothèque, c’était pour lui comme de s’asseoir à une table où seraient servis tous ses mets favoris, sans pouvoir en goûter aucun. Et rien qu’à cause de cela, il s’en voulait.

Au final, un roman très agréable à lire, parfois passionnant dans ses enjeux et ses descriptions, mais un polar décevant. La qualité d'écriture fait que j'ai bien envie d'essayer d'autres livres de l'auteur.


Incipit :

 

Decatur City Observer

17 juin 1985

MEURTRE D’UNE ADOLESCENTE DE DECATUR

Hier matin, les parents de Mary Alice Finney, quinze ans, ont retrouvé leur fille morte à leur domicile d’Adams Street. La police n’a communiqué aucune information sur ce crime, indiquant simplement qu’elle traitait l’affaire comme un homicide et qu’elle interrogeait les dernières personnes à avoir vu Mary Alice Finney vivante…

Citations :

 

Partie I, Chapitre I, p. 22, §7 : l’inspecteur Ormewood enquête sur un crime.

C’était le style de quartier où les gens avaient les nerfs en pelote s’ils n’entendaient pas des coups de feu au moins deux fois dans la semaine.

 

Partie I, Chapitre III, p. 45, §2 : réflexions d’Ormewood.

Avec Cynthia, la première fois, c’était par accident. Il savait que c’était une excuse pitoyable, car on ne se retrouvait pas au fond du vagin d’une femme, tout d’un coup, par hasard, et pourtant, c’était vraiment ainsi qu’il le percevait.

 

Partie I, Chapitre V, p. 80, §5 : arrivée de Ormewood & l’agent Trent sur les lieux du crime.

Ils devaient avoir quinze ou seize ans, et le regard inexpressif qu’il lut dans leurs yeux quand il arrêta sa voiture sur le parking lui fit froid dans le dos. En tant que flic, c’était leur âge qui lui flanquait le plus la frousse. Ils avaient quelque chose à prouver, une quête à assouvir, histoire de grandir, de l’âge adolescent à l’âge d’homme. Le moyen le plus rapide de franchir ce seuil, c’était de verser le sang..

 

Partie II, Chapitre IX, p. 125, §5 : Shelley sur son lieu de travail.

John aimait assez s’asseoir sous cet arbre, profiter de l’ombre et de la solitude, mais aujourd’hui, Chico avait été le plus rapide. En taule, ce genre de truc ne se serait jamais produit. Occuper la place d’un mec, c’était comme d’enculer sa sœur. Là-bas, rien ne se passait sans qu’on y attache un certain prix.

 

Partie II, Chapitre XI, p. 175, §1 : Shelley en vadrouille.

John l’avait appris depuis longtemps déjà, la raison pour laquelle les classes moyennes vivaient si bien, c’était justement cet espoir d’une vie meilleure. Elles ne se satisferaient pas à moins, car elles considéraient qu’elles le valaient bien. Les classes moyennes grimpaient dans leurs voitures rutilantes, les classes moyennes allaient là où cela leur plaisait. En revanche, les pauvres, eux, étaient habitués à se contenter de ce qu’on leur donnait, rien d’autre, et à s’estimer heureux.

Partie II, Chapitre XVI, pp. 221-222 : Shelley en vadrouille.

En prison, il s’était aperçu qu’il était intelligent. Il n’était pas arrivé à ce constat par vanité. C’était plus une sorte d’épitaphe, une oraison funèbre de la personne qu’il aurait pu être.  

 

Partie II, Chapitre XXXIII, p. 497 : Robin s’ouvre à Shelley.

« Je sais tout de lui et il sait tout de moi. Tu ne peux pas réellement aimer quelqu’un dans ces conditions. Je veux dire, bien sûr, tu peux aimer la personne… C’est un peu comme s’il faisait partie de moi, partie de mon cœur. Mais avec lui, tu ne peux jamais être comme tu en as envie. Tu ne peux pas l’aimer comme un amant. »

Partie II, Chapitre XXXVIII, p. 559 : Angie prise au piège.

Elle bouillait de rage. Il avait réussi à l’entamer. Il s’était introduit dans son esprit et il lui donnait le sentiment d’être une merde inutile. Il lui était rentré plus d’hommes dans le corps qu’elle ne pouvait les compter, mais aucun d’eux ne lui avait envahi la tête comme lui.

 

Partie II, Chapitre XXXVIII, p. 569 : Angie prise au piège.

Se faire violer, ce n’était pas ça le plus dur. Survivre [au viol], c’était ça qui vous tuait.

 

 

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