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Eloge du vide

Publié le 29 juin 2010 par Eric Viennot
Soc04 « Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse : l’éprouver dans toute sa longueur. Moyens : passer des journées dans l’antichambre d’un dentiste, sur une chaise inconfortable, vivre à son balcon le dimanche après-midi ; écouter des conférences dans une langue que l’on ne comprend pas, choisir les itinéraires de chemin de fer les plus longs et les moins commodes et voyager debout naturellement ; faire la queue au guichet des spectacles et ne pas prendre sa place, etc… » J’aime bien cette phrase d’Albert Camus*. Elle nous rappelle l’importance du temps perdu dans la constitution d’un être. C’est le temps de la méditation, de la contemplation, plus trivialement de la glande. (Pour faire plus branché, on parle aujourd’hui de procrastination). Inutile et non productif, il est de plus en plus rare dans nos sociétés modernes. Certains le fuient parce qu’il les place seuls face à eux-mêmes.

Rapportée à la littérature, cette notion de temps perdu pourrait correspondre à ces longues descriptions de Balzac que nous sautions en classe de première pour gagner du temps. Au cinéma,  certains réalisateurs (Ozu, Antonioni, Wenders, Jarmush,…) ont accordé une place toute particulière à ce temps détaché du récit, laissant se poser quelques instants leur regard sur un visage, un paysage, parfois même un lieu vide. Kitano disait dans une interview que filmer des plans de ciel n’est jamais inutile car au moment du montage ils peuvent servir à ouvrir ou conclure une séquence. Tati, adepte d’un cinéma concentré sur les détails, prétendait d’ailleurs, comme s’il répondait à Camus « Personnellement, je ne me suis jamais ennuyé en attendant dans un aéroport. ».

Dans les jeux vidéo, ces pauses qui ralentissent l’action ont souvent été imposées par la technique. Ceux ont joué dans les années 80 ou 90 se souviennent des longs et inévitables écrans de chargement entre deux niveaux. Jak & Daxter a été le premier à ma connaissance à les remplacer par ces transitions vides qu’on détecte de moins en moins dans les jeux récents et qui ont le mérite de ne pas casser le sentiment d’immersion. Personnellement j’aime bien ces passages inutiles qui nous permettent de souffler entre deux scènes de combat. Il m’est même arrivé dans certains jeux comme Uncharted ou Assassin’s Screed de m’arrêter quelques secondes afin d’admirer simplement le paysage.

Pourtant ces phases de transition sont souvent vécues par les game designers comme une contrainte. Ils préfèrent les écourter au maximum pour préserver le rythme haletant du jeu. Comme bien souvent, Ueda fait ici figure d’exception. Lui a su jouer magistralement avec le silence et le vide dans ses œuvres. Ainsi, dans Shadow of the Colossus, les longs passages à cheval nécessaires pour passer d’un colosse à l’autre font partie intégrante de l’expérience du joueur. Cette quête et cette attente ne sont pas là pour allonger le temps de jeu artificiellement mais pour magnifier l’apparition de chacun des colosses… Comme si la phase d’attente comptait autant que la phase d’action elle-même. L’une a besoin de l’autre comme le plein a besoin du vide pour exister. Concept très oriental. Ces phases d’attente permettent accessoirement au joueur de réfléchir à ses actes (ce qu’il a peu le temps de faire dans la plupart des jeux) en lui posant cette question : ai-je bien fait ? En un sens, Camus avait raison : le temps perdu permet de donner du sens à l’action et aux choix. Dommage que les créateurs de jeux soient encore si peu nombreux à avoir compris ce paradoxe.

* Albert Camus, La Peste. Gallimard, Le Livre de Poche, 1947. Billet paru dans IG Mag #8. Illustration : Shadow of the Colossus, 2006.


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