Magazine Humeur

Obscurité (36)

Publié le 03 juillet 2010 par Feuilly

« Ce sont vos enfants ?» dit le capitaine, comme ils arrivaient. « Bien. Alors vous venez avec eux comme convenu demain à dix heures au commissariat. On vous reposera quelques questions pour notre rapport. De notre point de vue, cela devrait être vite réglé. A première vue, vous occupez cette maison légalement, mais que voulez-vous, nous, quand on reçoit une plainte, il faut bien qu’on la traite. N’oubliez quand même pas de retrouver la lettre de votre amie, qui vous autorise à occuper les lieux. Par contre, pour l’autre affaire, cette séparation d’avec votre mari, c’est plus compliqué. Je vais d’abord me mettre en rapport avec mon collègue, là haut, dans votre région. D’après ce que je vois dans mon ordinateur, ce monsieur aurait déposé une plainte pour enlèvement d’enfant. Mais bon, il faut d’abord se renseigner, vérifier s’il y a une ordonnance du juge… Dans ces affaires de séparation ou de divorce, il n’est pas toujours facile d’y voir clair. Donc, avant d’agir, je préfère d’abord me renseigner.  A demain ? » « Oui, à demain et moi de mon côté  je vais rechercher cette lettre de mon amie. »

Le fourgon s’éloigna et on l’entendit qui redescendait vers La Courtine. A peine le bruit du moteur se fut-il évanoui, que la mère s’effondra. Assise dans l’herbe, elle ne disait plus rien et semblait complètement bouleversée. Les enfants tentèrent d’en savoir un petit peu plus, alors, lentement, d’une voix éteinte, elle leur raconta ce qui s’était passé. Quelqu’un était allé porter plainte à la gendarmerie, pour signaler qu’il n’était pas normal que la maison qui était à la sortie de la ville fût occupée. Tout le monde savait que sa propriétaire avait épousé un architecte péruvien (certains disaient bolivien, preuve qu’en fait on ne sait jamais vraiment tout) et qu’elle avait été vivre avec lui dans une grande propriété en Amérique du Sud. Il y avait bien deux ans de cela et depuis la maison était abandonnée, alors, le fait qu’elle fût de nouveau occupée avait intrigué quelques personnes. D’autant plus qu’on voyait peu les nouveaux locataires, qui se montraient anormalement discrets et semblaient éviter la foule.

« Et alors ? Qu’est-ce que tu as répondu ? » demandèrent-ils en chœur. Et bien, en fait, elle avait été un peu prise de court, alors elle avait inventé une histoire de lettre par laquelle son amie lui donnait son accord pour qu’elle vînt passer ses vacances dans la Creuse. Elle ne demandait pas de loyer mais souhaitait simplement qu’elle entretînt un peu les abords. Alors elle avait montré au gendarme les taupinières  aplaties et les vitres qui, par chance, avaient été lavées la veille. Comme il continuait à se montrer sceptique et même suspicieux, elle s’était empressée de lui présenter la clef reçue à Limoges, en inventant une affaire abracadabrante de coli venu d’Argentine. Ce coli contenant la clef se serait égaré quelque temps avant finalement de lui parvenir avec retard. Sans cela, bien entendu, elle serait venue s’installer ici dès le premier juillet, une fois l’école terminée. « Un colis d’Argentine ? Vous voulez dire du Pérou, je suppose ? » avait demandé l’officier, tout en lui lançant un regard méfiant. « Oui, bien sûr, du Pérou » avait-elle murmuré, mais elle sentait ses jambes qui tremblaient pendant qu’il continuait à l’observer sans rien dire.

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Après, il lui avait demandé une pièce d’identité et était allé vérifier ses coordonnées sur l’ordinateur qui se trouvait dans le fourgon. Quand il était revenu, c’est lui, subitement, qui semblait bien embêté et tracassé. C’est qu’il était venu pour une vérification de routine et voilà que cela se compliquait drôlement. Sur son PC, on parlait d’abandon du domicile conjugal, d’une plainte du mari, d’un enlèvement d’enfant. Beaucoup d’ennuis en perspective, tout cela. On était en plein juillet, il faisait chaud et il avait surtout envie, ce soir, d’aller pêcher tranquillement au bord de la rivière plutôt que de gérer une mère hystérique à qui il allait peut-être falloir reprendre son enfant. Il entendait déjà ses cris d’ici, puis ses pleurs et ses sanglots… Alors, passer sa soirée à tenter de résoudre ce genre de situation, non merci. Il se souvint que le lendemain matin c’était son collègue qui était de planton au bureau, alors il se dit que cette affaire pourrait très bien attendre demain. D’autant plus que l’ordinateur ne donnait aucune directive sur l’attitude à adopter. On parlait bien d’enlèvement d’enfant, mais on ne disait pas qu’il fallait le récupérer à tout prix, cet enfant. On ne disait rien du tout, en fait. Alors, plutôt que d’aller faire une bêtise, mieux valait attendre et se renseigner d’abord. Voilà sans doute le discours intérieur que le gendarme avait dû se tenir, avant d’inviter la mère à se présenter demain au commissariat. C’est en tout cas comme cela qu’elle voyait les choses, elle.

Quand elle eut finit de parler, un grand silence se fit.  « Peut-être bien qu’il a eu pitié de nous et qu’il l’a fait exprès » dit Pauline. « Comment cela, exprès ? » « Ben oui, si cela se trouve, lui aussi, quand il était petit, il s’est sauvé avec sa maman, qu’est-ce qu’on en sait, après tout ? » « C’est vrai, cela » ajouta l’enfant, «il se souvient peut-être de ce qu’il a lui-même vécu et du coup il ne veut pas te faire de mal. Il nous donne peut-être tout simplement du temps pour filer en douce et disparaître. » La mère réfléchit un long moment. A la fin, elle concéda qu’elle ne savait pas du tout quelles avaient été les intentions cachées du gendarme, ni même s’il en avait eues, mais que dans tous les cas, en effet, le mieux était de disparaître, du moins provisoirement. Elle expliqua que dès que leur père saurait qu’on les avait retrouvés, il s’arrangerait vite pour avoir une ordonnance du juge puisqu’il n’avait déjà pas hésité à porter plainte. Se sauver pouvait paraître idiot, mais à court terme elle ne voyait pas d’autre solution s’ils voulaient rester tous ensemble et libres. On allait donc re   partir demain à l’aube et on veillerait par la suite à prendre un avocat pour voir comment sortir de ce bourbier juridique.

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«C‘est quoi, un bourbier juridique ? » demanda Pauline. Sa mère lui expliqua que son père avait des droits, à commencer par celui de voir sa fille. Un juge pourrait donc très bien demander aux gendarmes de la ramener, elle, Pauline, auprès de son père. « Moi je l’aime bien, papa, mais s’il me frappe encore ? » « Justement, le juge, lui, ne sait pas, pour l’instant, qu’il est souvent violent et il faudrait le lui expliquer. Mais pour cela, il faut payer un avocat, qui ira le lui dire avec des mots qu’il comprendra, autrement dit les mots de la loi, du code civil. Tu me suis ? » La petite comprenait mais ne semblait pas trop rassurée, surtout quand sa mère lui expliqua qu’elle-même, en tant que parent qui s’était enfuie illégalement avec un enfant, elle risquait de se retrouver en prison. « En prison ? Parce que tu ne voulais pas qu’on me frappe ? » « Ben oui, ma puce, c’est comme cela. La loi ne parle jamais des sentiments qu’une mère peut avoir pour son enfant. Elle parle de droit et de non-droit, c’est tout. Nous, nous avons agi avec notre cœur, pare que nous nous aimons très fort tous les trois et nous sommes passés au-dessus de la loi. Nous avons agi en fonction de ce qui nous semblait juste, nous et n’avons pas respecté les règles écrites dans des bureaux par des hommes qui ne connaissent rien à ces problèmes. L’ennui, c’est qu’une fois qu’on se met en marge de la société, celle-ci te le fait souvent payer très cher. Très, très cher, même. Opter pour la liberté et ce que tu crois être juste au plus profond de toi est souvent mal vu. »

On se mit donc à tout ranger et à charger la voiture, afin que tout fût prêt pour le départ, le lendemain à l’aube. Le problème, c’étaient les draps de lit. Tant pis, on n’avait pas le temps de les laver et de les sécher. On laisserait tout comme cela et on expliquerait la situation à la fameuse copine, si l’occasion s’en présentait un jour. L’enfant, lui, alla reclouer les planches qui condamnaient l’accès au souterrain. En repassant une dernière fois par la cave à fromage, il se sentit tout nostalgique. A la fin, il avait un peu l’impression que cette maison était devenue la sienne. Et puis, ils y avaient vécu heureux or il sentait que maintenant les ennuis allaient recommencer. Il pensa aussi à la jeune fille, qui l’attendrait en vain dans la clairière. Qu’allait-elle penser quand elle verrait qu’il ne viendrait pas, ni demain ni les jours suivants ? Il ne viendrait plus jamais, en fait, et lui, de son côté, il ne la verrait plus. Et subitement, là, dans l’obscurité de la cave, il revit l’éclair de ses yeux, quand ses lèvres avaient effleuré le bord de sa bouche. Alors un chagrin immense l’envahit. Il se laissa tomber sur le sol humide et froid et là, tout seul, il se mit à pleurer. Des torrents de larmes, qui ne s’arrêtaient plus. Tout ce qu’il avait enduré depuis des années ressortait subitement, car cette fois la coupe était pleine. Ne plus la voir, elle, c’était trop, c’était vraiment trop. En un mot, c’était impossible.

Alors, il prit la décision de ne pas partir avant de l’avoir revue au moins une fois, pour lui expliquer qu’il ne l’abandonnait pas, qu’en réalité il l’aimait mais qu’il était bien forcé de s’en aller contre son gré.

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