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Méditations photographiques sur l’idée simple de nudité, d'Emmanuel Hocquard (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Hocquard  Qu’est-ce que dit, montre, cache la nudité ? Exprime-t-elle ou enveloppe-t-elle le corps ? Peut-on se dénuder dans l’écriture, et dénuder l’écriture de tout faste, de toute anecdote, jusqu’à faire du vide une respiration nue, la condition d’une poéthique qui renonce, soustrait, désaffuble ?  
Loin de s’imposer comme violence visuelle, la nudité selon Emmanuel Hocquard apparaît, au cours de ce petit précis d’esthétique, telle un désir, un horizon, un état extatique toujours à venir que la photographie, miracle visible, parvient quelquefois à capter sans pour autant l’astreindre à une quelconque forme préétablie : « la nudité est soustraction ». Elle n’est pas absence mais regard, échappe au dicible, à l’écoulement temporel, n’a rien à voir avec la profondeur, se décline au féminin, scandalise, affirme, surprend… Elle est ce qui se renouvelle au contact du corps dans le croisement des choses, de la chair, et de la lumière. En elle se présente la langue qui n’a, de fait, plus rien à représenter, sinon ce carré nu et signé que constituent toute nouvelle page, toute nouvelle proposition de sens cartographique. Dans sa proximité s’invente une pratique de l’écrit et de la pensée à nu, c’est-à-dire intacte, fragile, essentielle, sans fard ni images, en dehors de ce que la grammaire, par exemple, donne à penser dans un cadre surveillé : « Pas d’histoire sans grammaire. Or la nudité échappe à la grammaire. Nudité est-il même un nom ? » On note par exemple que le terme, à l’initiale des énoncés, contrevient à la nécessité de la majuscule. Nudité d’autant plus nue qu’elle est, justement, dépouillée de tout apparat, rayonnant de toute sa « puissance latente ». De même, l’invention d’un verbe se révèle nécessaire pour se représenter la force souterraine d’un état aussi réfléchissant : « la nudité est souvenir. Pas souvenir de, mais souvenir sans objet. Présence qui revient, sous-jacente, dans la chambre noire.  
Sous-venir serait un verbe de nudité ». 
 
Ces Méditations sont au nombre de soixante-seize. Elles déclinent certaines des qualités d’une nudité qui participe à la fois de l’idée et de sa réalisation plastique, de la langue et du corps, de la grammaire et de la transgression, de l’état et de la vibration charnelle, de l’individu et du visage, des objets et des choses. Une mystique de la nudité en quelque sorte, à condition d’entendre ce terme dans toute son immanence sacrée. La nudité explore le mystère, la coupure, la source de la lumière tout en surfant sur le lisse, le plat de la peau, l’apparence : « En toute pensée réside une part d’impensable. la nudité renvoie à cette part résiduelle. La déprise est éblouissante ». Elle est littérale et dans (tous) les sens, échappant, en partie, au langage ; s’autorisant, peut-être, le visible pour se manifester. La nudité vue (imaginée ? rêvée ? surprise ?) comme une attente et une révélation qui exposent une sensualité abstraite et nécessaire. Les propositions d’Emmanuel Hocquard tentent de circonscrire un lieu pour parler de la nudité, et l’unité requise sera la page qui elle-même renvoie très souvent à la photographie. L’écriture, alors, n’est plus tant une trace qu’une danse des signes justement cadrée au sein d’un espace évoquant le format d’un cliché, forme requise pour signifier la pensée désarmée du réel. Pour exemple, le fragment XXXI qui se présente sous la forme d’un carré écrit, cliché captivant ce que la nudité recèle d’immanence. Écriture photographiée, écriture mise en scène, écriture modélisée qui s’offre à un lecteur qui n’est pourtant jamais assigné à la position de voyeur. Ce dernier photographie autant qu’il les lit les planches écrites, recueillant quelques fragments de phrases dénudées qui ouvrent la langue à une autre forme de douleur et de douceur insistantes. Surfaces d’allusion, ces Méditations radiographient la phrase pour saisir quelque chose de sa nudité fonctionnelle : énoncés, affirmations, assertions, hypothèses, questionnements, notes, fragments ne renoncent jamais à dire le simple, à savoir ce qui n’est pas composé, ce qu’il est impossible d’analyser. La nudité ne se construit ni de se déconstruit, elle se vit, s’expérimente, se désire, se respire, se découvre dans un face à face, sans profondeur ni distance. L’écriture dévisage mot après mot ce qui obstrue le visible, et capte ce que la nudité dit dans le silence des corps et des états, lorsque l’émotion a simplifié tout ce qui la surcharge.  
Si ces Méditations sont approfondissement et étude, ainsi que l’attestent les quelques scolies qui les accompagnent, elles s’apparentent surtout à une contemplation paradoxale : recueillement d’une pensée qui observe avec concentration ce que l’écriture ne peut atteindre, sinon par ses effets. Jean-Marie Gleize avait, en 1995, affirmé Le Principe de nudité intégrale, principe décliné selon la formule suivante : « Il n’y a rien d’autre que le commencement. Noir, blanc et noir, points, signes brefs, pleins et déliés, lignes et lettres, littérature. J’appelle nudité intégrale le point où tout coïncide (où tout recommence). Chaque phrase de ce livre sera pour manifester le désir de l’accès à la nudité nue ». L’idée simple de nudité est une autre formule pour dire que « la nudité gagne », qu’elle est à l’œuvre dans le mouvement du possible tel qu’Emmanuel Hocquard l’envisage ici. Elle rayonne, s’absente, instaure l’évidence d’une présence, s’offre aux sens, et articule ainsi les termes d’un art poétique qui s’équilibre dans le vertige du renoncement aux images : « la nudité ne renvoyant qu’à elle-même, ‘elle n’est jamais première’. Le principe de nudité est littéral. la nudité rejoue toujours la nudité ». Traversant le principe de nudité, l’énoncé s’accorde à sa représentation, et développe, au sens photographique du terme, une nudité latente propre à ce que peut déclencher « l’instant et son ombre », selon la belle expression de Jean-Christophe Bailly. Il y a des prises photographiques que la langue accompagne avec les moyens qui sont les siens : thème et prédicat accueillent, avec élégance, l’ombre d’une nudité déposée parmi les signes, celle que nous saurons désormais ne pas toujours voir. 
 
 
par Anne Malaprade 
 
 
Emmanuel Hocquard, Méditations photographiques sur l’idée simple de nudité, P.O.L, 2009, 92 p., 12 euros. 
 
 


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