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Science-fiction & réalité virtuelle (6)

Publié le 12 juillet 2010 par Zebrain
medium_simul3.jpgVers l'abstraction
Cependant, mettre le réel et le virtuel sur le même plan revient également, par réciprocité, à « virtualiser » le réel. Des penseurs et philosophes ont toujours émis des doutes sur la réalité du monde ou interrogé sa nature et la fiabilité de nos perceptions ; la remise en question est, cette fois, plus radicale. Dès 1964, Galouye posait le problème dans Simulacron 3. Simulacron 3 est un simulateur d'environnement total, qui a crée une société électronique en tous points conforme à la nôtre, afin d'étudier les réactions de la population virtuelle face à certains changements. Les créatures électroniques n'ont aucune conscience d'évoluer dans un simulacre. Le concepteur découvre alors qu'il en va de même pour son univers, recréation d'un méta-univers semblable au sien. « Au sommet de la colline, une terreur glaciale me paralysa. (…) A une centaine de mètres plus loin, la route s'achevait brusquement. Au-delà, le paysage s'interrompait net, comme tranché au couteau ! De chaque côté du ruban d'asphalte, la terre elle-même sombrait dans une impénétrable barrière de ténèbres absolues. »
Le vertige provoqué par cette prise de conscience débouche sur un sentiment de vide à l'image du néant constaté. Rencontrant une femme de cet univers supérieur, qui a projeté son esprit dans le simulacre afin de l'observer, le protagoniste avoue son désarroi :
« – Mais Jinx, je ne suis rien !
Elle me sourit.
– Moi non plus, en ce moment, je ne suis rien.
– Mais tu es réelle ! Tu as une longue vie physique devant toi ! (…)
– Non, Doug. Rien ne prouve que, même dans mon monde, les choses matérielles aient une substance réelle. Quant à l'esprit, qui a jamais prétendu qu'il dût avoir un support physique à sa mesure ? S'il en était ainsi, un nain ou un amputé en détiendrait moins qu'un géant hyperthyroïdien. Et ce que je dis est valable pour tous les mondes. (…) C'est l'intellect qui compte (…). S'il existe une vie spirituelle, elle n'est pas davantage refusée aux unités de ce monde qu'à celle du simulateur de Fuller ou aux gens "réels" de mon monde.
»
Tout est dit. Et cette future acception de la conscience augure de la façon dont il faudra un jour considérer les intelligences artificielles, des entités dignes du même respect et des mêmes droits que ses concepteurs.
Il n'en reste pas moins qu'on va vers une idéalisation du monde, une abstraction qui en efface les contours tangibles. Mais ce mouvement n'est que l'aboutissement de ce à quoi a toujours tendu l'homme. On a vu combien les réalisations du passé, notamment à travers l'art, amorçaient une immersion dans une réalité virtuelle. Dans le domaine de l'image, Yann Minh, plasticien et infographiste, observe que de tous temps les peintres ont cherché à représenter de façon réaliste des événements, des décors et des lieux imaginaires. Sa filiation va de Breughel à Christopher Foss et Manchu en passant par les peintres de la Renaissance. Ce qu'il nomme « hyperréalisme immersif qualifie une démarche spécifique, une motivation d’auteur, à la fois dans le monde des arts plastiques, comme dans celui du cinéma ou du jeu vidéo, de favoriser l’immersion du spectateur dans une cosmogonie imaginaire et spéculative, en s’efforçant de simuler le plus précisément possible nos modes de perceptions sensuels et sensoriels, tout en investissant l’œuvre d’une charge émotionnelle forte. En particulier, en simulant de la façon la plus réaliste possible nos perceptions visuelles, mais aussi nos perceptions auditives, et parfois tactiles. (…) L'hyperréalisme immersif est l’expression de notre besoin ancestral de pouvoir communiquer et transmettre de l’information, de l’émotion à nos semblables avec le plus d’efficacité et de fiabilité possible. Quoi de plus efficace en termes de transmission de l’information que de pouvoir immerger l’interlocuteur dans une cosmogonie artificielle et maîtrisée qui sera d’un réalisme en tous points semblable à ce que nos sens nous font percevoir de la "réalité" à chaque instant ? » Pour Yann Minh, l'exploration de la noosphère n'est que le dernier avatar de cette immersion toujours plus totale.
medium_hjortsmat.jpg Finirons-nous, comme dans le livre de William Hjortsberg, Matières grises, dans des boîtes abritant nos cerveaux, nos consciences, dans l'attente d'un corps ou comme les protagonistes numériques de « Jour de noces », de Pierre Bordage, qui attendent que la terre soit à nouveau habitable ? Ou encore comme ces entités désincarnées d'Un Feu sur l'abîme qui se passent désormais de support physique ? Pour Philippe Quéau, directeur de l'information et de l'informatique à l'UNESCO, « le virtuel est en train de devenir le paradigme fondamental de notre civilisation ». « La véritable réalité de l'homme est dans sa virtualité, dans sa capacité virtuelle à transformer le monde. (…) Le virtuel est au sens propre une réalité intermédiaire. » S'il nous aide à mieux comprendre le monde, et à nous réaliser, le danger que repère Philippe Quéau est « de nous désensibiliser, de nous couper de nos racines humaines et sociales les plus profondes ». Ce risque de désincarnation n'est pas nul, mais peut-être faut-il y voir, plutôt qu'un anéantissement, une étape vers une autre forme d'humanité et de réalité, un état supérieur permettant également d'accéder à une conscience supérieure.
medium_eganpermu.2.jpg La Cité des permutants, de Greg Egan, présente un individu ayant réussi à réaliser une copie numérique de lui-même. C'est là qu'il constate que l'homme peut survivre sans support informatique : la trame de l'univers devient l'assise de l'esprit. Il accède en quelque sorte à l'immortalité et s'enrichit en proposant le procédé à des milliardaires qui, devenus simulations, vivent dans la cité virtuelle parfaite, Permutation City, qu'il a crée à leur effet. À présent, seul ce qui est pensée existe. Egan pose les problèmes d'identité liés à la duplication, qui peut aussi se faire en grand nombre : une copie est-elle encore humaine ? Les abîmes métaphysiques qui s'ouvrent sous nos pieds, sous-tendus par des théories cosmogoniques et de physique quantique, donnent le vertige.
Nous ne serions plus que de l'information qui se moque de savoir quel support elle utilise, support qui est d'ailleurs en passe de se modifier plus vite que prévu par les miracles de la génétique. Cité par Norman Spinrad, Greg Bear avait un jour demandé dans un débat sur le courant cyberpunk : « Combien d'entre-vous pensent-ils que les gens auront un aspect reconnaissable comme humain d'ici cinquante ans ? » En voyant toutes les mains levées, il répondit : « Vous vous trompez tous. » medium_bearsang.jpgSon roman La musique du sang présente de l'ADN utilisé comme mémoire vive d'ordinateur. L'expérimentateur s'injectant ces noocytes pour éviter qu'on ne les détruise au titre de réalisations jugées dangereuses voit son corps se transformer. Les noocytes repèrent le siège de l'intelligence, en prennent le contrôle, puis contaminent l'univers entier, dissociant les molécules de la matière pour les combiner différemment et intégrer les personnalités de l'humanité dans une seule méta-conscience où chacun garde cependant son individualité. L'esprit supérieur ainsi crée coupe ses liens avec le monde physique pour poursuivre ailleurs son évolution.
Les réalités virtuelles nous entraînent décidément très loin. Mais cette désincarnation ne correspond-elle pas à notre nouvelle perception de l'univers ? Les récents développements de la physique tendent à prouver que la matière est faite d'information et que les paradoxes de la physique quantique se dissipent lorsqu'on considère celle-ci sous l'angle de l'information. Dans ce cas, nous ne ferions, une fois de plus, que nous conformer à la réalité, y coller au plus près et non nous en éloigner.
Le réel est devenu immatériel, voire subjectif comme chez Greg Egan. Faut-il s'en inquiéter ? Le déplorer ? Ou l'accepter comme une évolution inéluctable à laquelle l'humanité accèdera un jour, si elle ne se détruit pas entre-temps ? Personnalité électronique évoluant dans un univers virtuel, nous aurons aimé et souffert, éprouvé des sensations, nous aurons échangé de l'information. Nous aurons mis de l'intention, donc du sens, quel que ce soit le niveau de réalité et d'abstraction où nous nous situerons. En d'autres termes, nous aurons vécu.
Tout ceci n'est bien sûr que spéculation science-fictive et rien ne permet d'affirmer que ces futurs virtuels se concrétiseront. Mais le simple fait d'évoquer ces récits, qui vont aussi loin que l'imaginaire peut porter, permet de poser sur notre présent un regard, qui je l'espère, l'enrichit ou tout au moins le questionne utilement. Claude Ecken
Je tiens à remercier à Yann Minh pour son aide ainsi que sa relecture attentive et critique.
Son argumentation est lisible sur son site : http://www.yannminh.com/hyperealism/

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