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Agir, réagir

Par Desheuresoisives

J’aimerais réfléchir un instant sur l’idée de wu-wei (« non-agir »), concept fondamental du taoïsme philosophique. Le « non-agir », qu’il est si difficile de définir – pour la simple raison que le taoïsme, comme aucune véritable « voie » philosophique, ne saurait se réduire au discours –, peut être considéré comme la capacité de non-réaction, la capacité de participer pleinement à un instant du monde sans céder à la tentation de faire violence à cet instant, d’y mêler ses désirs, ses craintes, ses espoirs.

Cette définition est, d’emblée, fausse (« trente coups de bâtons », aurait dit Tchouang Tseu). D’abord parce qu’elle ignore tout un pan de la tradition du « non-agir », mais également parce qu’elle est honteusement orientée. Ces termes d’action et de réaction, je les emprunte en effet à Nietzsche, pour qui ce sont là deux des postures philosophiques fondamentales.

Selon Nietzsche, l’univers est un système inconnaissable de forces actives et réactives au sein desquelles l’homme existe. Or, pour le philosophe allemand, il est deux façons d’exister : en se pliant à l’ordre naturel ou en réagissant contre cet ordre.

La Nature, en somme, pour Nietzsche, c’est une forme de pente douce, de faiblesse. A cela, il oppose la fameuse Volonté de Puissance, qui est une réaction contre l’apathie naturelle et qui postule que la Vie tout entière est résistance, désir d’opposition, de séparation. « La  Vie procède essentiellement par violation, effraction, destruction », écrit-il dans Au-delà du bien et du mal. Vivre, par définition, c’est se séparer de ce qui meurt (d’où la fameuse phrase, devenue aujourd’hui un quasi slogan publicitaire : « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts »).

Il est aisé de mal comprendre une telle pensée. Nietzsche ne prône pas, bien entendu, la destruction comme modèle social ou humain mais comme mode même de l’existence naturelle. La Vie, c’est en somme, lorsqu’elle est vécue de la façon la plus juste, la Nature qui résiste à la Nature.

En somme, l’homme ne doit pas se satisfaire de la facilité qu’il y aurait à se laisser aller à la Nature. « Plus grande est la poussée vers l’unité, plus il faut conclure à la faiblesse. Plus grande est la poussée vers la variété, la différence, la dégénérescence intérieure, plus il y a de force », écrit encore Nietzsche dans un essai des années 1873-1876 (et cette phrase constitue une belle critique de la pensée unique et de la systématisation philosophique).

A priori, de telles idées semblent tout à fait incompatibles avec le mode de vie taoïste. En effet, lorsque Nietzsche prône la résistance, le taoïsme prône le laisser-aller. Lorsque Nietzsche vante la variété, le taoïsme exulte l’unité. Lorsque Nietzsche évoque la « dégénérescence intérieure », le taoïsme prône le « retour au centre ». Enfin, lorsque Nietzsche met au centre de sa pensée l’idée même de résistance, le taoïsme vante le « non-agir ».

Pourtant, ces deux « voies » de la pensée disent au fond la même chose. « Non-agir », ce n’est pas se laisser aller à une vie d’insignifiance. C’est, au contraire, lutter pour l’unité, c’est briser l’illusion de vivre et c’est, se réinventant à chaque instant, parvenir à vivre pleinement, absolument réuni à soi-même.

« Non-agir », c’est donc résister, c’est donc réagir. Réagir à soi, réagir au monde. C’est faire violence à l’oppression que la Nature, dans son déroulement constant, nous impose. Mais faire violence, ici, ce n’est pas céder à ses désirs ou à ses passions. Être fort, puissant, c’est au contraire s’extraire de ces passions qui ne sont que projections fausses, illusions (« j’ai trouvé la force là où on ne la cherche pas », écrit Nietzsche dans les brouillons de Humain trop humain, « dans les simples hommes doux, sans la moindre inclination à dominer », et c’est là presque un portrait du sage taoïste tel que nous l’a transmise la tradition chinoise).

Réagissant par cette forme particulière de résistance qu’est le « non-agir », gagnant à chaque instant sur lui-même et construisant petit à petit, dans le respect de l’instant, son existence croissante, l’homme se retrouvera lui-même.

Devenant dès lors, selon les philosophes chinois, un jun zi (« homme noble », « gentilhomme », c’est-à-dire un homme pleinement réalisé dans son humanité), selon Nietzsche un surhomme.



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