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Doris Lessing, C'est ainsi qu'un jeune noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure, L'Escampette éditions

Publié le 14 juillet 2010 par Irigoyen
Doris Lessing, C'est ainsi qu'un jeune noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure, L'Escampette éditions

Doris Lessing, C'est ainsi qu'un jeune noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure, L'Escampette éditions

L’interminable coupe du monde de football vous aura peut-être donné envie de lire ou relire certains écrivains sud-africains comme André Brink, John Maxwell Coetzee, Nadime Gordimer ou encore Breyten Breytenbach. En élargissant quelque peu l’horizon géographique je suis tombé sur le dernier opus de Doris Lessing, une véritable pépite. Rappelons que le prix Nobel de littérature 2007 vécut de longue années en Rodhésie du Sud avant d'être expulsée du pays - devenu Zimbabwe - par la bande à Robert Mugabe, le président-dictateur. Précision importante pour comprendre ce titre à rallonge.

A la façon d'un documentariste Doris Lessing nous propose une très intéressante approche des relations nord-sud à travers la lecture. Elle montre comment, dans un monde globalisé, nos actes de citoyens paisiblement installés dans leur confort peuvent avoir une influence directe sur l'existence de populations éloignées.

Tout commence dans une bibliothèque qu’abrite une école d'Afrique australe. Si les salles remplies de livres vous sont familières, il n’en est pas de même pour tout le monde. Les bibliothèques, tout comme les écoles d’ailleurs, sont souvent porteuses d’une histoire rendue complexe par la seule volonté des hommes.

Sa construction a été portée par une vague, que dis-je, par un tsunami d'enthousiasme déclenché par la Guerre de Libération, quand promesses furent faites que chaque enfant noir bénéficierait d'une éducation secondaire gratuite. Ces engagements n'avaient rien de cyniques, même s'ils étaient opportunistes. Ils étaient certainement sérieux, pris par des hommes qui avaient eu à se battre afin de poursuivre des études, mais nous ne connaissons que trop bien, hélas, le penchant de nos dirigeants, de nos premiers ministres et de nos présidents, pour les vœux pieux, et savons qu'ils promettent ce qu'ils voudraient voir devenir réalité, allant même peut-être parfois jusqu'à croire pour de bon que cela devienne réalité. Indubitablement, tous agissent comme s'ils avaient la certitude qu'il suffit de dire une chose pour qu'elle devienne réelle. « Une excellente instruction pour chaque enfant noir - gratuite » Quel rêve. Un rêve soutenu par une telle passion, partout dans un monde qui manque souvent de la plus élémentaire instruction.

La « Libération » une fois arrivée à son terme, et avec elle les financements de la Banque Mondiale, du Fonds Monétaire International et autres institutions, il fallut bien reconnaître qu'il n'existait encore que de rares écoles, et qu'elles étaient franchement rudimentaires. Les bons établissements étaient principalement les écoles des missions, qui avaient été et resteraient bien meilleures que tout ce qui verrait le jour pendant des décennies. La plupart des dirigeants africains y avaient fait leurs études.

Il fallait bâtir des écoles, des centaines d'écoles, ce qui fut fait, dans l'urgence et sur un mode reproduit d'un bout à l'autre du pays : des bâtiments dépouillés, de style caserne, plus adaptés aux soldats qu'aux enfants plein d'espoir. Les outils pédagogiques tels que les cahiers de devoirs, les manuels scolaires, les stylos et la craie étaient plus rares. Pendant de longues années, des parents qui caressaient le rêve de voir leurs enfants échapper à la pauvreté se portèrent volontaires pour aider à bâtir ces écoles, à mains nues, souvent, des salles de classe sans un manuel scolaire. Il arrivait qu'une classe comptant jusqu'à soixante enfants n'ait qu'un seul manuel, ou qu'une école toute entière ne dispose que d'un vieil atlas périmé donné par un établissement scolaire européen qui l'avait mis au rebut. Des enfants acharnés à apprendre coûte que coûte, à faire partie de notre monde, griffonnaient des cours sur des feuilles de papier d'emballage déchiré, voire de papier journal, et même – je l'ai vu de mes propres yeux – s'accroupissaient en rang dans la poussière autour d'une aire de sable aplani où les instructeurs, qui eux-mêmes n'avaient peut-être bénéficié que de trois ou quatre années de scolarité, traçaient à l'aide d'une baguette des additions ou des phrases, et rivalisaient avec les rafales de vent qui tentaient d'emporter mots et chiffres.

Dans la salle dénommée Bibliothèque, il y avait des livres.

Doris Lessing vante les mérites du mot, « clé du vaste monde ». Les mots, cette magie apportée par les livres, denrée encore rare dans de nombreux coins de la planète. L’auteure insiste sur l’utilité des manuels scolaires dans lesquels « l'expérience humaine est universelle ». Elle raconte les camions transportant des ouvrages que plusieurs villages vont devoir se partager. Elle parle de la lutte entre ceux qui veulent lire en langue régionale et ceux qui veulent lire en anglais.

Ce texte montre à l’évidence que l’accès à l’écrit, à la connaissance, à la culture est vital :

L'esprit d'une personne qui n'a pas lu ressemble à l'un de ces paysages où la poussière tourbillonne d'un horizon à l'autre.

Et de rappeler ce dont l’écrivain Alberto Manguel – voir chroniques précédentes – nous parlait déjà dans son Histoire de la lecture.

On raconte qu'à Cuba les ouvriers du tabac, hommes et femmes, revendiquèrent par l'intermédiaire de leurs représentants syndicaux qu'on leur fasse la lecture pendant qu'ils travaillaient. Ils réclamèrent des chroniques du monde du travail, des chroniques en général, des romans populaires. Ils écrivirent à Alexandre Dumas pour lui demander s'il accepterait qu'ils donnent le nom de son roman, Le Comte de Monte-Cristo, à un de leurs cigares. Une histoire pareille pourrait-elle arriver de nos jours ?

Ce livre peut aussi se comprendre comme un appel à une meilleure prise de conscience de la part du Nord, de l’Occident. Doris Lessing actionne le signal d’alarme et nous incite à réfléchir sur notre bonne conscience. Celle que nous avons quand nous donnons aux pauvres, en l'occurence des livres pour les bibliothèques africaines bien vides. Le don doit être un acte pensé. Ne cherchons pas à écouler coûte que coûte nos vieux livres sous prétexte que les démunis se satisferaient de tout.

Il s’agit donc ici d’en appeler à chacun d’entre nous – d’où cette proximité que l’on peut ressentir à la lecture de ce texte -. Doris Lessing ne théorise pas. Elle part d’une expérience concrète pour élargir le problème et s’interroger sur nos comportements. Ce que ne manque pas de souligner Alberto Manguel qui signe la postface :

Pour Lessing, la solution (ou du moins une tentative de solution) commence toujours par l'individu. L'individu, pense Lessing – et avant elle Aristote – désire essentiellement le bien : connaître le monde, vouloir que la justice y règne, ouvrir son esprit, accroître ses capacités intellectuelles, partager devoirs et privilèges, être le plus humain possible. Et ce désir, selon Lessing, se manifeste concrètement dans celui de lire, y compris dans les sociétés les plus démunies, les plus fragiles, conjointement à leurs efforts pour survivre physiquement, manger et boire dignement, posséder un toit et un refuge. D'où l'émouvante histoire qui donne son titre à ce texte. Un enfant vole un livre qu'il ne peut lire « pour avoir un livre à moi ». Deux impulsions le conduisent à cette action. D'abord, posséder l'objet, magique pendant l'attente, comme un talisman qui cèle d'immenses pouvoirs ; puis apprendre à s'en servir.

Plus loin :

Pour elle, être lecteur est une prise de pouvoir, un acte révolutionnaire qui permet d'accéder à la mémoire du monde, d'être un citoyen dans le sens le plus profond du mot. « Littérature et histoire sont des branches de la mémoire humaine », écrit-elle. Notre devoir est de toujours nous en souvenir.

Pas de doute : nous sommes ici en belle compagnie en cette période où les neurones s’abandonnent eux aussi à la chaleur d’un été bien chaud.

Pauvres de nous qui n’avons à souffrir de cela que quelques jours par an ! Ailleurs, la canicule s’installe souvent dans la durée. Et elle s’ajoute à la très longue liste d’embûches dont sont parsemés les chemins des citoyens ordinaires.

Ne l’oublions pas.


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