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Derniers soupirs avant couvre-feu, prologue, II.

Par Fihrist
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Crédits photographiques : Rheinhold Plank

Derniers soupirs avant couvre-feu, Prologue, II., pp. 8-14

La campagne passait pour délavée, même en plein zénith, et au plus fort de l'été son horizon déployait une inquiétante tenture mouchetée de cendres où voyageaient de lourdes pelotes de poussières. Errer sous cette voûte équivalait à regarder le monde à travers une fenêtre sale, au verre obscène, nos yeux ne pouvant se détourner de ses montants rouillés, comme infiltrés d'un mélange de plomb fondu et de sève séchée. Ainsi la vision paraissait blessée, écorchée à mêmes les paupières, pleurant du sang lui-même écaillé par le froid et qui bientôt gravait tout autour des orbites de brûlantes traces carminées, granulées, qui ne s'estompaient pas moins dans la nuit, ainsi qu'un péché ne disparaît pas dans la mort. Cette atmosphère louche, littéralement démangeante, semblable à celle de ces contrées aux hivers meurtris, perpétuellement remis en ordre de marche

par les grêles et les tempêtes et le ressac des plaies maudites et dont la colère se nourrissait de ses furies, poussait la vie toujours plus loin, toujours plus bas sous la terre parmi les ténèbres... exactement comme si la saison des fées n'était qu'une parenthèse d'une seconde, les autres saisons rien de moins que de curieuses boursouflures d'un instant. Mais que voyait-on au juste... ? Des cieux quelconques, enlevés à quelque mosaïque byzantine brûlée, saccagée, éclatée et dont on aurait jeté les fragments dans une solution boueuse en les laissant flotter un temps considérable, avant de les réappliquer sans souci d'ordre ni de couleurs ; des nuages donnant l'impression de s'effriter, de se déchirer dans l'air et de se disperser de même que des flocons de carnaval...

Ce que nous voyions ne donnait guère à rassurer, ce que nous entendions et écoutions malgré soi, en sourdine cependant, ressemblait à une sinistre thrène de crocs émoussés crissant à l'unisson. L'onirisme entêtant des belles plaines, vertes à s'en aveugler les yeux, l'enivrant parfum empreint de nostalgie des terres cultivées, portant les années dans leurs couleurs, imbibées de rosée à l'heure où l'aube frappe le ciel, de mille lignes de feu parcourues au crépuscule, les teintes or des larges champs, les sous-bois qui courent dans la vallée des secrets, miniatures d'imaginaires à portée de cœur, images si suggestives qu'elles racontent l'Histoire à ceux sachant prêter l'oreille, avaient fui les lieux il y a fort longtemps, les laissant comme en friche, engoncés en un profond malaise. Tout de même, ce malaise s'explique. Il suffit de regarder, c'est là, devant, derrière, tout autour des brises décomposées – le cri du silence – solitaire et se délectant de sa propre inanité, comme un suicidé prend plaisir à se poignarder, même après le coup fatal, charmé, envoûté du malsain nectar de ses dernières forces, riant, le sourire grimaçant et abjurant l'Éternel – le coup de celui pour qui le monde est bel et bien détruit par sa propre main. Ce bout de campagne-là avait trouvé sa place, s'était volontairement reclus de la vie, de sa chaleur défaillante et de sa vaine exubérance. Ses traits étaient ceux d'un corps dévidé de ses entrailles, séparé de ses muscles, soustrait au superflu – frappé d'un battement qu'une oreille humaine ne puisse consulter sans mourir d'effroi en l'instant. Elle ne donnait pas l'air d'être perdue ou inachevée, mais au contraire complétée et possédait tous les signes d'un accomplissement, devenant la fondation primaire d'un monde qui allait inexorablement devenir de même : maigre, asséché, dénué de tout appétit, résigné jusqu'à la gueule à périr sans même un gémissement. Cette campagne n'était qu'un lieu d'avant-garde. Voici ce qui faisait tant peur : c'était l'avenir que l'on y voyait, on marchait au milieu de l'agonie et notre propre âme ne s'y trompait guère qu'elle hurlait de fuir devant ce terrible envoûtement. En vain : il n'y a plus d'âme qui tienne ici.

Malgré tout ce qu'il pouvait y avoir de repoussant dans ce paysage au crépuscule fait de sombre voilures, aux aubes d'encre recrachée, son charme inquiet prétendait assez à fasciner pour que de petites troupes d'hommes y aient trouvé un curieux refuge et à quel prix ! – ou plutôt une geôle qu'un prisonnier aurait lui-même choisie pour y habiter, y languir et y mourir maudit de tous et de lui-même. Ainsi existait-il quelques hameaux sans noms ni drapeaux, acculés aux collines ou enfoncés dans la terre au plus haut que les chemins mènent... Îlots gravement postés aux quatre coins du pays comme si les masures avaient des glandes capables de tisser une toile aux dimensions gigantesques, avec laquelle attraper les misérables créatures égarées dans ce non moins considérable terrier... Je dresse un tableau bien ingrat et inexacte des espèces d'hommes demeurant dans cette espace dont la foi répudiée et l'esprit de torture flottaient comme un étendard sur une haute tour. Je leur prête des caractéristiques qu'ils n'ont et ne désireraient jamais posséder en plein, faibles qu'ils sont à fuir toute espèce de singularité, et il ne faut pas s'y tromper : ils n'avaient aucune espèce de force en eux-mêmes, sinon celle de tirer un maigre bénéfice de leur avilissement – c'est la nature, ou ce qui se cachait derrière ses misérables traits, qui était seule à même de leur procurer une curieuse vitalité, un mélange de volonté et d'acquiescement – de soumission envers chaque décision que leur maître prendrait à leur encontre et à celle des autres...

Et comme c'est une loi primitive qu'il faut payer pour chaque chose que l'on reçoit, les collines, les arbres, les bois, les ruisseaux éteints tiraient de ces cadavres, marcheurs sans direction ni épaisseur, de ces épaves sans pôle, aussi facilement qu'une femme tire l'eau d'un puits, le suc nécessaire à sa triste survivance. Ces hommes pouvaient en quelque sorte passer pour des gardiens du domaine, de sombres spectres observant l'horizon et tendant des pièges à quiconque y poserait pied,des rabatteurs de proies servilement et presque orgueilleusement attachés à leurs macabres fonctions. Je disais que cette nature avait un air morbide, et le terme donnerait encore à maints squelettes l'énergie nécessaire pour se trémousser sous les planches, mais la créature la plus anémique a cependant besoin d'un peu de sang pour ne pas tout à fait trépasser et de même ce coin blafard où suait le brouillard comme la sueur. La vie se suffisait à se nier intégralement, simplement. Ils se tenaient sous sa coupe, attentifs aux moindres gémissements du vent, observant froidement les alentours. Ils proclamaient avec un certain ravissement que dans le pays, la nature sent les objets du monde extérieur arriver, et qu'elle s'en tracasse et s'en exalte de mille façons différentes, à l'affût du moindre mouvement étranger s'en approchant. Ils disent que certains signes ne trompent pas, que les flaques tremblotent, que les hautes herbes des bas-fossés s'échinent, que les petits animaux se hâtent de trouver refuge et que le silence alors s'empare des lieux en attendant que quelque chose passe la frontière et enfin s'amène. Les gens du coin disent tant de choses qu'ils finissent bien par avoir raison entre deux bêtises.

Ils savaient aussi – oh oui ! savaient-ils et se délectaient-ils de cette simple promesse - que c'était cette nuit même que devait passer le convoi de la jeune meurtrière. Ça oui, tous les bleds se passaient le flambeau chaque fois qu'il dépassait un village, c'est à dire qu'ils s'envoyaient des signaux pour prévenir de son arrivée – encore qu'il n'y ait guère de patelins dans le coin, îlots de petite fortune largués entre deux océans de collines rêches et de marécages pour la plupart inaccessibles, même aux gars du pays qui s'y connaissent pourtant bien en chasse au gibier d'eau. Les vétustes projecteurs, mouchetés de bulles fienteuses, calquaient leurs rayons sur la lande à l'image d'une tranchée de lumière jaunâtre martyrisant un paysage déjà violenté. Ce n'était pas beau à voir ; et d'ailleurs peu de choses le sont par ici. On ne se soucie guère de l'harmonie ; on est pragmatique par tradition, vulgaire par addiction, un peu brutal en somme.

Des établis et des granges, les vieux couples avaient tirés quelques guéridons dévernis et de minces tables faciles à transporter jusqu'au milieu de la cour, là où la lumière des cuisines et des vérandas permettaient d'y voir encore un peu clair malgré la toile d'encre ayant recouvert le jour. Aux coins des tables étaient posés quelques morceaux de volaille, du pain dur ou un assortiment de charcuteries. Des pichets de boisson recueillaient la poussière au pied de chaises en bois aux tamis de paille tressée. Certains hommes jouaient aux cartes, sans précipitation et avec un certain sens du détachement, l'air d'être condamnés à abattre le jeu encore et encore, tels d'éternels suppliciés ; Sisyphes aux pays de l'Aluette. On voyait bien cependant qu'ils attendaient quelque chose à leur façon de hausser le coup et de narguer l'horizon, avant de finalement replonger dans leur jeu, le menton bas, se regardant tour à tour. On ne pouvait y voir à quelques mètres, malgré l'éclairage barbouillé par les ménages. Les haies, défraîchies par l'air rouillé qui rôdait, s'empenâchait comme de la fumée, ne distinguaient plus les hommes ; la solitude était plus entière et terrible que jamais ; il n'y avait rien à faire. Les bourrelets de la campagne stoppaient les faisceaux. Quand leurs bancs de lumière balayaient à la tombée, puis dans les hauteurs, et que les paysans se faisaient plus attentifs, concentrant leurs pupilles sur les milliers de cachettes qu'il fallait délivrer de l'obscurité, certaines choses apparaissaient.

Pour quelques secondes c'était la butte qui revenait en mémoire, une ferme aux volets maudits ou de courtes montagnes aux formes étranges de cônes flasques aux fondations branlantes, distribuant des cartouches dans une sourde angoisse, celle qui imprime les gens vivant au sein de miracles prêts à s'effondrer. Les projecteurs artillaient des choses dont l'on pouvait douter, des choses qui en l'état n'existaient pas ailleurs. Peut-être se sont-elles simplement usées à vouloir quitter comme ça la vie, sans soubresauts, en entraînant tout le reste avec elles. Vue de loin, cette nature d'un prochain ordre évoquait l'absurde œuvre d'un architecte à l'esthétisme acerbe, se prélassant dans l'expression d'une morosité portée à son plus haut degré. Le panorama semblait taillé à coups de burin, au hasard des frondes. Pour peu on aurait pu la prendre pour une sorte de camp à ciel ouvert. On ne pouvait décidément ne s'y attacher que par habitude, ou résigné, cerné et, je trébuche sur ces mots, employé par la mort. Les deux probablement. Ce système de communication était ridicule, obsolète, et donc ne détonnait guère dans ces recoins lourds et fatigués, en bout de course, comme las de supporter le menu fretin de l'existence, les saisons qui s'achèvent, tel un arbre ayant rompu, empoisonné et laissé pourrir ses propres racines pour mourir loin de l'agonie, sans espoir de retour, le lendemain sûr et sans surprise. Un vent se leva à l'ouest, faisant siffler les tiges et tinter une clochette suspendue au-dessus d'une porte restée grande ouverte ; une fenêtre fit un quart de ronde, avec un bruit mat, celui que murmure du bois se cognant au mastic. La brise monta un bout de colline et s'éteignit en un glissement qui fit encore frissonner quelques bosquets. Une complainte mécanique alluma les attentes et un parterre de vieilles mâtronnes en charpie, dézinguées comme des fruits crevés, assises en comité près d'un mur, mêlèrent à leurs souffles de diaboliques liturgies. La nature avait eu une longueur d'avance, encore une fois. Les hommes prirent notent et jetèrent leurs cartes. Ils déplacèrent un peu leurs chaises de sorte à porter leurs regards dans la même direction.

– La nuit pompe toute notre lumière, dit l'un d'entre eux. Tout notre espoir.

Enfin ils sentirent pour quoi ils veillaient.

–  La mort est un beau spectacle.

– N'est-ce pas surtout un joli chant ?

Les autres se turent et la nuit vibra de concert.


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