Magazine

Être ou ne pas être un disney (2)

Publié le 04 août 2010 par Zebrain
imagine028.jpg


Bleue comme une orange ou la simulation à tous les étages
Bleue comme une orange, c'est pour ainsi dire le futur catastrophique prédit par Ralf le comique catastrophe d'Il est parmi nous.
En effet, Ralf et son émission évoluent au cours du roman, lequel se transforme par là même en démonstration de ce qu'est la science-fiction et de la façon dont on l'écrit.
Ainsi que je l'ai déjà expliqué (mais je me permets de répéter pour ceux d'entre vous qui étaient occupés ailleurs), la S-F est une machine à fabriquer des simulations d'univers. Or, que fait l'énigmatique Ralf au cours de son émission ?
D'abord, il prédit la catastrophe totale,
la biosphère détruite, et aucun espoir de revenir en arrière. L'émission lasse. Ralf passe alors à une vision plus lointaine, celle d'un futur radieux, où l'humanité, ayant traversé sa crise de croissance, a enfin rejoint la civilisation transgalactique dont rêve tout bon amateur de science-fiction. Il en vient même à discuter de mécanique quantique et d'avenirs virtuels avec un futur prix Nobel, mais c'est une autre histoire : l'important est que pour le lecteur, le roman constitue une sorte de démonstration par l'exemple de ce que fait la science-fiction : jongler avec des idées, envisager des possibles, imaginer des modèles plus ou moins probables de futurs et ce dans le but de distraire, certes, mais aussi — et peut-être surtout, du moins en ce qui concerne Dexter Lampkin — dans celui de mettre en garde et d'inspirer.
Dans Bleue comme une orange, le réchauffement climatique est tel que certains endroits du globe sont devenus des enfers surchauffés. Des villes côtières, comme la Nouvelle Orléans ou Venise, ont disparu, mais d'autres parties du monde, la Sibérie par exemple, sont devenuse de nouveaux paradis. Quant à Paris, elle bénéficie d'un climat tel qu'il y pousse des palmiers et que des crocodiles pullulent dans la Seine... Politiquement, la situation est aussi partagée. D'un côté, les états n'ont pour ainsi dire plus aucune importance, remplacé qu'ils sont par la Grande Bleue, autrement dit, la grande nébuleuse des transnationales capitalistes pures et dures. De l'autre, on peut être citoyen et actionnaire de syndics qui, eux, ne sont pas des entreprises capitalistes...
Autrement dit, ce n'est pas le Grandiose Avenir, mais ce n'est pas non plus la Grande Catastrophe.
D'autant plus que les scientifiques s'occupent de la question du climat : la Grande Bleue produit des technologies qui permettent de palier plus ou moins les effets du réchauffement. Une fois par an, les Nations Unies se réunissent pour que soient présentés des programmes de modélisation destinés à prévoir les futures modification du climat. Certains prédisent d'ailleurs que l'effet de serre pourrait échapper à tout contrôle et conduire la planète à la Condition Vénus — c'est à dire un sauna surchauffé et inhabitable.
Mais pour une fois, la conférence ne va pas se dérouler dans un de ces malheureux pays grillés par le soleil où aucun journaliste n'a envie de se rendre pour parler de la possible fin du monde, mais à Paris, la belle tropicale. Encore mieux : ses sponsors de la Grande Bleue ont décidé de louer les services d'une entreprise de relations publiques. C'est donc pour Panis & Circenses qu'une jeune employée, Monique Calhoun, doit louer la Reine de la Seine, un super-bateau mouche « relooké » en bateau à aubes tels qu'on en vit autrefois sur le Mississippi. La Reine de la Seine est en apparence sous la direction du bel Eric Esterhazy, mais le jeune homme n'est là que comme couverture et employé des vrais propriétaires du bateau, les Mauvais Garçons, sortes de descendants anarcho-syndicalistes des mafias de notre époque — et à mon avis beaucoup trop gentils et romantiques pour être vrais... Le palace flottant est truffé de caméras et de micros, et sur ordre de leurs syndics respectifs, Monique et Eric s'engagent dans une danse de séduction/négociation typique des jeux de pouvoirs dans lesquels Norman Spinrad aime plonger ses personnages, jusqu'au moment où ils se rendent compte que la Grande Bleue est littéralement prête à tout pour continuer à vendre de la technologie — le jeu de poker entre les parties en présence devenant encore plus compliqué — et encore plus amusant — lorsqu'arrivent les Marenkos, couple de Sibériens cousus d'or et qui ne reculent devant aucune excentricité...
Comme tout bon roman, Bleue comme une orange est plusieurs choses à la fois : une comédie, une farce politique et philosophique et même un roman d'apprentissage pour les deux protagonistes principaux, puisqu'ils doivent à la fin s'engager moralement et politiquement.
C'est déjà pas mal — surtout si on songe qu'il vaut mieux ne pas le lire dans le bus ou le métro, sauf si on se moque d'être vu en train de glousser de rire — mais c'est encore autre chose.
La question du disney
Bien qu'il soit central, le vrai sujet de Bleue comme une orange n'est pas le réchauffement climatique. Ce sont les moyens utilisés pour le comprendre et le contrôler, autrement dit, les modélisations.
En effet, tout le suspense est bâti sur le fait de savoir si on peut ou non écrire un programme qui modélisera le climat de façon fiable. Si les modèles qui prédisent la Condition Vénus ont raison, alors il faut faire en sorte de stopper l'effet de serre et peut-être, pour certains, comme les Sibériens, abandonner les bénéfices du réchauffement du climat. Autrement dit, de la même façon que, dans Il est parmi nous, Ralf finit par jongler avec les futurs possibles, les protagonistes de Bleue comme une orange réfléchissent et agissent par rapport à des projections, des simulations de futurs climatologiques plus ou moins probables. Autrement dit, ils se comportent comme des auteurs de science-fiction, dont le métier est d'extrapoler des simulations d'univers à partir des données qu'ils possèdent sur le présent. Bleue comme une orange est, comme Il est parmi nous, un vrai roman de SF, bâti non pas sur de vieux clichés de vieille SF, mais sur une observation caustique du monde d'aujourd'hui, une démonstration sur la façon dont ladite SF fonctionne, et un univers qui exprime, mieux que tout ce que j'ai pu lire depuis longtemps, l'esprit de l'époque, l'âme du temps, bref, notre Zeitgeist.
En fait, ce que fait Bleue comme une orange, c'est montrer à quel point notre société est devenue un univers de SF. Pas parce que nous sommes allées sur la Lune, ou parce que nous avons internet et des fours à micro-ondes, mais parce que les simulations font partie de notre quotidien. Norman Spinrad appelle ce type de constructions des « disneys » (et si ça n'est pas une création linguistique qui frôle le génie, je me demande ce qu'il vous faut...).
Un « disney », c'est un faux, un environnement reconstitué, comme la Reine de la Seine est un faux bateau à aubes sur un faux Grand Canal (Venise étant engloutie, les gondoliers ont émigré...), ou comme le studio d'Eric Esterhazy est un faux paradis tropical, recréé à l'image d'atolls engloutis par les eaux...
Une esthétique est une philosophie ou une idéologie exprimée sur le mode plastique.
Nul n'a aussi bien compris cela que l'auteur de Rêve de Fer. Dans Bleue comme une orange, aucun décor n'est gratuit. Aucun objet, vêtement, meuble, menu de restaurant qui ne soit choisi avec minutie et avec un sens esthétique qui traduit bien mieux l'identité des forces en présence que de longs discours, et pour cause : tout comme Neuromancien, Bleue comme une orange utilise le fait que la SF soit une littérature dans laquelle les éléments constitutifs de l'univers décrit sont des signes pour décrypter le fonctionnement politico-esthétique du nôtre.
Sans dévoiler la fin du livre, on peut dire que la conclusion est que la réalité ne peut pas être enfermée dans des modèles — pas plus que notre environnement ne devrait être contrôlé par des transnationales productrices de disneys.
A moins que... les modélisations climatiques décrites dans Bleue comme une orange sont inutiles, mais le roman, lui, ne l'est pas.
L'homme du vingt et unième siècle sait désormais qu'il n'y a pas de modèle ultime, mais qu'il doit tout de même créer des paradigmes, des modèles, des simulations, des œuvres, car ce sont elles qui lui permettent de donner sens et forme à un univers qui, sans lui, n'est que Chaos.
Voilà, ou je me trompe fort, une réponse à ceux qui pourraient penser que les temps sont trop compliqués pour qu'on les observe et qu'on en tire une quelconque projection dans un quelconque futur. Les temps sont ce qu'ils sont : bourrés à craquer de nouveautés technoscientifiques dont on ne sait quelles conséquences précises elles vont avoir sur notre vie, et en apparence enfermés dans un cadre étroit qui ne laisse imaginer aucun changement profond et véritable. L'époque est une époque de transition, raison pour laquelle certains préfèrent y voir une fin — parce qu'ils sont incapables de voir les signes de quelconques débuts.
C'est exactement ce que dit Norman Spinrad dans Bleue comme une orange, et on ne saurait trouver meilleure lecture pour quiconque aime la vraie SF : celle qui combine l'énergie d'une inventivité et d'un humour sans limites et l'intelligence et la sensibilité de la vraie littérature.


Sylvie Denis


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Zebrain 230 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte