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Novel Novel - STEVEN MOORE, THE NOVEL, AN ALTERNATIVE HISTORY, BEGINNINGS TO 1600 (CONTINUUM, 2010) par Olivier Lamm

Publié le 23 août 2010 par Fric Frac Club
Novel Novel - STEVEN MOORE, THE NOVEL, AN ALTERNATIVE HISTORY, BEGINNINGS TO 1600 (CONTINUUM, 2010) par Olivier Lamm Steven Moore a eu l'idée d'écrire une histoire alternative du roman en 2002, au moment même où il découvrait la première traduction en anglais après 5 siècles de l'Hypnerotomachia Poliphili, monstruosité littéraire de la Renaissance italienne écrite dans une langue partiellement inventée à laquelle il faudrait consacrer un wiki entier* et où, simultanément, le roman de tradition « expérimentale » subissait sur trois fronts une étonnante attaque agglutinée. Rappelez-vous, le méchant bataillon avait pour leader charismatique un vrai traître à la cause en la personne de Jonathan FranzenI thought he was one of us », déplore Moore) qui, dans « Mr Difficult » un célèbre article du New Yorker du 30 septembre 2002 sur la publication d'inédits de William Gaddis**, tuait le père et prenait le relais d'un siècle de mauvais esprit littéraire mondial sur les livres difficiles (un lecteur bien élevé remplacerait « difficile » par « complexe »), le lisible et l'illisible, et désignait nulle et non avenue toute son œuvre après Les Reconnaissances et toute la littérature expérimentale après lui. A ses côtés, pas moins fustigateurs, ruminaient B.R. Myers et Dale Peck (dont le court extrait que j'ai pu de l'article « The Moody Blues », paru en 2002 dans The New Republic, qualifie sans chichi DeLillo, Hawkes et Gaddis de « stupides » et « ridicules » et Faulkner ou Joyce d' « incompréhensibles »), mais également l'Irlandais Roddy Doyle (et, pour étirer le propos de Moore, une immense floppée de gagnes-petit bien de chez nous dont je vous laisse le soin d'établir la liste). Ce qui chagrina le plus Steven Moore dans la salve de MPF (pour « Myers, Peck & Franzen et tous les lecteurs qui leurs ressemblent ») était pourtant moins son nœud idéologique, bien plus vieux que les café au quatrième étage des librairies Barnes & Nobles, que le point origine de sa cible présumée – ce bon vieux Ulysses :
« La fiction peut revêtir de nombreuses formes, mais MPF semblent avoir une vue très étroite de sa fonction, qui plus est très mal informée historiquement. Quiconque penserait que le dévergondage linguistique dans le roman a commencé en 1922 avec Ulysse n'a pas fait ses devoirs. Monsieur Peck, laissez moi donc vous présenter Messieurs Pétrone, Apulée, Achille Tatius, Subandhu, l'anonyme irlandais auteur de la Bataille de Magh Rath, Yehuda Alharizi, Teika Fujiwara, Gurgani, Nizami, Kakuichi, Colonna, Rabelais, Wu Cheng'en, Grange, Lyly, Sidney, Nashe, Suranna, Le Méchant Erudit de Lanling, Cervantès, López de Ubeda, Quevedo, Tung Yueh, Swift, Gracián, Cao Xueqin, Sterne, Li Ruzhen, Melville, Lautréamont, Carroll, Meredith, Hysmans, Wilde, Rolfe, Firbank, Bely, et al. Pour Robert Irwing, "le modèle pour tous ceux qui pensent que la haute littérature doit être allusivement obscure et complexe" n'est pas Joyce mais al-Hariri, un auteur de fiction arabe du 11ème siècle, et un érudit Sanskrit décernerait plutôt le prix au romancier du 7ème siècle Bana ».
Vaille que vaille, s'il savait à l'avance qu'il ne pourrait convaincre les MPF de la « supériorité » des romans « littérairement conscients » et fidèles à l'étymologie du vocable anglais qui les désigne*** sur les « genres » de romans qui ont leurs préférences, Moore s'est fixé pour mission minimum de réfuter ces « suppositions méprisantes et obscurantistes sur les auteurs qui créent de tels romans et les lecteurs qui les chérissent ». A commencer par une réécriture majeure de l'histoire anglo-saxonne officielle et ethnocentriste du roman qui nous raconte qu'il serait né au 18ème siècle quand le texte narratif en prose commença à assumer son statut fictionnel et à afficher une volonté réaliste, c'est-à-dire le Robinson Crusoe de Daniel Defoe (les Français sont généralement plus flous, considérant souvent les poèmes hagiographiques des vies de saints ou les épopées en vers du Moyen-Âge comme des romans à part entière) puis aurait mûri en Angleterre, aux Etats-Unis, en France et en Russie sous les impulsions réalistes et/ou historiques et/ou socialement engagées de Dickens, Hugo, Flaubert, Balzac, Tolstoï, Hawthorne etc. Mondiale et œcuménique, ambitionnant un parcours circulaire et traversant, la version alternative de Steven Moore nous trimballe depuis l'Egypte du 20ème siècle avant Jésus Christ jusqu'à l'Espagne de la Renaissance et répertorie et analyse culture par culture, époque par époque, plus de deux cent romans grecs et latins, indiens (sanskrit, pali, prakrit, paisaci et telugu), japonais et chinois, perses et arabes, hébreux et byzantins, norois et français, italiens et espagnols, tibétains et mésoaméricains, parmi lesquels autant de monstres rabâchés mais, avouons-le, presque jamais lus (Gilgamesh, L'âne d'or d'Apulée, le Satiricon de Pétrone, les Mille et une Nuits, l'Ancien Testament, le Zohar, le Décaméron de Boccace, Le Dit de Genji de Murasaki Shikibu, les sagas islandaises, le Popol Vuh, le Livre du Graal de Robert de Boron, le Banquet de Dun Na N-Gedh, Amadis de Gaule) qu'une majorité d'œuvres totalement méconnues ou oubliées, le plus souvent pour cause de déficit de traductions modernes voire de traductions tout courts (nb, Moore lisant presque exclusivement dans sa langue maternelle, il déplore autant de lacunes dans sa langue que notamment dans le français, un lecteur curieux lisant les deux langues est obligé de virevolter entre les deux).
Au premier abord, le programme est à peu près similaires à l'énorme anthologie inédite en français de Franco Moretti ; mais l'angle que choisit Moore pour sa contre-attaque est tout à fait inédit. S'il n'est pas un scholar chercheur officiel ni un historien, si la somme de savoir contenue dans ce livre l'est aussi ailleurs, dispersé dans une grosse bibliographie de volumes plus ou moins généralistes (du Rhetoric of Fiction de Wayne C. Booth jusqu'à l'Art of Fiction de David Lodge en passant par Metafiction de Patricia Waugh), universitaires ou manifestes (derrière le récent Quichotte & Fils de Julían Rios, les moins célèbres s'appellent Temple of Text, Surfiction, The Literature of Replenishment et ils sont signés respectivement de trois grands briseurs de page, William H. Gass, Raymond Federman et John Barth), la principale aubaine de cette histoire effectivement alternative tient essentiellement à son formidable auteur (et lecteur). Ancien éditeur de la Review of Contemporary Fiction et de Dalkey Archive****, critique au Washington Post, il est parmi les plus grands spécialiste de l'oeuvre de William Gaddis, il a mis le pied à l'étrier de David Foster Wallace et se définit lui-même spécialiste volontaire de la littérature du 20ème siècle. Sans surprise, sa somme est donc à charge, orientée, et militante, et les références systématiques aux pontes de la littérature expérimentale américaine d'après-guerre laissent peu d'équivoques quant à la liste des dix livres que le gars emmènerait sur une île déserte. Mais avant toute chose, références d'initiés pour les uns ou insupportables pour les autres, elle déborde à chaque page de cet enthousiasme magique qui donne envie de surligner en fluo la moitié de ses phrases et de dévorer tous les livres qu'elle évoque. Moore a une idée amoureuse en tête (« Give me big, thick books full of ideas », répond-il le plus simplement du monde à ceux qui opposent difficulté de lecture et plaisir de lecteur), quelques étoiles du berger de choix (l'érudition, la métafiction, les livres qui parlent d'autres livres) et il se donne tous les moyens – un poil de mauvaise foi, un peu d'arbitraire et une érudition démente – pour faire hurler à l'Histoire mondiale du roman ce que personne n'avait jamais tenté de lui faire dire auparavant de manière aussi partisane : écrire un roman, c'est inventer une forme pour raconter une ou des histoires, la performance rhétorique est indissociable de l'art littéraire, et le plaisir de la lecture provient au moins aussi largement de l'appréciation de la-dite performance que des histoires qu'elle nous raconte. Comprendre ensuite : tous les autres livres qui ne font qu'autre chose n'en sont pas. Comprendre enfin : la ligne de démarcation entre le roman expérimental et le roman « classique » ou populaire est une invention idéologique, et c'est une course à l'innovation mondiale longue de 4000 ans qui, des Mille et une Nuits jusqu'au Voyageur malchanceux de Thomas Nashe, nous le démontre, puisque du Japon de l'époque de Heian jusqu'à l'Angleterre élisabéthaine, les innovations formelles et la densité d'érudition des romans étaient des arguments de vente, de plaisir et de popularité. Pour son entreprise, Moore s'embarrasse d'ailleurs de peu de définition : simplement, modestement et d'une manière qui horrifiera la plupart des universitaires pour qui le roman ne tire pas son identité de ses formes mais de ses fonctions narratives et sociologiques, son livre exclut sans hésiter toute l'oeuvre en vers (y compris les grandes poèmes narratifs de Dante, Chaucer et Chrétien de Troyes), laissant seulement son ombre portée appuyer de tout son poids sur les chefs d'oeuvres largement moins connus et débattus qu'il place au centre de sa thèse à contrainte. Comme il l'explique en préambule de son chapitre sur le roman de l'Egypte ancienne, il n'est pas si difficile de dénicher dans les écrits des premières civilisations des « prototypes de fiction » assimilables au genre hétéroclite du roman selon nos critères modernes ; en revanche, il est infiniment complexe de distinguer la prose de la poésie et la fiction de la mythologie, et de classer selon les critères de classification des âges ultérieurs les œuvres de civilisations qui n'avaient pas inventé de mots pour désigner le mythe, l'épopée ou la poésie (Moore cite le cas très significatif des Hébreux, qui n'avaient de mot ni pour désigner l'histoire ni pour désigner la littérature). Avec pour tout critère l'intention de la performance rhétorique (c-à-d l'intention de la narrativité, c-à-d l'intention de la littérature), Moore préfère inclure les codex mésoaméricains et les Actes des apôtres (dont il qualifie pourtant certains de piètres copies des romans grecs et latins les plus populaires à de pures fins propagandistes) aux grandes œuvres en vers. Il fait son choix, problématique ; avouons que tout ce qui nous importe est la singularité lumineuse qui coule en torrent dans son livre.
Le violent distinguo établi, Moore fait presque profil bas dans le choix de son modus operandi, puisqu'il s'en tient à un gros travail de lecture, entre volonté encyclopédique et exégèse critique (« I still prefer Dickens's Great Expectations over Kathy Acker's Great Expectations, though I'll take Lauren Fairbanks's Sister Carrie over Dreiser's any day – there's a whole other world of novels out there most peopole never even hear of, much less read. Let's go see »). Le choix est idéal, car Moore est un lecteur éblouissant, tenace, concret mais aussi loufoque, incarné, spirituel, accessible ; parce que la forme ne saurait jamais résumer une oeuvre de littérature, il raconte toutes les intrigues ; parce qu'un texte sans lecteur n'est pas un texte du tout, il ne recule devant aucune fantaisie post-moderne et iconoclaste pour rendre son propos et ses exégèses plus vivantes, gonflant ses lectures de références astucieuses à la culture pop (Dragnet, Seinfeld ou les Monty Pythons ici, Playboy, le catch ou Pink Floyd là – « Tell me why literary authors aren't allowed to be as ambitions as pop musicians », plaide-t-il en faveur de la complexité en se référant à Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band) et de diatribes engagées sur le sexisme, l'idiotie et surtout, surtout l'obscurantisme religieux***** Considérant ainsi les textes du point de vue absolu de la littérature et de la vie des hommes, il laisse aux formes plutôt qu'aux époques et aux contextes la tâche de définir les territoires et les genres, ce qui lui permet d'établir des parentés insensées entre les textes et de tirer des fils fabuleux à travers les âges et les cultures : le Byzantin du 14ème siècle Andronikos Palaiologos serait un ancêtre de Sade, le Livre de Tahkemoni du Juif al-Harizi et les Midrashim du Zohar de Moïse ben Shemtov de León anticiperaient les « jeux de mots joyciens » ; l'Alphabet de Ben Sira annoncerait les romans alphabétiques de Richard Horn, Milorad Pavic et Walter Abish ; La Vie de Lazarillo de Tormes anticiperait Huckleberry Finn, Marguerite Briet (1515 – 1550), auteur des Angoysses douloureuses qui procedent d'amours serait l'ancêtre de Kathy Acker, Georges Gascoigne (1525 – 1577) aurait écrit avec The Adventures of Master F.J. un précédent au Feu pâle de Nabokov, le réalisme magique aurait été inventé autour du 20ème siècle avant Jésus Christ par un Egyptien anonyme******, les premières scènes de sexe explicitement décrites de l'histoire universelle sont à lire dans un roman byzantin du 12ème siècle attribué à Makrembolites ; Antoine Diogène aurait écrit avec ses Merveilles d'au-delà de Thulé le premier roman encyclopédique, avant Rabelais et Moby Dick, et le Vasavadatta de Subandhu, écrit en sanskrit au 5ème siècle, serait l'arrière-arrière-arrière-arrière grand oncle de Finnegans Wake. J'en vois déjà deux, trois dans le fond de la cale qui lèvent les yeux aux ciel, et j'ai déjà envie de leur écraser mon exemplaire du Songe de Poliphile sur la tête. A l'instar tous nos commentateurs préférés de la chose littéraire, Nabokov, Gass, Monterroso ou Borgès, Steven Moore est précisément un auteur passionnant parce qu'il est un lecteur incarné, lucide et caractériel, et il nous apprend le plus quand il risque l'outrage. Pour finir, sans conclure, j'ai seulement envie de recopier le blurb rédigé par le très regretté David Markson, qui nous a quitté ce printemps, à propos du livre de Moore : "L'éventail de Moore est prodigieux. Et l'intelligence qu'il puise pour traiter ses sources est incroyable, des intuitions les plus fines jusqu'aux jugements les plus audacieux (mais apparemment toujours fondés). Ajoutez à ça l'esprit de Moore, sa prose lucide et orwellienne, sa capacité à rendre excitant le moindre résumé d'intrigue ou le sens si contagieux du bonheur littéraire qui bouillonne à chaque page... Si l'on ne tient pas là un chef d'oeuvre de la critique en puissance, je ne sais pas de quoi on parle"
On tremble d'impatience en attendant le volume deux.
*Les français ont le privilège d'avoir sous le coude le Songe de Poliphile, adaptation arrondie aux angles en 1546 par Jean Martin.
** La réponse la plus flamboyante à l'article de Franzen fut signée par Ben Marcus dans Harper's.
***« novel » vient du latin novellus pour nouveau pour nouveau ; en français « roman » coule de la « lingua romana », le vernaculaire.
**** Nos lecteurs savent bien-sûr ce que certaines gens du FFC doivent à cette indispensable coopérative à but non lucratif américaine.
***** On pourrait consacrer un livre entier à l'allergie de Moore à toutes les religions organisées et au mal qu'elles ont fait, font et feront à la création littéraire ; mais les pages purement littéraires qu'il consacre à la Bible et à son élaboration désordonnée dans les chapitres « Ancient Hebrew Fiction » et « Ancient Christian Fiction » sont lumineuses.
****** Aussi fabuleux que cela puisse paraître, Moore n'est pas isolé dans cette croisade : l'égyptologue E.S. Meltzer compare l'auteur du « Conte du paysan éloquent » dont il est ici question à Mark Twain…


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