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Omotesando, du côté de Prada Aoyama et de chez Haruki Murakami ...

Publié le 23 août 2010 par Asiemute

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"Partir de rien pour monter une affaire et travailler sans cesse à son amélioration était tout ce que j’aimais. C’était mes clubs de jazz, c’était mon monde à moi. Jamais je n’avais connu ce genre de joie à l’époque où j’étais correcteur. Pendant la journée, je m’occupais de diverses tâches administratives et, le soir venu, je faisais un tour dans mes bars, goûtais les cocktails, observais les réactions des clients, surveillais la façon de travailler des employés, écoutais la musique. Je remboursais chaque mois à mon beau-père une partie de l’argent qu’il m’avait avancé, mais il me restait néanmoins des revenus très confortables. Nous avions acheté un appartement de quatre pièces à Aoyama, je roulais en BMW 320. Notre seconde fille naquit à ce moment-là.

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A trente-six ans, je possédais déjà une petite résidence secondaire à Hakone. Ma femme s’était acheté une jeep Cherokee rouge pour faire ses courses et accompagner les enfants dans leurs déplacements. Les deux clubs me rapportaient suffisamment pour en ouvrir un troisième si je le désirais, mais je n’y tenais pas. En augmentant le nombre de bars, je me serais tué à la tâche pour en assurer la gérance administrative. Qui plus est, je ne voulais plus sacrifier tout mon temps au travail. J’en parlai avec mon beau-père, qui me conseilla d’investir une partie de mes bénéfices en actions boursières et biens immobiliers. Ca rapportait vite, et ce n’était pas compliqué à gérer. Cependant, je n’y connaissais pas grand-chose.
- Tu n’as qu’à me faire confiance pour les détails, me déclara-t-il. Si tu fais ce que je te dis, tu ne pourras pas te tromper. Je connais la façon de procéder ne la matière.
En investissant selon ses conseils, je fis d’importants bénéfices, et très rapidement.
- Bon, tu as compris, n’est-ce pas ? dit mon beau-père. Dans tous les domaines, le savoir-faire s’acquiert. Si tu avais travaillé dans une société, même en cent ans, tu ne serais pas arrivé à un tel niveau. Pour réussir, il faut de la chance, et de l’intelligence. C’est normal, mais ça ne suffit pas : il faut aussi des capitaux. Sans capitaux, tu ne peux rien faire. Plus important encore, il y a le savoir-faire. Tu as beau posséder tout le reste, sans savoir-faire, ça ne marche pas.
- Ca, c’est bien vrai, répondis-je.

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Je comprenais parfaitement ce que mon beau-père voulait dire. Ce qu’il appelait « savoir-faire » était un système qu’il avait construit – un système assez dur et complexe consistant à obtenir des informations fiables, à s’entourer d’un réseau humain efficace, à investir et à en tirer des bénéfices. Ces bénéfices étaient ensuite augmentés, transformés en passant à travers un filet délicat de lois et d’imposition, ou bien ils changeaient de nom et de forme. Mon beau-père voulait m’apprendre les rouages d’un tel système.

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Sans cet homme, je serais aujourd’hui encore correcteur de manuels scolaires, certainement. Je vivrais dans un deux pièces minable à Ogikobo Ouest, roulerais dans une vieille Toyota Corona d’occasion à la climatisation défectueuse. Je m’étais bien débrouillé avec les conditions qui m’avaient été offertes au départ. J’avais ouvert deux commerces en peu de temps, j’avais trente employés à mon service, je faisais des bénéfices au-delà de la moyenne. Mes deux clubs étaient gérés d’une façon qui forçait l’admiration de mon inspecteur des impôts en personne, et ils jouissaient d’une excellente réputation. Pourtant, il existait sûrement des tas de gens dotés des mêmes capacités que moi, qui auraient pu obtenir un résultat identique. Moi, sans les capitaux et le « savoir-faire » transmis par mon beau-père, je n’y serais jamais parvenu. Cette idée me mettait assez mal à l’aise. Il me semblait que j’avais pris un raccourci pas très légal et employé des moyens immoraux. Je faisais partie de la génération qui avait connu les violents mouvements étudiants des années soixante-cinq à soixante-dix. Que cela vous plaise ou non, nous avions vécu ces évènements. Pour dire les choses avec un peu d’emphase, ma génération avait hurlé un « non » massif à la face d’une logique capitaliste toujours plus pure, toujours plus complexe et toujours plus performante qui avait complètement absorbé l’idéalisme momentané de l’immédiat après-guerre. Du moins, j’analysais la situation ainsi. Les mouvements étudiants avaient représenté une crise violente à un tournant  de l’évolution de la société. Mais le monde dans lequel je vivais maintenant avait été édifié  selon une logique de capitalisme avancé. Finalement, j’avais été récupéré peu à peu, à mon insu ; par ce monde. Pendant que j’attendais au feu rouge de l’avenue Aoyama, au volant de ma BMW, en écoutant le Winterreise de Schubert, il m’arrivait de pense « On dirait que tout ça n’est pas ma vie », comme si je suivais un destin préparé pour moi par un autre, dans un lieu que ne n’avais pas choisi. En quoi cet homme que je voyais dans la glace du rétroviseur était-il vraiment moi-même, en quoi s’agissait-il d’un autre ? Cette main sur le volant, était-ce vraiment la mienne ? Jusqu’à quel point ces paysages autour de moi étaient-ils la réalité ? Plus je réfléchissais à tout cela, moins je comprenais. »

Extrait de "Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" de Haruki MURAKAMI

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Boutique "PRADA" concue par les architectes suisses Herzog et de Meuron

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Boutique "Comme des Garçons" réalisée par l'architecte japonais Kawakubo Rei

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L'architecture de la boutique "CARTIER" a été réalisée par l'architecte japonais Jun Mitsui

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Toutes les photos ont été prises à Omotesando (Tokyo) en mai 2010. J'avais fait le même parcours sur l'avenue Omotesando l'année précédente mais de jour. C'est ci-dessous, avec un autre extrait du roman de Murakami  (clic sur la photo).

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