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Les milliards de Raymond Queneau

Publié le 09 septembre 2010 par Savatier

 Depuis le début de la crise économique, on parle beaucoup de milliards. Quelle que soit la devise concernée, ces chiffres ne parviennent qu’à donner le vertige ou à susciter l’indifférence, tant les sommes ainsi énumérées échappent à l’entendement du public. Un autre nombre, plus vertigineux encore, fut introduit en littérature par Raymond Queneau en 1961. Il ne s’agissait toutefois ni de francs, ni de dollars, mais, plus simplement, de poèmes. Cent mille milliards de poèmes (Gallimard, 36 €), tel était le titre de cet étrange livre-objet, support d’un concept de poésie combinatoire sorti de l’imagination fertile du co-fondateur (avec le mathématicien François Le Lionnais) de l’Oulipo.

Le principe en est simple : le livre se compose, outre un mode d’emploi et un aperçu de ce qu’est la littérature expérimentale, de dix pages, chacune comportant, sur son verso, un sonnet différent. Chaque vers est imprimé sur une bande horizontale de papier fort séparée des autres, que l’on peut tourner individuellement comme une page (voir photos). De la sorte, le lecteur a le loisir, en feuilletant l’ouvrage, de retenir les vers de son choix pour composer un sonnet à sa guise.

Cette « machine à fabriquer des poèmes » qui, bien que l’auteur s’en défendît à l’époque, rappelle le concept surréaliste des Cadavres exquis, répond à de stricts critères : les rimes ne devaient pas être trop banales ni trop rares, chaque sonnet devait avoir un thème et une continuité, la structure grammaticale devait permettre de faire (plus ou moins) sens, tous les sonnets devaient être réguliers, composés de deux quatrains et deux tercets, soit quatorze vers.

Le résultat obtenu, bien que ludique, dépasse le simple divertissement, car il permet au lecteur de composer un total de 1014 sonnets différents, soit cent mille milliards. Comme le précise Queneau :

« En comptant 45 s pour lire un sonnet et 15 s pour changer les volets [les bandes de papier], à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour 190.258.751 années plus quelques plombes et broquilles ».

En d’autres termes, de la lecture pour bien plus que de longues soirées d’hiver. Au-delà de la performance littéraire, ce livre demeure l’un des plus curieux de la littérature française. Voici un aperçu des ressources quasi-inépuisables qu’il offre :

Du jeune avantageux la nymphe était éprise

Pour déplaire au profane aussi bien qu’aux idiots

Le Turc de ce temps-là pataugeait dans sa crise

Et tout vient signifier la fin des haricots

a

Quand on prend des photos de cette tour de Pise

Les gauchos dans la plaine agitaient leurs drapeaux

Aller à la grand ville est bien une entreprise

Lorsque vient le pompier avec ses grandes eaux

a

Le brave a beau crier ah cré nom saperlotte

Gratter le parchemin deviendra sa marotte

L’autocar écrabouille un peu d’esprit latin

a

Barde que tu me plais toujours tu soliloques

On mettrait sans façon ses plus infectes loques

L’écu de vair ou d’or ne dure qu’un matin.

Illustrations : Couverture et pages intérieures de Cent mille milliards de poèmes


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