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Le "déficit démocratique" de l'Union européenne aperçu sur un "mythe"

Publié le 05 octobre 2010 par Bfdc

Le « déficit démocratique » de l’Union européenne :
aperçu sur un « mythe ».

Stéphane PINON

Maître de conférences de droit public,

Université de La Rochelle.

Directeur adjoint du Lasape.

Résumé : Abandonner le réflexe du « déficit démocratique » pour analyser l’Union suppose un effort de conceptualisation aboutissant à formuler l’hypothèse d’une démocratie à grande échelle. Cette voie implique de détacher la démocratie de sa racine étymologique et d’opérer un véritable travail de reconstruction sémantique. Il doit aboutir à penser la fragmentation des sources de légitimité, à repenser un modèle de médiation entre les représentants et les citoyens par les groupes d’intérêts et les nouveaux vecteurs d’expression de la société civile. Loin d’un mimétisme institutionnel avec le modèle parlementaire étatique, l’Europe se révèle incompatible avec tout leadership, avec la logique majoritaire et les circuits normatifs hiérarchisés. En somme, comprendre cette organisation inédite des pouvoirs, c’est accepter de faire la théorie d’un système décisionnel centré sur le « compromis ».

Penser l’Union européenne sous l’angle de la démocratie est souvent source « d’anxiété » car on y retrouve jamais la réplique des modèles nationaux. La démarche pourrait aussi être source « d’enthousiasme » devant l’éclosion d’un nouveau modèle d’organisation des pouvoirs, presque une préfiguration des démocraties de demain… Un immense champ se découvre là pour l’investigation, le juriste aurait bien tort de ne pas y prendre part.

Comment se saisir de cet objet politico-juridique non identifié ? En admettant tout d’abord que puisse s’ouvrir un « nouveau cycle » dans la vie des démocraties (après le rôles des partis, la participation directe, le contrôle de constitutionnalité etc.). En admettant ensuite que puisse exister une démocratie à grande échelle, dénationalisée ou découplée du cadre étatique traditionnel. Enfin, en acceptant de sortir de nos grilles stato-centriques d’interprétation pour cheminer sans a priori vers les nouveaux phénomènes d’interférence entre le Pouvoir et les citoyens inaugurés dans l’espace européen. Ce dernier effort, celui d’une prise de distance par rapport à nos référents traditionnels, révèlera deux choses : que des pans entiers du balisage conceptuel de la discipline constitutionnelle française souffrent d’anachronisme, qu’une nouvelle grammaire juridique de la démocratie est à inventer pour accompagner la constitutionnalisation de l’Europe. Pour Jean-Paul Jacqué, le traité de Lisbonne marque de telles avancées dans le fonctionnement des institutions que « la thèse du prétendu déficit démocratique de l’Union n’est plus aujourd’hui qu’un argument politique sans fondement dans la réalité des traités. À vrai dire si l’on compare le système de l’Union à celui de certains Etats membres, le déficit démocratique paraît plutôt se situer du côté de ces derniers »[1]

Sortir de cet « argument politique » conduit à se munir de nouvelles grilles de lectures pour comprendre l’originalité du système de l’Union. Il repose sur un phénomène d’interface dépolitisé entre représentants et représentés d’une part, sur un mode inédit de prise de décision d’autre part.

I. De nouveaux phénomènes d’interface entre représentants et représentés

Au sein des Etats, le monopole de la structuration de la vie politique par les partis est en crise, mais il perdure. Dans l’Union européenne, il n’a jamais existé. Ce qui pouvait au départ être ressenti comme un retard rédhibitoire prend aujourd’hui l’allure d’un dépassement du modèle étatique en voie d’essoufflement.

Cette « société civile », nouveau mot d’ordre des gouvernements nationaux, objet de passions soudaines de la part des législateurs[2], est implantée depuis plusieurs décennies déjà au cœur du processus décisionnel européen. Elle y est l’expression d’une dynamique participative spécifique, presque « post-partisane ». Il ne s’agit plus de saisir l’individu de manière abstraite, mais dans sa concrétude sociale, dans la diversité des solidarités qu’il développe dans l’espace public (solidarité professionnelle, économique, culturelle, religieuse etc.). Plutôt que d’établir des parallèles hâtifs avec Marx ou de rejeter l’expérience au nom du spectre néo-corporatiste, la « société civile » peut se présenter comme un ensemble d’associations, d’organisations et de groupements non étatiques « qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée »[3]. Pour Jürgen Habermas, négliger ces nouveaux leviers permettant au tissu social d’acquérir une substance véritablement politique reviendrait à se priver d’un vecteur indispensable pour mieux brancher l’espace politique sur l’espace social.

Dans un cadre parlementaire européen caractérisé par des partis politiques aphones, les groupes d’intérêts n’ont eu aucun mal à les concurrencer sur la scène délibérative. Loin de se contenter d’une présence active au sein du Conseil économique et social, ils ont rapidement investi, de manière moins institutionnalisée, les différents lieux de décision apportant informations et expertises au Coreper, au secrétariat du Conseil, à la Commission et lors des négociations en comités. Ainsi donnent-ils aux individus une autre voie d’accès au processus décisionnel. Représentation plurielle – de manière égalitaire par la voie élective, de manière plus sociologique par les différents acteurs de la société civile – participation citoyenne par des canaux diversifiés – les représentants élus, l’initiative populaire (nouvel article 11.4 TUE), les groupes d’appartenance – c’est à une négation du monisme révolutionnaire, fait d’unité et de désociologisation de la vie politique, qu’aboutit l’ordre institutionnel de l’Union européenne. On retrouve là l’idée d’équilibre par enchevêtrement des légitimités. La légitimité parlementaire issue du suffrage universel est complétée par une forme plus spécialisée de représentation, mêlant compétence technique et proximité sociale. Toute une tradition idéologique dénonçant la vision bipolaire d’un face-à-face entre l’Etat et l’Individu se trouve là réhabilitée.

Dans ce climat de défiance à l’égard du politique, de dévalorisation du débat parlementaire, d’abstention menaçante, de montée en puissance des valeurs de réflexivité et de proximité, la revendication d’une connexion avec le peuple dans sa pluralité sociale ne pouvait que profiter à la Commission. Elle en fit l’élément clé de son fameux Livre blanc sur la « Gouvernance européenne » du 25 juillet 2001. Dès la première page, qui en résume le contenu, il est écrit que « le Livre blanc propose d’ouvrir davantage le processus d’élaboration des politiques de l’Union européenne, afin d’assurer une participation plus large des citoyens et des organisations à leur conception et à leur application ». Au paragraphe III, consacré aux « changements proposés », le premier de la liste consiste à « accroître la participation des acteurs », ce qui passe notamment par une plus forte participation des niveaux régionaux et locaux à la politique de l’Union et par une implication grandissante de « la société civile »[4]. À côté d’un canal démocratique traditionnel reposant sur l’égale représentation des citoyens, une forme plus fluide de démocratie est encouragée, par le biais d’une participation directe et ouverte des intérêts organisés et des associations civiques. Dans le jeu des sources du pouvoir et de l’autorité, la Commission tient là le substrat théorique adéquate pour tenir son rang au sein du « carré institutionnel ». C’est pour elle le moyen de donner une assise à « l’intérêt général communautaire », de le substantialiser, et de rivaliser avec la légitimité élective du Parlement et intergouvernementale des Conseils.

Le plaidoyer de la Commission ne restera pas sans lendemain. Outre le succès rencontré par la méthode de « coordination »[5], une vraie promotion juridique de la société civile finira par s’opérer. À l’occasion du traité de Nice tout d’abord, lorsque la notion de « société civile organisée » fait son apparition à l’article 257 du TCE relatif au Comité économique et social. Avec le traité de Lisbonne ensuite, lorsqu’une large place est réservée à ce nouveau mode d’interface entre le pouvoir et les citoyens dans le titre II du TUE relatif aux « principes démocratiques ». Ainsi découvre-t-on à l’article 11 point 1 que « Les institutions donnent, par les voies appropriées, aux citoyens et aux associations représentatives la possibilité de faire connaître et d’échanger publiquement leurs opinions dans tous les domaines d’action de l’Union. Au point 2, il est écrit que « Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile ».

L’importance accordée à ce canal de légitimation post-électoral ou post-parlementaire n’est pas sans susciter des interrogations. Comment éviter le reproche de partialité dans le choix des organisations dites « représentatives » ? Les mutations de la société étant constantes, peut-on imaginer le mécanisme adéquat d’une révision périodique des unités représentées ? Comment éviter d’alourdir le processus décisionnel et de brouiller toujours plus le circuit de la responsabilité avec l’entrée en scène des groupes d’intérêts ? Ces derniers, par la codification de leurs rapports avec les institutions, peuvent-ils échapper au phénomène de bureaucratisation qu’ont connus les partis et les syndicats ? En dépit de ces obstacles, la poussée des « contre-pouvoirs sociaux » demeure un fait observable aux différents niveaux territoriaux de prise de décisions. Partout, les institutions expriment un même souci de réactivité immédiate aux expressions plurielles de la société ; une circularité de la production normative se développe entre les acteurs politiques et la concrétude de l’environnement social. Les Etats n’échappent pas à ce basculement de l’architecture décisionnelle : au passage de la pyramidal au réseau[6]. Dès lors, si l’Europe se caractérise par une vraie amplification du phénomène, son système pourrait très bien être perçu comme une préfiguration des relations de pouvoirs dans les démocraties de demain.

II. Un mode inédit de dialogue entre les pouvoirs

Ce mode inédit de dialogue entre les pouvoirs se développe à deux niveaux : l’un que l’on pourrait qualifier de « vertical » et qui tente de favoriser une participation accrue des autorités régionales et locales aux politiques de l’Union ; l’autre qui se situe dans un rapport plus « vertical » touchant à la méthode de délibération au sein même du triangle décisionnel.

Sur le plan vertical, le lexique généralement utilisé est celui de la multilevel-governance, traduit sous la forme d’une gouvernance « multi-niveaux » (à côté de la gouvernance multi-acteurs). Elle y était encouragée par le Livre blanc du 25 juillet 2001, la Commission considérant que « la manière dont l’Union fonctionne actuellement ne permet pas une interaction suffisante dans un partenariat à niveaux multiples, dans lequel les gouvernants nationaux impliquent pleinement leurs régions et leurs villes dans la définition des politiques européennes ». Les efforts pour promouvoir ce type de gouvernance ont été partagés avec le Comité des régions[7]. Au bout du compte, dans l’Union, la gouvernance s’apparente à un mécanisme complexe d’institutions interconnectées. On y trouve plus particulièrement un emboîtement de trois types d’arènes : supranationales, nationales et sub-nationales.

Loin d’une logique d’unification ou de confiscation de la volonté générale, cette dernière résulte d’une rencontre des intérêts sectoriels sous la forme d’une coopération non conflictuelle. La raison n’est plus le ressort premier de l’intérêt général, s’y substitue une pratique fondée sur la dimension horizontale et négociée de l’action publique. Ce consensualisme multi-niveaux, sorte de complément du principe de subsidiarité à grande échelle, apparaît comme le seul moyen de réconcilier les contradictions d’un ensemble fragmenté. Pour donner du sens à cette polyarchie délibérative, Ingolf Pernice défend le concept de multilevel constitutionalism[8]. Dans ce « constitutionnalisme à plusieurs échelles », les ordres étatiques et l’ordre communautaire se retrouvent tellement imbriqués qu’ils sont devenus complémentaires. Dès lors, il propose de concevoir les constitutions nationales et le droit primaire de l’Union européenne comme deux éléments dans un système constitutionnel « unique ». L’ensemble de normes constitutionnelles à deux niveaux ainsi décrit formerait « la Constitution européenne ». Cette approche constructive bouscule inévitablement l’univers dogmatique français marqué par l’obsession de l’unité : le découplage Etat-Constitution s’opère naturellement, le réflexe de la « séparation des pouvoirs » s’estompe derrière l’impératif d’une meilleure association des pouvoirs (au niveau horizontal comme au niveau vertical), le processus normatif s’atomise.

À l’intérieur de ce régime « acéphale »[9], rétif à toute hiérarchie, n’acceptant ni le leadership d’un Etat, ni celui d’un parti majoritaire, seule une solide culture du compromis rend le gouvernement possible. Il y a là un autre trait inédit du fonctionnement des pouvoirs dans l’ordre constitutionnel européen. Paul Magnette dresse le tableau de cette vie politique européenne faite de compromis complexes et oscillatoires : chaque institution du triangle décisionnel « recherche longuement en son sein la formation du consensus ; quand ils confrontent ensuite leurs positions, les représentants des trois pôles cherchent à nouveau à dégager des compromis, à atténuer les conflits et à éviter les oppositions frontales et les constats d’échec. Le rythme de la décision est celui d’une série d’ajustements graduels, de compromis continus »[10]. Fragmentation institutionnelle, fragmentation des procédures décisionnelles, polyarchie délibérative, entrecroisement des légitimités, des pouvoirs, des stratégies (intégration – coopération), tout ne serait tenable qu’au prix d’une pratique rôdée du compromis. La théorie de ce type de gouvernement du consensus avait été esquissée par Hans Kelsen dans un ouvrage sur La démocratie. Sa nature - Sa valeur (1932, rééd. Dalloz 2004). Le maître de Vienne y voyait le moyen d’une intégration dynamique de la pluralité par une procédure tendant « à dégager un moyen terme entre les intérêts opposés », entre « des forces sociales de sens contraire » (p. 67). Elle mériterait aujourd’hui d’être approfondie. Plusieurs raisons y incitent : ce système anti-majoritaire à l’œuvre dans l’Union, la neutralisation constante du clivage majorité/minorité au sein du Conseil, le rejet de toute polarisation des conflits, le mode de résolution par le dialogue des oppositions d’intérêts ou cette obligation d’aller de concert des trois pôles de décision. Les normes communautaires sont donc le résultat d’un système structurellement atomisé (niveau européen, étatique, infra-étatique) et fonctionnellement marqué par un consensualisme permanent entre la Commission, les intérêts des Etats, la vision partisane des parlementaires et les visées sectorielles des groupes de pression.

Le concept de « démocratie consociative » élaboré par A. Lijphart pourrait aider à rendre compte de cette réalité politico-institutionnelle inédite. Mais d’autres voies sont également à explorer : celle d’une démocratie de la pluralité consensuelle par exemple. La pluralité s’envisage sur le plan organique (ou structurel) – des peuples, des légitimités, des canaux de représentation, des volontés – tandis que l’aspect consensuel est davantage présent sur le plan fonctionnel – méthode du compromis, de l’arrangement, du point de rencontre entre majorité et minorité etc. Finalement, à l’instar d’Andrew Moravcsik, le temps serait peut-être venu de dénoncer le « mythe » du déficit démocratique en Europe[11]



[1] J.-P. Jacqué, « Les réformes institutionnelles introduites », in H. Brosset, C. Chevallier-Govers, V. Edjaharian, C. Schneider (dir.), Le traité de Lisbonne. Reconfiguration ou déconstitutionnalisation de l’Union européenne ? éd. Bruylant, Bruxelles, 2009, pp. 67-68.

[2] Voir notre étude récente : « Le Conseil économique, social et environnemental : entre évolution et révolution », revue Droit administratif, juillet 2010, pp. 16-19.

[3] J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, coll. « nrf essais », 2001, p. 394.

[4] Pour une étude détaillée, voir par exemple D. Georgakakis et M. de Lassalle (dir.), La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages politiques d’un Livre blanc, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « sociologie politique européenne », 2008.

[5] Voir la thèse de S. de la Rosa, La méthode ouverte de coordination dans le système juridique communautaire, Bruylant, coll. CERIC, 2008.

[6] Voir F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, éd. FUSL, coll. Droit, 2002.

[7] Se reporter au Livre blanc du Comité des régions sur la « gouvernance multi-niveaux » en date du 18 juin 2009.

[8] Voir I. Pernice, Fondements du Droit constitutionnel européen, Pédone, coll. « cours et travaux », 2004 ; I. Pernice et F. C. Mayer, « De la constitution composée de l’Europe », RTDE, n°36, oct-déc. 2000, p. 623. Pour une réflexion assez proche, se référer aussi aux travaux de Neil Walker, « The Idea of Constitutional Pluralism », The Modern Law Review, 2002, vol. 65, pp. 317-359.

[9] P. Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, 2ème éd. Presses de Sciences Po, 2006, p. 107.

[10] P. Magnette, ibid., p. 173.

[11] « In Defense of the Democratic Deficit », Journal of Common Market Studies, n°40-2002, pp. 603-624.


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