Magazine Culture

Fabrique du souvenir à Saint-Malo

Par Topolivres
A Saint-Malo intra-muros, il y a dans l'une des petites rues en escargot qui vrillent au coeur du Fort un café qui sourit étrangement ; il rappelle un conte de Poe. L'enseigne dit "Le Café du Havre". On y entre parce qu'il n'a vraiment rien à faire là, designé en écrin luxueux pour midinette des faubourgs. Chaises hautes dorées à la mode classique et lustres noirs vénéneux de Venise, on croit rêver. On s'y sent bien, voluptueusement.
Pour l'amateur de journaux, c'est irrésistible : en même temps qu'il tourne sa page, il observe la rue malouine remonter devant lui et levant les yeux plus haut encore, le reflet magnétique d'une télé, projetée dans la vitrine en face, à quatre mètres.
Une gourmandise de café-bar dans la cité corsaire, une effronterie absolue dans le tempo de la rue, quelque chose d'insolent dans les décors, en quelques mots, une promesse de Nouvel An.
Lorsque je suis entrée, la chanteuse Amy Winehouse jurait qu'elle retournerait encore vers son Blake, et par la même occasion qu'elle replongerait presto vers les gouffres noirs qu'elle s'est si consciencieusement choisis, elle qui pensait devenir serveuse à rollers. Amy chante avec des ailes, et s'occupe à détourner l'attention de la beauté violente de ses productions sonores, immatérielles, vers les charades des arbres perdus dans ses cheveux.
C'est là, au Café du Havre, que j'ai commencé la lecture de La Fabrique de souvenirs de Philippe Pollet-Villard. Tout de suite je me suis retrouvée en équilibre, dans le mouvement de danse à demi esquissé que ce livre, comme le précédent, sait si bien faire épouser à son lecteur. Peut-être oserai-je même qualifier cette lecture de "somnambulique", tant les histoires du créateur de L'Homme qui marchait avec une balle dans la tête s'énoncent par la grâce d'une voix qui possède la lucidité aiguë des rêves éveillés. Par instants, je me laissais porter malgré le froid dans une lévitation en direction de la plage de Sillon. Dos dans la mer, visage levé, je regardais le ciel que décrit Pollet-Villard, je sentais ployer les arbres formés à la découpe de son style, je m'amusais aussi de sa tristesse enjouée si singulière parce que je ne pouvais guère faire autrement. Les lecteurs sont des animaux cruels. La Petite Catherine de Heilbronn, texte adoré de Kleist, trouve incidemment chez Philippe Pollet-Villard un rebond presque fortuit.
La Fabrique de souvenirs est un très malicieux ouvrage, qui vous fera sans cesse vous retourner sur vos pas pour voir exactement qui vous suiviez dans votre lecture, parmi les brumes chuchotantes de vos souvenirs et le modèle familial que vous prête l'auteur. Miroir un peu accidenté, hors d'âge, digne des contes et légendes, tout ce qu'il y a de menteur et pourtant incroyablement juste malgré les écorchures, comme une note tenue par Amy. Sous des dehors sobres, pacifiés, ce qui s'y raconte, vous le vérifierez, est d'une force inouïe et brutale.
Chacun, sans doute, y rencontrera ses fantômes, y fera face à ses peurs, y dansera ses vertiges.
L'auteur n'est pas du tout raisonnable, il réussit son second livre avec autant de mystère que le premier.
Au Café du Havre, à Saint-Malo, nous ne sommes plus guère, les vacances de l'entre-deux-années sont finies. Cependant, sûr que quelqu'un y déploie un journal, que d'autres parlent à tue-tête, que d'aucuns se taisent en regardant la rue remonter en marée constante, dialoguant quelques passages de La Fabrique de souvenirs sans même le savoir.
Bonne année inespérée, bonnes lectures inattendues.
Isabelle Rabineau

(Back to Black, Amy Winehouse 2006)

Philippe Pollet-Villard, La Fabrique de souvenirs


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Topolivres 30 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte