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Nuages...

Publié le 02 février 2008 par Menear
Conseillé par Patrick l'année dernière, emprunté à ma mère il y a quelques semaines. Dans la lignée d'autres lectures récentes : Proust, Woolf et même Boulgakov aussi.

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Nuages... J'ai conscience du ciel aujourd'hui, car il y a des jours où je ne le regarde pas, mais le sens plutôt – vivant comme je le fais à la ville, et non dans la nature qui l'inclut. Nuages... Ils sont aujourd'hui la réalité principale, et me préoccupent comme si le ciel se voilant était l'un des grands dangers qui menacent mon destin. Nuages... Ils viennent du large vers le château Saint-Georges, de l'Occident vers l'Orient, dans un désordre tumultueux et nu, teinté parfois de blanc, en s'effilochant pour je ne sais quelle avant-garde ; d'autres plus lents sont presque noirs, lorsque le vent bien audible tarde à les disperser ; noirs enfin d'un blanc sale lorsque, comme désireux de rester là, ils noircissent de leur passage plus que de leur ombre le faux espace que les rues prisonnières entrouvrent entre les rangées étroites des maisons.
Nuages... J'existe sans le savoir, et je mourrai sans le vouloir. Je suis l'intervalle entre ce que je suis et ce que je ne suis pas, entre ce que je rêve et ce que la vie a fait de moi, je suis la moyenne arbitraire et charnelle entre des choses qui ne sont rien – et moi je ne suis pas davantage. Nuages... Quelle angoisse quand je sens, quel malaise quand je pense, quelle inutilité quand je veux ! Nuages... Ils passent encore, certains sont énormes, et comme les maisons ne permettent pas de voir s'ils sont moins grands qu'il semble, on dirait qu'ils vont s'emparer du ciel tout entier, d'autres sont d'une taille incertaine, il s'agit peut-être de deux nuages réunis, ou d'un seul qui va se séparer en deux – ils n'ont plus de signification, là-haut dans le ciel las ; choses puissantes, balles irrégulières de quelque jeu absurde, toutes amassées d'un seul côté, esseulées et froides.
Nuages... Je m'interroge et m'ignore moi-même. Je n'ai rien fait d'utile, ne ferai jamais rien que je puisse justifier. Ce que je n'ai pas perdu de ma vie à interpréter confusément des choses inexistantes, je l'ai gâché à faire des vers en prose, dédiés à des sensations intransmissibles, grâces auxquelles je fais mien l'univers caché. Je suis saturé de moi-même, objectivement, subjectivement. Je suis saturé de tout, et du tout de tout. Nuages... Ils sont tout, dislocation des hauteurs, seules choses réelles aujourd'hui entre la terre, nulle, et le ciel, qui n'existe pas ; lambeaux indescriptibles de l'ennui pesant que je leur impose ; brouillard condensé en menaces de couleur absente ; boules de coton sale d'un hôpital dépourvu de murs. Nuages... Ils sont comme moi, passage épars entre ciel et terre, au gré d'un élan invisible, avec ou sans tonnerre, égayant le monde de leur blancheur ou l'obscurcissant de leurs masses noires, fictions de l'intervalle et de la dérive, ils sont loin du bruit de la terre, mais sans le silence du ciel. Nuages... Ils continuent de passer, ils passent toujours, ils passeront éternellement, enroulant et déroulant leurs écheveaux blafards, étirant confusément leur faux ciel dispersé.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, Christian Bourgois, trad : François Laye, P.77-78.

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