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Mon fils après tout

Publié le 16 janvier 2008 par Menear
Lu hier dans la journée : le premier roman d'Emmanuelle Pagano chez P.O.L, paru deux ans avant Les adolescents troglodytes. Court, cent trente et quelques pages à peine et touchant : l'histoire d'une ado qui est aussi mère. L'écriture est simple et juste. Deux extraits qui me sont particulièrement restés en tête.

Je n'aime pas ça, le bain de Pierre. C'est pas que ce soit si dégoûtant, mais je m'ennuie. Il joue distraitement avec l'eau, de sa main gauche, la seule qui bouge avec un peu de précision. Je ne suis pas sûre qu'il joue, mais on dirait (il grogne). Je le regarde jouer, quand je le regarde. Je ne le regarde pas souvent, parce qu'il ne sait pas ce que c'est, regarder. Me voir le regarder et le voir me voir, comme avec Titouan, qui rit à s'en noyer lorsqu'il trouve mes yeux, éclabousse tout le petit espace derrière le rideau et même un peu dans la cuisine, avec des éclats d'eau jusque dans les yeux. Pierre garde les siens toujours au sec. Ses yeux sont au plafond, alors c'est pas la peine. Je le bloque dans la mousse, je m'assois sur le rebord au cas où, et je prends un magazine, je le feuillette. Ou j'en profite pour me couper les ongles, m'épiler un peu. Sinon je me cherche des boutons (ma peau est trop grasse, il faudrait que je me fasse un soin au salon). De temps en temps je le dévisage, comme ça, parce qu'on ne sait jamais, mais si je croise ses yeux, je baisse les miens, parce que son regard nu, ça me fait devenir seule.
Quand la main gauche ne remue plus, se crispe, quand les grognements diminuent, j'ai peur qu'il s'endorme. Je le redresse un peu pour attraper la chaînette, je regarde côté cuisine en tirant sur la bonde, j'entends la baignoire se vider sans voir les eaux sales. Je passe le gant sur tout son corps, en commençant par le visage (j'ai pris la précaution d'abord de rassembler ses cheveux dans une couette rapide). Il se laisse faire. Je finis par son derrière, et s'il fait caca, je tourne à peine la tête, c'est mon fils après tout.

Emmanuelle Pagano, Le Tiroir à cheveux, P.O.L, P. 20-21.
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J'éteins la radio, je sors sur le balcon et je me chante une chanson, pour moi toute seule, pour essayer de me calmer.
Je faisais ça, chanter à voix très basse, quand j'étais enceinte de Titouan. Je dormais dans mon lit de petite fille, tout près de Pierre, chez mes parents. Je me mettais sur le côté gauche, une main au ventre pour savoir où ma paume était chaude. Je chantais pour moi toute seule et aussi pour Titouan, sous mes doigts. Je chantais pour ne pas entendre Pierre gémir. Et Pierre s'arrêtait. Ses yeux nus semblaient s'ombrer. Je le regardais se taire. Il était rare et endormi. Je pense qu'il dormait. Je commençais à m'habituer à lui. Ma fatigue est plus haute aujourd'hui. J'en ai marre, de chanter pour moi toute seule. Je n'ai jamais entendu la voix de Pierre autrement que sourde ou stridente, pénétrante comme des maux de tête, des maux de ventre. Je me demande quelle voix il pourrait avoir, en chantant par exemple, en disant des mots, ou même juste des syllabes doublées, comme Titouan quand il avait cinq six mois. Cette voix que je ne connais pas me manque.
Ibid, P. 38-39.

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