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Hugues Jallon, Zone de combat

Publié le 22 octobre 2007 par Menear
L'actualité littéraire, au fond, d'ordinaire, je la suis de loin, zyeutant parfois les critiques de livres juste parus qui seraient susceptibles de m'intéresser et puis n'allant pas plus loin parce que, mine de rien, les livres neufs, c'est cher, trop cher alors voilà, c'est comme ça, on n'y peut rien : je préfère attendre que ces mêmes livres soient disponibles d'occasion ou bien en poche (quand ils sortent en poche, bien entendu), c'est plus é-co-no-mique. Ces derniers temps, pourtant, j'ai fait quelques exceptions concernant certains livres tout récents (c'est le cas de Bob Dylan une biographie pour lequel j'ai profité de mes fugitifs avantages de libraire de l'époque) et c'est le cas aussi de cette Zone de combat, que je me suis procuré plus ou moins sur un coup de tête, répondant aux coups de coeur expressifs de Chloé Delaume (entre autre) sur son blog. Voilà pour l'histoire de l'objet livre ; pour le texte en lui-même, suivez-moi s'il vous plaît.
Hugues Jallon, Zone de combat

Zone de combat (Verticales, 13.90€) est un livre inclassable : pas un roman, pas de la poésie, pas vraiment de la prose, qu'est-ce que c'est, au juste ? Un « texte de fiction », selon l'auteur lui-même (son deuxième, après La base). Une sorte de Chuck Palahniuk mais français (c'est important, la nuance est énorme), sans intrigue, sans personnage, sans conscience. Ne reste plus rien, semblerait-il, mais non : reste le langage. Le discours. Discours gris, dit Hugues Jallon, celui de la littérature d'épanouissement personnel, celui des rapports administratifs, aussi. Et de ce discours, de ce langage, naissent des situations, des scènes, des ombres, des fantômes qui, s'ils ne sont pas en eux-mêmes des personnages, permettent, à travers les non-dit, l'émergence de formes sous-jacentes, de personnes que l'on n'arrive jamais à cerner, à identifier, à comprendre. Des ombres en perpétuel mouvement : des mouvements de fuites, qui disparaissent à peine sont-elles apparues. Et la zone de combat, au juste, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est jamais dit : toujours l'implicite. Ce n'est pas une vision noire de notre société même, ce n'est pas une contre-utopie à la 1984, ce n'est pas non plus un groupe de soutien particulier, mais bien tout ça à la fois : une vision universalisante de la peur (« un seul mot nous rassemble : la peur », dit la quatrième de couverture). La peur dans ce qu'elle a de plus commune à tous et à tout. La peur dans la représentation même que fournie le langage : ces relents de dépêches que l'on retrouve cristallisées dans des expressions-slogans qui reviennent sans cesse : lié à / passé par (par exemple). La peur comme mal à combattre et comme attitude de survie. C'est un peu tout ça à la fois, la zone de combat.
Et sur le blanc de la page vide, rien d'autre. La mise en page est d'ailleurs importante, on lorgne vers la poésie : les retours à la ligne sont légions, les rythmes sont étudiés, les phrases fragmentées. Rien n'est dit et pourtant tout est discours, tout est parole. Ça parle au « nous », ça parle au « vous », on est dans un vrai groupe de soutien, un groupe de dialogue, un groupe qui oeuvre contre et dans la peur. On y entrevoit des relents de société terrorisée post onze septembre, on y ressent les absences chroniques de confiance en soi, de sécurité, de sérénité : scènes d'enfants sacrifiés, bribes de thérapie de couple, agoraphobie... La peur vue comme une dimension pathologique, avec tout ce que cela peut sous-entendre de discours socio-critique. Et le refus permanent d'un quelconque lyrisme (« n'essayez pas de former des images » est-il répété sous arrêt, comme un leitmotiv, comme un slogan), le refus de sortir de ce langage gris, de ce discours au « nous », de ces thérapies qui ne résolvent rien. C'est ça, la « zone de combat ».

Semaine 5
Vous reprenez les exercices.
L'été en fin d'après-midi. Volets clos. Fenêtres bien verrouillées.
Reste de lumière chaude.
Après dîner, vous êtes restés seuls tous les deux, vous baissez le son de la télévision, assis sur une chaise face à face, vos genoux se touchent à peine, vous devez vous sentir très proche l'un de l'autre pendant toute la durée de la séance.
Dans un premier temps, vous instaurez entre vous un contact visuel direct
dense et prolongé.
Deux minutes de silence.
Vous éprouvez ce moment partagé.
Au plus profond de vous-mêmes.
Trois minutes de silence.
A tour de rôle, vous prenez alors la parole en détachant bien les mots :
Nous avons du mal parce que.
Nous nous sommes réunis ce soir parce que.
Puis vous enchaînez par une minute de silence.
Souriez-vous.
Longuement.
Vous reprenez en détachant bien les mots :
Merci de nous avoir permis de partager ce moment ensemble.
Promettons-nous d'y attacher la plus grande importance à l'avenir.
Vous recommencez en inversant les positions, trois fois de suite.
A la fin, souriez-vous à nouveau.
Etreignez-vous cinq minutes, c'est long vous verrez, mais vous découvrez à quel point vous en aviez envie.
C'est terminé
vous ouvrez grandes les fenêtres, vous n'avez plus peur du monde à l'extérieur. Vous n'avez pas peur de le laisser vous traverser complètement.
Vous tenez bon, c'est évident.
Vous êtes en train de faire la différence.

Hugues Jallon, Zone de combat, Verticales, P. 33-34
Zone de combat est un livre hybride, pas réellement livre d'ailleurs tant le texte puise sa force dans son oralité : il suffit d'entendre quelques extraits du texte lu pour s'en convaincre (ici, par exemple, lors de l'émission Poésie sur parole sur France Culture, à écouter). L'oralité est le maître mot de ce monologue thérapeutique et lobotomisant, c'est entre autre pour cela que je pense à Palahniuk, mais pas seulement : je pense également à une chanson de Florent Marchet qui, durant toute ma lecture, m'est revenue en tête, en boucle, en permanence : cette chanson c'est Les cachets sur l'album Rio Baril. On n'est pas loin, c'est vrai.

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