Les coloriés, Alexandre Jardin

Que pourrait donner un être humain, à l'état de nature? C'est la question que se pose Alexandre Jardin, des années après Jean-Jacques Rousseau, en imaginant un naufrage, trente ans auparavant, dont les seuls survivants auraient été les enfants et leur instituteur. Isolés sur une île déserte, les enfants se seraient rebellés et auraient sauvagement décapité leur maître d'école, refusant ainsi la domination des adultes, des millénaires de civilisation, et la tutelle implacable du temps qui passe.

Pendant trente ans, les enfants, devenus adultes de corps, sont restés dans leur tête à un stade infantile avec pour unique préoccupation le jeu et le plaisir.

Dafna, l'une des "coloriées", car c'est ainsi que ce peuple étrange s'est auto-nommé, décide pourtant de s'aventurer dans le monde hostile des adultes pour rechercher sa mère, ignorant que celle-ci est décédée dans le naufrage. Son périple la mène jusqu'à Paris, où elle fait la connaissance de l'ethnologue Hyppolite Le Play, un homme mou et insatisfait.

En somme, l'idée de base était originale, bien que d'un traitement assez ardu. En effet, à l'idée que des enfants puissent vivre en autarcie et être restés des enfants bien qu'adultes physiquement amène beaucoup de questions : comment survivent-ils? se reproduisent-ils? instinctivement, ne sont-ils pas tenté de reproduire une société comme celles de leurs ancêtres? Une somme de détails pratiques pourraient gêner la construction d'une fiction sur ce thème, mais Alexandre Jardin parvient à éviter ses écueils...pour mieux tomber dans d'autres, plus gênants.

Car le tout est rédigé du point de vue d'Hyppolite, un ethnologue au style pompeux et pesant qui devient vite lassant. Le personnage en lui-même n'est pas désagréable, certes, au contraire de Dafna qui horripile le lecteur. De fait, l'on ne rentre jamais vraiment dans l'histoire. La deuxième partie du roman, qui décrit l'île des coloriés, rattrappe un peu la première partie, qui relate l'immersion de Dafna dans le monde des adultes.

Le roman se présente comme un plaidoyer fervent en faveur de l'enfance, de l'authenticité, et un rejet total de l'éducation occidentale qui entrave la personnalité de chacun et méprise les enfants. Cependant, je n'ai pas adhéré. Peut-être suis-je trop vieille pour cela? C'est dommage, car si j'ai cette sensation, avant même d'avoir vingt ans, que ressentira le lecteur d'âge mûr? Le gouvernement des coloriés fait surtout l'effet d'enfantillages, c'est le mot, du caprice d'un despote infantile qui ne veut pas grandir : en somme Peter Pan devenu tyran, à la condamnation à mort facile et persuadé de sa propre supériorité. Le personnage d'Ari est sûrement fascinant pour un psychologue, mais sans grand intérêt pour le lecteur qui voit en lui un gamin colérique, un enfant roi à l'esprit étriqué. Étonnant paradoxe d'un chef qui prône l'authenticité et refuse la différence. L'on nous offre la vision manichéenne d'adultes méchants et déterminés à être tristes, et les enfants parfaits, épicuriens, qui ont tout compris. La victoire totale de la nature sur la culture. Rousseau aurait été content en voyant l'homme naturel d'Alexandre Jardin, un homme amoral, authentique, qui s'est libéré du carcan de la société pour, comme dit Voltaire, marcher à quatre pattes.

Vous l'aurez deviné, cette première rencontre avec l'oeuvre d'Alexandre Jardin ne fut pas un succès. Peut-être aurais-je dû me tourner vers l'édition pour enfant...J'aurais peut-être pu apprécier le travail de cet auteur qui, je le sais, n'est pas dépourvu de talent et dont je souhaite tout de même découvrir les autres romans.