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L’Algérie au bord des armes

Publié le 08 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

L’Algérie au bord des armes

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Les piqûres de rappel sont rarement agréables. Douloureuses et inconfortables, elles assurent un office dont quiconque se passerait, n’était leur double vocation curative et mémorielle. Avec l’Algérie, la France a un carnet de santé à tenir à jour, et pour longtemps. C’est ce que Bernard du Boucheron nous signale avec son dernier ouvrage au titre vénéneux, Salaam la France, roman expéditif narrant les tribulations d’un médecin au fin fond d’une Algérie au bord de la sédition. Nous sommes en 1954. Frédéric Le Saulnier embarque à Marseille, direction Alger. Il a pour mission d’endiguer le trachome dans la région de Bou Djellal, sous les ordres du « Gégé », le Gouvernement général d’Alger. En métropole, on est en république. Ici, on est dans la gestion. D’un peuple, d’un corps expéditionnaire, d’une économie, d’un bouge et de ses pensionnaires. Le tout, sous l’œil torve et l’humeur maussade du « Mistratir », l’Administrateur de la bourgade. De la prise de contact à la fuite, Le Saulnier ne sera jamais chez lui à Bou Djellal. Comme aucun Françaoui, bien évidemment. Au milieu d’un théâtre d’ombres, entre fonctionnaires rongés de l’intérieur par l’objet inique de leur représentation et « indigènes » tantôt escrocs, tantôt escroqués, le toubib est un fusible que l’excès de tension fera griller, tôt ou tard.

En 1954, la France en Algérie pare encore sa présence des atours du progrès. La médecine en est un exemple parmi d’autres. C’est l’angle que Boucheron a choisi pour opérer son examen en coupe verticale de la période. Au menu, des personnages clés, incontournables, saisis à point : l’Administrateur retors, son adjoint sadique, le flic véreux, le souteneur violent, le notable fier. Côté femmes, le trio classique : la petite fille délurée, la putain et la femme fatale. En substance, le toubib déteste cordialement son Administrateur de patron, se méfie de son adjoint, fait ami-ami avec le flic, exècre le souteneur dont il soigne la pute, et baise la gamine tout en convoitant la seule vraie femme du bourg – en l’occurrence, celle du « Mistratir ». Boucheron égrène ses chapitres comme il débusque des traits de caractère : le Français face à l’Algérien, le colonisateur devant le colonisé, l’occupant vis-à-vis de l’occupé. On suit l’histoire de Le Saulnier comme autant d’épisodes au symbolisme qui, s’il se veut évocateur, n’en reste pas moins attendu. Le toubib a un cœur, c’est entendu. Il soigne les moutons comme les hommes, le corps des putes comme le cœur de Malika. Il garde ses distance avec l’autorité, se prend presque d’affection pour l’indigène – qui ne la lui rend pas. Il marche sur le fil ténu d’une neutralité coupable, envers un camp comme envers l’autre… Jusqu’à ce que l’indigène franchisse la ligne jaune. Le premier mort clôt le roman et ouvre les hostilités. On connaît la suite.

Comment ne pas penser à Jim Thompson et son roman 1 275 âmes que Bertrand Tavernier adapta pour le cinéma avec Coup de torchon… Il n’y a pas deux façons de dire la colonisation. Pas deux récits possibles. Boucheron connaît son affaire. Il tranche dans le vif avec le style qui sied à son entreprise. Avec intelligence mais sans excès. Sec comme le Djebel, son trait flirte presque avec le polar dont on le soupçonne d’être un secret amateur. Son cocktail enivre vite. Trop sans doute. Le point final tombe comme la température par une nuit saharienne. Au final, une facture classique qui sait entretenir l’intérêt. Seul regret, un format trop court pour goûter convenablement chacune des passions endurées, chaque épisode dans son entièreté, chaque odeur, chaque coup, chaque déchirure. Mais peut-être faut-il laisser la dureté de l’histoire à ce qu’elle fut, et prendre le roman pour ce qu’il est. L’essentiel est de savoir que l’on « a compris ». Les piqûres de rappel sont faites pour cela.

Matthieu Lévy-Hardy

Salaam la France, de Bernard du Boucheron
Editions Gallimard, 211 pages

Novembre 2010 – N° 76



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