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James Ensor par Léon Spilliaert

Par Bruno Leclercq

James Ensor par Léon Spilliaert Squelettes se disputant un hareng-saur James Ensor (1891)
James Ensor

J'ai revu James Ensor à Ostende, après l'absence causée par la longue et terrible guerre. Il a déménagé : il n'habite plus la haute maison de la Rampe de Flandre, où il a vécu toute sa vie, tout en haut, dans une mansarde, et où il a créé tous ses chefs-d'oeuvre, mais un peu en arrière, vers la ville, une vieille maison délabrée, avec en bas une vieille boutique de coquillages. C'est dans cette maison qu'à présent Ensor vit une vie triste et esseulée, sans feu ni lumière, au milieu de ses toiles merveilleuses, sauvées de la destruction ; il végète dans sa ville ruinée et saccagée, toute en plaies et en décombres. Il a vieilli ; il est devenu tout blanc. Sale et graisseux, il grelotte de froid comme un vieil avare au milieu de ses richesses. Et toujours le même : doux et bon, sensible et inquiet, enfantin.
Un sentiment de grande tristesse m'envahit. Toute une vie, tout un passé s'éveille en moi. Je me souviens de ma lointaine enfance, du temps où tout m'apparaissait si beau, si neuf, si étrange. Ce fut alors, à Ostende, pendant la saison, que je vis pour la première fois une exposition de peinture. J'y vis des tableaux d'Ensor : je ne les ai plus jamais oubliés. Une des plus fortes impressions de ma vie ! Jamais, je ne fus troublé ou charmé davantage. Il y avait là des centaines de toiles, et je ne garde un vague souvenir que d'une œuvre de Laermans, dont je n'appris le nom que bien des années plus tard. L'impression qu'elle fit sur moi fut infiniment moindre, et de qualité très inférieure à celle que me produisirent les toiles d'Ensor. Celui-ci évoquait vraiment à mes yeux un monde nouveau. Il fut la secousse qui ébranla mon âme et décida, peut-être, de ma vocation artistique.
Je ne l'approchai que longtemps après, quand la vie m'avait déjà griffé. Durant bien des années, il fut mon seul ami, le seul homme qui se montra bienveillant à mon égard, qui m'aima pendant une longue période d'isolement, et malgré le mépris général —- alors que chaque jour et chaque heure apportaient leur blessure et leur souffrance intime. Or, aujourd'hui encore, dans la cruelle convalescence d'un temps horrible, il est un des rares hommes restés bon, doux et généreux au milieu de la bestialité universelle.
Cher grand maître, pardon pour ma sincérité ! Vous êtes le seul peintre génial de la Belgique. Et quelle honte pour la nation : quand on parcourt les longues salles des musées, remplies de toiles déprimantes, de vous y trouver si peu, si mesquinement représenté.
Plus tard, je fis la connaissance d'un autre génie : Emile Verhaeren, qui devint un ami. Bien que sa renommée tintamaresque des derniers jours m'offusque un peu, une des plus grandes joies et la fierté de ma vie resteront la confiance et l'estime qu'il eut en moi. C'était vraiment un homme exceptionnel. Or, lui aussi aimait et admirait Ensor, sur lequel il fit une belle étude. Et il se demandait souvent ce qui était arrivé au peintre, pour que la divine source qui coulait en lui
se fût si vite tarie.
Histoire infiniment triste et cruelle, comme presque toutes les histoires que nous raconte la vie ! Lui, si magnifiquement « parti », pourquoi s'était-il si brusquement arrêté en cours de route ? Pourquoi le superbe feu d'artifice s'était-il si prématurément éteint ? Pourquoi le mystérieux ressort de sa volonté, de son énergie, de sa puissance créatrice s'est-il ainsi cassé ?
En vérité, Ensor n'avait pas trouvé chez ses compatriotes l'écho qu'il espérait. L'indispensable encouragement n'était pas venu. L'enthousiasme et l'inspiration s'étaient refroidis au contact des injures, des vilenies et des mépris dont on l'abreuvait. Il avait conscience de la valeur de ses œuvres, et c'était dur pour lui d'être constamment refusé, de voir invariablement revenir ses toiles avec la féroce mention des refus. Et puis, que de dédains, que de moqueries dans la petite
ville ! Car, souffrance plus intime, il ne rencontrait pas dans son entourage l'estime et la compréhension auxquelles il avait droit. Sa nature était beaucoup trop fine et trop sensible. Durant quelques années, il lutta et souffrit beaucoup ; puis, brusquement, il n'y tint plus : son ressort se cassa et il se sauva dans la charge et la moquerie où il mit encore, et presque malgré lui, ses dons inimitables de peintre inné et exceptionnel. Néanmoins, son âge d'or était fini. Il fut étouffé par la petitesse, la méchanceté, la bêtise, l'incompréhension de ses compatriotes.
Certes, depuis lors, il s'est encore ressaisi souvent ; il a encore créé mainte œuvre qui ferait la gloire et l'orgueil de bien des artistes. Des succès partiels, des encouragements, des amitiés précieuses lui
sont venus. Trop tard ! Ses œuvres pouvaient briller encore d'un éclat étrange et inattendu : elles n'étaient plus animées du grand souffle d'antan. Au fond, il y a là presque toujours quelque chose de maladif et d'aigri, le rire et la moquerie d'un homme très déçu et très triste. Ensor avait perdu confiance et la vie l'avait profondément blessé.
Cher grand maître, la vie n'est pas bonne à vivre. Celui qui tombe ou qui se trompe ne doit pas escompter la pitié des hommes. Mais l'art nous console et nous y pouvons puiser le courage de vivre ! Les artistes sont souvent meilleurs, plus sensibles, plus doux ! Une consolation : tous les jeunes, sans exception, sont des vôtres, vous aiment, vous admirent, vous considèrent comme leur seul, comme leur unique maître. La plupart de vos ennemis sont morts et oubliés, et ceux qui restent le seront bientôt. Votre gloire monte toujours. Vos tableaux atteignent déjà des prix exorbitants, et vous avez gagné une réputation mondiale avec quelques œuvres de jeunesse. Où sont ceux qui
remplissaient les salles d'honneur des grandes et pompeuses expositions d'art officiel de naguère ?Où seront demain ceux qui les remplissent aujourd'hui ? La vie veut cela : les honnis, les méprisés, les ridiculisés sont toujours les maîtres du lendemain ; l'homme original et nouveau paraîtra toujours subversif, sacrilège et monstrueux aux hommes. Ils ne songent que la nouveauté, que l'originalité sont nécessaires pour empêcher leur décadence. Au contraire, ils ont l'habitude de massacrer ceux qui ne tarderont pas à devenir, comme Ensor, la source même de leur vie.

Léon Spilliaert.

L'Art Libre, n° 2, 1er avril 1919.

James Ensor par Léon SpilliaertLéon Spilliaert Autoportrait

James Ensor par Léon SpilliaertL'Art Libre. Bimensuel. Rédaction et administration, 147 avenue de la Couronne, Bruxelles, avril 1919 - juin 1922.



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