Magazine Politique

Le rap, grand oublié des médias ?

Publié le 21 décembre 2010 par Variae

Ostracise-t-on sciemment un des genres musicaux les plus populaires dans les médias nationaux ? Coup sur coup, deux articles du Parisien et des Inrockuptibles viennent souligner le paradoxe du hip hop français, gros vendeur de disques dans un marché pourtant mal en point, mais boudé par les principales radios et chaînes de télévision, et ne disposant pas d’une presse spécialisée à la quantité et à la qualité satisfaisantes. Je ne sais pas si des statistiques existent sur la question, mais mon ressenti confirme subjectivement cet état des lieux, que ne contredisent d’ailleurs pas les programmateurs de médias généralistes interviewés dans ces papiers : le rap est quasiment absent des émissions grand public, et bénéficie en tout cas d’une représentation sans commune mesure avec l’influence qu’il a en France ; mis à part les médias de niche, il est dans le meilleur des cas cantonné, comme toutes les musiques « nouvelles » (autres que la sainte trilogie rock-pop-chanson), aux émissions branchées, qui d’Ardisson au Grand Journal de Denisot ont toujours été le refuge, en France, des esthétiques différentes.

Le rap, grand oublié des médias ?

On peut identifier des facteurs généraux et des déterminants plus spécifiques à cette situation. Pour commencer par le général, il est évident que le parcours médiatique du rap français rappelle le destin tortueux de toutes les esthétiques nouvelles et autres musiques dites de jeunes dans notre pays. Le rap a en effet connu des hauts et des bas, et des phases de plus ou moins grande exposition médiatique, depuis son apparition dans l’hexagone : dans les années 80, TF1 dédiait la mythique émission H.I.P.H.O.P. à un mouvement alors embryonnaire, avant d’abandonner le créneau et de contribuer ainsi à la première traversée du désert médiatique de cette musique ; puis au milieu des années 90 et jusqu’à la fin de la décennie, avec l’émergence des grands artistes français – MC Solaar, I Am, NTM, la nébuleuse Ministère A.M.E.R. dont le fantasque Doc Gynéco – le mouvement connut une nouvelle embellie médiatique, correspondant à la fois à une phase de plus grande maturité musicale et (pour certains de ses acteurs) de plus grande « commercialité ». Cette embellie, qui se traduisit par une relative normalisation (passages « à la télé », participations au concert annuel des Enfoirés, chroniques d’albums dans Télérama …), se faisait sur fond d’optimisme national retrouvé pour les « musiques actuelles » ; c’était en effet aussi l’époque de la French Touch dans l’électronique, avec les Daft Punk, Air et leur cohorte de clones plus ou moins intéressants ; les malentendus de cette vogue subite finirent par emporter l’un et l’autre mouvement, les années 2000 et leur « retour » combiné et du rock, et de la (nouvelle) chanson française tombant à point nommé pour légitimer le retour des … médias à leurs vieux tropismes musicaux.

Le décrochage entre la représentation médiatique nationale du hip hop – en baisse – et son influence dans le public – non démentie – me semble directement concomitant à la montée de la grand’peur des banlieues dans les années 2000, et à une évolution supposée de cette musique – parfois dénoncée par ses propres amateurs – dans le sens du gangsta rap et des références permanentes à la culture caillera, bien loin des rimes façon Bescherelle d’un MC Solaar. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « on » essaya dans le même temps de porter aux nues le slam, poésie scandée bien difficile à définir, si ce n’est comme une forme domestiquée et acceptable du rap par ailleurs décrié et poursuivi en justice. D’un côté, Grand Corps Malade qui fait des featuring avec Charles Aznavour ; de l’autre, Booba et Rohff qui se clashent sur fond de biz, dope, lope-sa et autres biyatch. Le slam, versant vraiment musical d’une culture pour adolescents bling bling et décérébrés ? C’est en tout cas l’instrumentalisation qui en fut (et en est) généralement faite, pour mieux justifier la mise à l’écart du rap en tant que tel, et des ses « mélodies difficiles » dont il est question dans l’article du Parisien.

En vérité, l’appréciation esthétique du rap est biaisée par une ambivalence jamais vraiment résolue, et consubstantielle à ce style musical. Le rap est-il un phénomène social – la CNN de la rue comme disait Chuck D de Public Enemy – ou une musique en tant que telle ? Corollairement, faut-il considérer un rappeur comme un porte-parole, voire un médiateur social, ou un artiste ? L’ambigüité est réelle et entretenue par le milieu : la dénonciation des imposteurs, des sucker MC’s qui surjouent l’origine populaire (voire la délinquance) mais vivent en complet décalage avec le ghetto est un leitmotiv du hip hop, chaque réussite entraînant son lot d’accusations de trahison et d’inauthenticité. Dès les « précurseurs » des années 90 (I Am « Reste underground », Fabe « Des durs, des boss … des donbis »), le sujet est débattu ; il explose dans les années 2000 avec le fameux brûlot de MC Jean Gab’1 (« J’t’emmerde ») qui consiste en un long déballage sur la vraie vie des rappeurs célèbres, rappeurs dont les morceaux reflèteraient plus les fantasmes que le quotidien. Bref, le fait qu’un rappeur connu puisse raconter sur le ton de la vérité (ou dans l’ambigüité) des histoires fictives ne passe pas, comme le démontra encore l’épisode Orelsan ; chaque artiste hip hop est renvoyé à son vécu, à ses racines, aux banlieues, voire en dernière analyse à sa responsabilité devant les jeunes qui l’écoutent. Cette ambivalence nourrit et justifie très probablement l’ambigüité des grands médias face au rap : il est pour ces derniers facile, dans ces conditions, d’interroger tel ou tel artiste hip hop sur la réalité sociale de la banlieue et non sur sa production musicale, considérée comme secondaire – sauf quand cette dernière est susceptible d’être taxée de violence, de misogynie, d’homophobie ou pire. Que des chanteurs bien installés puissent s’égarer dans les mêmes travers, donner dans le crypto-racisme ou chanter leur haine de l’impôt, ne semble pourtant pas choquer grand monde … En outre, il est certain que plus on laissera le rap se cantonner à un ghetto musical et social, plus il se confortera dans ses clichés ; c’est en lui donnant plus d’espace et une meilleure visibilité/légitimité que l’on pourra encourager la maturation et l’introspection d’un mouvement dans les pionniers approchent désormais la cinquantaine, loin du cliché des “petits frères” qui tiennent les murs.

Tout ceci renvoie enfin au sort problématique qui est réservé en France à ce vaste ensemble musical qu’est la black music ou le groove sous toutes ses formes, depuis la techno (qui est une musique fondée par des Afro-Américains, on tend à l’oublier) jusqu’aux musiques caribéennes en passant donc par le funk et le rap, esthétiques souvent considérées au mieux avec une bienveillance hautaine, au pire avec mépris par des programmateurs bercés de rock et de chanson. Acceptables à petite dose ou quand elles sont émasculées et mélangées avec les sons dominants (le slam, donc, mais on pourrait aussi citer pour la musique électronique la vogue du lounge façon musique d’ascenseur), réduites à des parodies dans leurs premières apparitions médiatiques (Lagaff’ et son « Bo le lavabo » singeant la house, Frankie Vincent et son zouk salace, Kamini le rappeur rural …), rabaissées au rang de musiques légères et festives (le disco à perruque, la Compagnie Créole, la dance façon Guetta) ou pour adolescents, elles peinent à accéder à la reconnaissance et au respect dus à des mouvements culturels déjà anciens et d’une richesse souvent insoupçonnée. Dans le cas du rap, le manque de public ne peut pourtant être utilisé pour justifier cette mise à l’écart de fait. A moins qu’il ne faille deviner derrière cette myopie musicale un rejet plus profond à l’égard des Français que le hip hop est censé représenter ?

Romain Pigenel


Retour à La Une de Logo Paperblog