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L’absence

Par Niels

L’absence

C’est une absence, un petit vide dans un vaste néant. C’est le stylo manquant dans le pot à crayons, c’est la page arrachée dans un livre abîmé, c’est une disparition qu’on ne remarque que lorsqu’on n’a plus rien d’autre à remarquer. C’est une question, des silences, d’autres questions qui ne servent à rien, parce qu’elles ne masquent pas la première : où est-il ?

*
Léo

Je ne sais plus qui l’a remarqué. C’est le problème, dans ces nouvelles sociétés : chacun de nous est une fourmi, qui besogne dans son coin et n’aurait jamais l’idée de compter la fourmilière pour savoir si on est au complet. Nous, ça va, encore, parce que nous sommes des employés et qu’il est un autre employé. Etait ? Le fait est que personne ne sait, personne n’a de nouvelles. Qui en aurait pris, d’ailleurs ? Marc n’a pas d’amis. C’est le bons gars, qui se fait discret, qui n’embête personne, qu’on voit manger tout seul au restaurant mais qu’on n’invite pas à notre table. Parce que trop loin, parce qu’étranger, parce que pas copain. Rayez la mention inutile. Mais nous, donc, ça va. Moi, ça va. Je suis un employé, comme lui. Les autres aussi. Mais les patrons, ils n’ont rien remarqué, rien dit ? Rien demandé ? Eux, ils auraient dû s’inquiéter, ou au moins s’interroger, nous interroger. Ils ne l’ont pas fait. Moi non plus. Mais moi, ça va. Non ?

Je suis parti plus tôt aujourd’hui. J’ai mangé avec les autres, on a parlé de Marc, comme on parlerait de n’importe quoi d’autre, pas le genre espion, pas le genre alarmiste, non, plutôt à la déconnade, ah tiens, il s’est pris quelques jours de vacances aux frais de la direction, je devrais faire pareil, ahahah, quelqu’un veut de l’eau ? Et puis j’ai repris le boulot, j’ai consulté des fichiers clients, j’ai excellé sur mon Excel, j’ai pris trois pauses café au lieu d’une, fumé plus de cigarettes que d’habitude. J’ai fait semblant encore un peu, comme d’habitude, quelle habitude, et puis je suis parti.
En sortant de l’immeuble, j’emprunte un chemin différent, un chemin gravé dans ma mémoire, l’air satisfait de me souvenir quel changement, quelle marque sur le quai viser pour me retrouver pile devant la bonne porte qui, une trentaine de minutes plus tard, s’ouvrira pile devant la bonne sortie. Je retrouve ma ville d’enfance, appelée ainsi par prétention, ça y est, je suis parisien, alors que je ne l’ai quittée qu’il y a un an à peine, je baisse la tête en croyant reconnaître des visages, je ne veux pas parler, laissez-moi, alors que personne ne m’aurait accosté. Petite fourmi, dans une fourmilière autrement plus grande. Dans la poche de ma veste, le métal de mes clés me brûle les phalanges, je les serre comme si j’allais les dégainer, coup de poing américain, pour me défendre. Contre qui ? Il n’y a que des vieux ici, Léo, détends-toi. T’as un truc à te reprocher ? Non, rien. Bah alors…
Et puis le portail, noir, un peu rouillé, les marques du temps, celui-là même qui n’a pas encore d’emprise sur moi. Inspiration. Expiration. Impossible de fumer, elle le sent toujours, et ça y est, je suis parisien, mais je continue de mentir à ma mère comme quand j’avais quinze ans. Tant pis, j’ouvre la porte. Elle est là, elle me voit, me serre dans ses bras. Je me laisse aller, allez, parce que j’ai quinze ans à nouveau, je suis un enfant et c’est ma maman. Je respire son parfum, persuadé que c’est celui que je retrouvais sur son oreiller lorsque, gamin, je traînais mes cauchemars dans son lit, alors qu’elle a dû en changer vingt fois. Mais sa peau, son odeur, ses yeux qui rient, rient de son âge, du temps qui passe et de mes absences, à moi, les miennes, celles qu’elle évente d’un câlin à cet instant précis. Elle ne s’étonne même pas de me voir, maman, s’il te plaît, ça fait un mois que j’ai dit que je passerai alors que j’habite à quarante minutes de toi. Engueule-moi. Arrête de sourire. S’il te plaît. Non, je ne veux pas un café, non merci, pas de gâteau. Garde-les pour un invité. Moi, là, je suis chez moi. Même si je suis parti. Même si je t’ai laissée, moi aussi.

Je lui parle un peu de Marc, elle me demande qui il est. Je ne suis pas foutu de lui répondre. Quelqu’un. Ah. Silence. Et sinon, oui, j’ai bien emménagé, maman, ça fait un an que je suis installé. Elle hoche la tête, me sourit, je lui souris aussi. M’excuse, je dois aller aux toilettes. Dans la salle de bains, je m’effondre. Je vois sa serviette, brodée de son prénom, à lui. Je passe devant la chambre de ma mère : dedans, elle n’occupe toujours qu’une partie de l’espace. Il y a encore la photo de leur mariage sur la table de chevet. Je n’ouvre même pas la penderie : je sais d’avance que j’y trouverai une moitié pleine, une moitié vide. Une moitié de vie et l’autre, l’autre moitié, emportée lorsqu’il nous a abandonnés. Je songe à retourner dans le salon, colère, lui sortir ses quatre vérités. Maman, il est parti. Ca fait quinze ans qu’il nous a laissés. Il ne reviendra pas, maman. Et c’est tant mieux, parce qu’on n’a pas besoin de lui. Je ne le fais pas, parce que je ne suis pas assez égoïste ; je sais bien qu’elle, elle a encore besoin de lui. Alors je retourne dans le salon, oui, mais je ne pique pas de colère. Je lui dis que Marc est quelqu’un que je connais, du boulot, et qu’il est parti. Elle ne répond pas, mais je vois dans ses yeux qui ont arrêté de rire qu’elle comprend. Que, quelle que soit la relation, aussi ténu soit le lien, le départ de quelqu’un laisse toujours un vide, si petit soit-il. On passe cet accord tacite : je ne lui ai jamais reproché le départ de papa, elle ne me demandera jamais pourquoi Marc est parti. Parce que j’en sais rien, mais que moi, c’est pas grave, je suis un employé, comme lui. Moi, ça va.
Elle se lève, me dit qu’elle va préparer le dîner. Que ma chambre est prête, si je veux dormir ici. En passant, sa main frôle mes joues, qui se mettent à vibrer.

*
Sarah

Je n’aime pas croiser les gens du boulot dans le métro. Déjà que c’est déprimant de voir les mêmes têtes de cons jour après jour lorsque tu bosses… Le problème, c’est que si tu ne joues pas le jeu social, si tu les snobes alors qu’ils t’ont vu, tu passes pour une connasse. Et même si dans l’absolu, je me fous de passer pour une connasse, l’idée d’être une connasse méprisée par ces mêmes cons que je méprise m’est insupportable. Pas que leur avis compte, non, mais ça nous ferait trop de points communs d’un coup. Alors je souris, je fais semblant, je prends mon téléphone comme si j’avais un appel et comme la connasse que je suis réellement, je fais mine de parler alors que l’écran froid et le vide au bout du fil me renvoient à ma propre honte.
De toute manière, je sais bien de quoi ils vont parler. Tout le monde n’a parlé que de ça aujourd’hui. Avec leur air choqué, leur incompréhension factice, leurs petits ragots de gens qui se sentent trop importants d’avoir enfin un truc à raconter à leur femme ou leur mari en rentrant du boulot. Tu ne devineras jamais ce qui est arrivé aujourd’hui. Mais si, Marc, je t’en ai déjà parlé, alors qu’ils n’en ont jamais parlé pour la simple raison que personne ne lui a jamais parlé. Et quelque part, ma conscience trouve un peu de réconfort dans cette situation, où eux feront semblant comme moi actuellement, où ils prétexteront une amitié de bureau quand moi je prétexte un coup de fil imaginaire. Et alors on sera plein de gens qui simulent parce qu’ils n’ont rien à vivre, on sera cette brochette de connards et de connasses qui se complaisent dans leur médiocrité, et ça ne nous gênera même pas. Et lorsqu’on apprendra que Marc est mort – parce que je suis persuadée qu’il est mort, mort de chagrin ou d’ennui, mort de solitude au moins – ils reviendront pour la deuxième fois de la semaine en conquérants dans leur petit deux pièces, ils souriront derrière leurs larmes et pourront raconter après à leurs copains, leurs copines qu’ils ont perdu quelqu’un de cher à leurs yeux. Ils feront partie de cette caste de gens qui auront été là, qui auront vu, qui auront ressenti la douleur profonde de la mort d’un être aimé, ils trouveront grâce aux yeux de leurs proches, ils entérineront leur carrière de petites merdes humaines et ça sera bien, parce que dans le regard des autres ils ne liront qu’une seule chose : comment fais-je pour être si fort ? Et ça, définitivement, ce sera très fort.

Un mec me demande si la place à côté de moi est prise, je l’ignore, persuadée que mon téléphone et ma fausse conversation l’éloigneront. Il insiste, je pose mon sac sur le siège vide, un regard de défi dans les yeux, celui qui dit me fais pas chier, mec. Pas toi, pas aujourd’hui, pas comme ça. Il hésite, me lance un regard mauvais, et sur ses lèvres je lis « connasse ». Et au bout du fil, au fond de ma tête, une petite voix me parle enfin pour me dire qu’il n’a pas totalement tort.

Je pousse la porte de la maison, envoie valser mes bottes et mon sac dans l’entrée, j’ai douze ans et mon émission préférée va commencer à la télé. Sauf que j’ai vingt-cinq ans, que je vis encore chez mes parents et que je suis juste lamentable. Lily est dans la cuisine, je lui demande si les parents sont là, elle me répond bonjour, et je lui propose d’aller se faire foutre. Parce que je suis comme ça, que je suis méchante avec ma soeur pour éviter d’être méchante avec moi-même. Parce qu’elle a cinq ans de moins et déjà compris tellement de choses de plus, qu’elle prend son indépendance à la rentrée, qu’elle a un copain depuis le lycée et qu’elle fait des études qui lui plaisent. Parce que je suis jalouse et que mon seul avantage est le fait d’être l’aînée. Je lis tout le mal qu’elle pense de moi dans ses yeux, tant mieux, déteste moi car je suis pathétique. Déteste cette image parce que ça t’aidera à ne jamais devenir ce que je suis devenue. Parce que justement, je ne suis rien devenue.
Je trouve refuge dans ma chambre, le papier peint n’a pas changé depuis dix ans, tout juste dégueule-t-il sur les coins, sur les murs un peu sales de mon esprit immature. Même les posters sont d’origine, et après un silence, j’explose d’un rire triste et ironique en voyant mon bureau d’écolière et mes cadres photo en papier mâché. Putain, mais comment en suis-je arrivé là ? A quel moment j’ai raté le coche ? Et Marc, il avait raté le coche, lui aussi ? S’est-il levé un jour, comme moi, avec cette étrange sensation d’avoir raté sa vie alors même qu’il l’avait à peine entamée ? Et qu’a-t-il fait ?
Qu’est-ce que je peux faire, moi ?
Je sombre dans mes pensées. Je sombre tout court. Mon père me réveille, il toque à la porte. Il me prévient, ma petite princesse, on va dîner, et j’ai envie de le gifler, petite princesse, je t’emmerde sale con. Cette violence au fond de moi, que je suis trop lâche pour tourner contre moi-même. Laissez-moi tranquille…

A table, je parle de Marc pour rompre le silence. Mon père m’écoute, passionné, ma mère coupe ses haricots en huit avant de les manger. Lily m’observe du coin de l’oeil. Je n’ai pas grand chose à dire sur Marc, alors je finis d’un haussement d’épaules en affirmant qu’à mon avis, il est mort. Même ma mère relève la tête. Ils me regardent, tous les trois, je le remarque et explose de rire. Qu’est-ce qu’il y a, encore ? Ils ne le connaissaient pas, si ? Mon père hésite, ma mère replonge dans ses haricots, Lily explose : comment je peux rire de ça ? Je vois ses lèvres trembler, je lui demande ce qu’il y a, elle prononce son prénom, lalala, je t’entends pas, je n’entends personne. Qui ça, Matthieu ? Je ne connais pas de Matthieu. Lily s’énerve, me demande quand est-ce que je vais accepter, lalala, je ne t’entends toujours pas. Et mon père qui pose une main sur mon bras, cette douleur insupportable, cette brûlure qu’il laisse de ses doigts, petite princesse, mais putain, regarde-moi papa. Regarde ta fille, ce qu’elle est devenue. Coquille vide, je me referme, silence complet. Le repas s’achève. Je remonte dans ma chambre. J’ai du mal à respirer. Et j’hésite, comme d’habitude. J’ai toujours trop hésité.

J’ouvre les tiroirs, les placards, je sors un sac, j’y jette pêle-mêle vêtements et chaussures, affaires de toilette et souvenirs. Ma vie déborde de la valise, je m’assieds dessus. Je ne respire pas, il faut que j’aille plus vite, argent lingerie photos papiers bague. Bague ? Je suis là, assise sur mon lit, à contempler cette putain de bague. Je la mets, elle me brûle le doigt, elle aussi, lui aussi, l’appartement, l’amour, les promesses, la demande, l’accident. Sa mort. J’ai vingt-cinq ans et je ne suis pas veuve parce que je ne l’ai pas épousé, parce que j’ai hésité. Parce qu’il est mort avant.
Dans le hall, ma mère ne me voit pas, mon père me rattrape par le bras. Je lui explique que je pars, que je dormirai à l’hôtel le temps de trouver un appartement. Que Lily n’a pas tort, je dois aller de l’avant. Il me sourit tristement, Matthieu aurait aimé ça, mais oui papa, je serre les mâchoires pour éviter de pleurer. Il me demande un instant, revient avec son chéquier, je dis que non, que je ne peux pas accepter. Il ne m’écoute pas, me tend un montant indécent, j’hésite, moins cette fois, et je le prends. Tiens me dit-il. Ma petite princesse. Ma petite connasse. Je le remercie, le sers dans mes bras, je t’aime, je l’aime, je vais apprendre à m’aimer. Ca demande du temps.

*
Jeanne

Ca fait trois heures que je suis là. A regarder les photos, ma mission au Mali, mes réunions de Greenpeace, mes prospectus protestataires. J’avais quoi, vingt ans ? J’y croyais encore. Je m’y croyais encore. Mes colères, mes combats, mes coups de gueule, mais pourquoi ? Quand est-ce que j’ai arrêté de voir l’autre ? L’humain ? Quand est-ce que je suis devenue une de ces personnes que je méprisais il y a peu, celles qui ne pensent qu’à leur gueule, celles qui changent de trottoir quand elles voient un sans-abri ? J’essaye de me rassurer, je verse toujours chaque mois à Aides, j’achète mes cartes de voeux à la WWF, je sauve des pandas, quoi. Mais qui pour me sauver, moi ?

Je ris, hystérique. La misère humaine n’est pas celle que l’on croit. Elle n’est pas dans celui qui tend la main, mais dans celui qui refuse de la saisir. Aujourd’hui, je suis plus riche que les pauvres, mieux portante que les malades, mais celle qui fait le plus pitié, c’est moi. Et quelque part, en disant ça, en me flagellant je deviens victime, donc à plaindre. Le cycle infernal. Je suis pourrie à la racine. Et je ne sais même pas quand ça a commencé.

Quand j’étais jeune – plus jeune – j’avais des rêves. Je voulais sauver des gens, n’importe qui, des enfants, des cancéreux, des crève-la-dalle. Ma bonté dépassait les questions de religion, d’origine ou de situation, j’étais le Messie envoyé porter la Bonne Nouvelle, j’étais le super-héros sans ses collants, le refuge dans la tempête. Une vocation, échouée aux portes du couvent. Mère Térésa sans sa jupette. Et je réalise seulement maintenant que si je voulais mener tous les combats, et pas un seul, ça n’était pas pour sauver tout le monde, et pas un seul, mais pour moi. Qu’on me remercie. Qu’on admire ma dévotion. Pour ne pas être seule. Pour ne pas être comme Marc.
Ca fait dix ans que je me fourvoie. Non, toute une vie. Je me suis persuadée que mes intentions étaient louables, mes actions bonnes, j’ai ratissé large et j’ai échoué alors que Marc était juste à côté. J’ai trompé mon monde, me suis menti. Au point qu’aujourd’hui, la personne que je suis est peut-être plus intègre, plus honnête que celle que j’étais parce qu’elle ne fait plus semblant. Le plus dur n’est pas de réaliser que je ne suis pas une bonne personne, mais de comprendre que je ne l’ai jamais été.

Je récupère tous mes souvenirs, les tracts, les clichés. Les preuves. Je les rassemble et je les jette,en même temps que mon amour-propre et mes rêves. Je pense à Marc, bien sûr. Je sais que s’il revient, je n’aurai jamais le courage d’aller lui parler. Pour moi, il est déjà trop tard. Je suis une femme de trente ans sans famille, sans vrais amis, et désormais sans rêve. Je suis devenue celle que je ne voulais pas devenir, je suis devenue Marc et quelque part, éprouver un peu de ce qu’il a pu éprouver, partager avec lui cette solitude, où qu’il soit, me donne l’impression qu’il me reste un peu d’humanité. Un peu d’espoir. Juste de quoi ne pas sombrer.

*
Paul

Ca a été dur aujourd’hui. De jouer l’étonné, de feindre l’indifférence. De faire semblant. Moi aussi, j’y suis allé de mon petit commentaire. J’ai sorti une connerie, une blague, pas bien méchante, mais quand même. J’ai parlé de toi comme si tu étais un autre, j’ai tu le nous. J’ai tué le nous.

Les gens savent désormais. Ca s’est répandu comme du chiendent, la rumeur rampante, la conversation de machine à café. Je savais que ça arriverait, forcément, ça devait arriver, mais je ne savais pas quand. Je pensais que ça viendrait plus tôt. A croire que, vraiment, je ne me rendais compte de rien. Quelqu’un est venu me trouver, moi aussi, je ne sais plus qui ; il, ou elle peut-être, m’a dit « Marc est mort. ». Avant d’ajouter « Enfin je crois. ». C’est con, mais ça m’a énervé. Tu crois, ou tu sais ? En réalité personne ne sait. Encore. Mais les gens savent. Ils savent que tu n’es pas venu travailler depuis plusieurs jours. Ils savent que ça ne te ressemble pas, alors qu’ils ne savent même pas à quoi tu ressembles. Ils ne savent pas quelle part me revient, quel rôle j’ai joué. J’aimerais qu’ils ne le sachent jamais. J’aurais aimé que tout ça ne soit qu’une mauvaise blague, pas bien méchante, mais quand même.

Ils vont savoir, pourtant. Il va y avoir une enquête. Ils vont chercher à comprendre, l’énigme ne sera pas complexe, ils trouveront rapidement ton adresse. Ils seront là, sur ton pallier, ils toqueront pour se signaler, ils t’appelleront, tu ne répondras pas. Tu ne les entendras pas. Ils hésiteront, quoi, une seconde, ils armeront une épaule, un bélier, un flingue, que sais-je, ils défonceront la porte, ils entreront dans ton appartement, ça te rendrait malade si tu n’étais pas mort, toi qui étais si ordonné, ils entreront et trouveront ton corps par terre, déjà sec, déjà terne, ils courront alors qu’il n’y a plus rien à faire, téléphoneront à une ambulance obsolète, s’arrêteront, enfin, pour respirer. Respirer. Ils préviendront la famille, ta mère sanglotera alors qu’elle n’a jamais eu le cran de te retenir, ton père ne dira rien, il n’a rien dit à ton sujet depuis que tu lui as annoncé, que tu lui as dit être différent, la seule fois où, peut-être, tu t’es affirmé. Puis viendra le tour des amis, ils n’en trouveront pas beaucoup, des collègues, ils en trouveront plein, et alors tu existeras, enfin, tu seras au centre de l’attention, au centre des conversations, comme aujourd’hui, lorsque tout le monde parlait de toi. Enfin. Tu te feras ta place dans la mémoire collective, même pour un temps, même pour du vent, tu seras quelqu’un. L’enterrement aura lieu dans une discrétion absurde, tes parents viendront parce qu’il le faudra, quelques collègues, peut-être, les plus empathiques, les plus hypocrites. Moi, je n’y serai pas.
Non. Moi, je serai au centre des questions, d’autres questions. Ils auront trouvé des photos de nous dans tes tiroirs, pas beaucoup, les quelques clichés que je t’ai autorisés, ceux que tu chérissais, ceux qui ne devaient jamais sortir de ces murs. Tu m’entends ? Jamais. Personne ne doit savoir ; pourtant ils sauront. Ils découvriront que j’étais ton amant, ils demanderont si on l’était encore, je nierai, évidemment, je n’ai jamais été ton amant, mais si, cette photo, Paul, c’est vous et je dirai non. Non. C’est un autre. Je serai là, drapé dans ma honte, d’aucuns prendraient cela pour de la tristesse, infinie tristesse. Ils me demanderont si je ne me suis pas inquiété, je répondrai que non, qu’on n’avait pas ce genre de relation. Qu’on pouvait vivre l’un sans l’autre, or c’est faux, manifestement. Tu ne pouvais pas vivre sans moi. Ils me harcèleront, ils me cuisineront et alors je serai obligé de répondre, oui, c’est vrai. Tout ce que vous dites est vrai mais, s’il vous plaît, ne le dites plus. Je ne veux pas l’entendre.

Je ne sais pas encore de quoi je leur parlerai. Peut-être que je leur dirai que chaque matin, en arrivant au boulot, j’espérais que quelqu’un ait compris, que quelqu’un ait remarqué ton absence ; et qu’à chaque fois, ça n’était pas le cas. Je leur dirai alors mes hésitations, mes craintes de donner un quelconque indice en faisant remarquer ta disparition. Je leur dirai mon silence, mon imposture, la garantie de ma normalité. Ou alors, peut-être que je pleurerai. Je leur dirai que je t’aimais, que je ne savais pas comment te le dire, comment me l’avouer, que désormais il était trop tard. Et un policier affable me tendra un mouchoir.

Peut-être que je ne dirai rien. Peut-être que je ne dirai pas que l’on s’est vu, ce soir-là, qu’on a fait l’amour, que j’ai contemplé le plafond avant de te dire que je te quittais. Que je ne voulais pas de cette vie-là. Peut-être que je ne dirai pas que tu as pleuré, que tu as pris un couteau, lame sur le poignet, me menaçant, me suppliant de rester. Que je suis allé à la porte, malgré tout, et que lorsque je me suis retourné une dernière fois tu étais déjà à terre, dans ton sang, mais pas encore mort. Que j’ai hésité, quoi, une seconde avant de tourner les talons et de partir en courant. En fuyant.

Peut-être que je me contenterai d’éprouver ce pincement au coeur, petite douleur maligne, sans rien laisser paraître. Cette écorchure qui jamais ne cicatrise. Celle qui crie l’absence. Ton absence.



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