Magazine Culture

Spécial Marie-Claire Bancquart (1)

Par Florence Trocmé

Je propose ici un ensemble de trois articles autour de Marie-Claire Bancquart dont je rappelle qu’elle a publié récemment deux livres, Verticale du Secret, un recueil de poèmes chez Obsidiane et Impostures, trois récits, chez l’Amourier.
Je dois cet ensemble à Béatrice Bonhomme qui anime avec Hervé Bosio la belle revue Nu(e). Les deux premiers articles sont parus dans la revue : il s’agit d’entretiens avec Marie-Claire Bancquart, le premier réalisé par Richard Rognet en mars 2001, le second par Jean-Claude Renard en décembre 2002.
Ces deux entretiens seront complétés par la contribution que Béatrice Bonhomme a donnée au colloque de Clermont-Ferrand, Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles (novembre 2007).

1. Entretien entre Richard Rognet et Marie-Claire Bancquart
recueilli par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio,
revue Nu (e) n° 14, mars 2001.

Les questions de Richard Rognet sont en italiques
Les réponses de Marie-Claire Bancquart en caractères romains

Le corps, Marie-Claire, le corps encore dans cette suite de trente et un poèmes, intitulée Corps talisman, le corps nommé, repéré, révélé, prolongé dans le mouvement tournoyant et vivant des mots : “le corps d’il y a dix ans, passé tout au dehors/ s’il était possible de l’étreindre/ serait-ce pour baiser/ ou pour tuerie ?”. Et cette fois-ci, le corps associé au talisman, à quelque chose de magique, de souverain, de merveilleux.
On a l’impression qu’à force d’en prendre mesure, de l’écouter, tu en as transformé, transmué l’évidence, la réalité, en un je ne sais quoi de sacré.
Ainsi, comment en es-tu venue à cette autre et haute perception qui rendrait à la vie sa part insaisissable, son mystère ? Est-ce l’aboutissement ébloui d’une quête constante, toujours frémissante, ou l’étape obligée d’un cheminement exigeant qui te conduirait aux limites espérées d’une impossible connaissance ?
Ne pourrait-on pas dire qu’en filigrane, tu cherches à cerner l’être, sans vouloir le définir, à presser le verbe être de se livrer enfin sans qu’il en soit pour autant trahi par des questions trop pressantes et précises ?

“Presser le verbe être de se livrer” ?... Être... Le verbe attire et fait peur. C’est vrai, la poésie interroge “être”, avec ou sans majuscule. “Être” qualifie, avec l’importance et le mystère d’un point aveugle. Comme bien d’autres, je pense que des questions “pressantes et précises” posées à lui seraient vaines : ma seule certitude est de ne pas pouvoir compter qu’“être” puisse donner réponse, autrement que par l’ouverture d’une multitude de possibles et par une vocation pour la mort.
C’est comme cela qu’il “est” précisément, le corps. Perceptions, sensations incessantes, et vocation à la mort. Notre civilisation essaie de le masquer en mettant tout à la surface du corps : regardez hâtivement ces images, passez-vous des crèmes, maigrissez. Ou, exhortation plus insidieuse : soyez zen, faites du yoga, pratiquez la gymnastique chinoise du matin; mais ces pratiques sont déconnectées de l’art de vivre qui les a suscitées.
Un des désirs de la poésie, précisément le mien, est de dire combien le corps vaut autre chose. Un talisman que nous portons toujours, mais sans en être toujours conscients ! Marqué de signes qui protègent contre l’oubli d’“être”. Et pas toujours pour le bonheur. Talisman, ce mot arabe, vient du mot grec “telesma” qui dit à la fois l’“accomplissement d’un acte religieux”, et le “paiement d’un impôt”, cet acte-là n’ayant été agréable en aucun temps ! ... Oui, nous payons l’impôt avec le corps. Sans parler des maladies, et pour rester dans des conditions partagées par tous, un de mes regrets est de ne pouvoir regarder à l’intérieur. Notre sang, nos os, nos entrailles, nous ne les voyons pas, sauf circonstances peu souhaitables. Nos cellules se renouvellent sans notre accord. On se demande si on est ami ou ennemi de ce même-et-autre qu’on était il y a quelques années. On est scanné par une vie dont on ignore le terme.
Mais en même temps, on sait que ce sort étrange est celui de tout ce qui vit. Notre main vivante est sœur du cuir d’animal tué sur lequel elle se pose. Elle sent la tiédeur interne de notre corps, qui affleure, comme celle de la pierre. Elle peut faire gicler le jus d’un fruit. Notre bouche fait entrer la matière étrangère en nous. Le corps fortement ressenti, au lieu d’être en opposition avec l’esprit ou l’âme (comme on voudra les nommer), les soutient et les suscite : le personnage des Métamorphoses d’Apulée a été changé en âne, mais il sait qu’il reviendra à la condition humaine en mangeant des roses. C’est de tous les jours, cette relation-là. Les rues pauvres de la ville, le bois entamé d’un plancher, un bocal d’olives, portent à la sentir violemment. Pourvu qu’on ne s’arrête pas à leur constatation : la petite gorgée de bière, certes, c’est court, si on ne la met pas en communication avec le cycle des temps et des vies.
Le monde du corps (si personnel, chacun ayant son rythme), nous met, au sens propre du terme, en circulation avec une sorte de sacré. Mais ce mot me gêne parce que notre héritage de civilisation l’identifie avec la croyance en un Dieu personnel, qui n’est pas la mienne. En fait, tous les grands mythes tiennent compte du corps : Jacob et Moïse portent les marques de ceux qui ont vu le dieu ; mais aussi Oedipe a les pieds percés, Tirésias est “voyant” parce qu’il est aveugle, le Minotaure possède en lui deux natures, bête et homme. Tu sais que j’ai écrit à son propos le texte d’un oratorio qui le présente sans doute comme un “monstre”, c’est-à-dire un prodige - mais bénéfique, parce que son corps, et du coup tout son être, participe de deux natures. Ah, pouvoir être jointe comme cela à ma chatte Châtaigne !...
Mais déjà notre corps, enfermé dans son sac de peau, nous fait signe que nous appartenons au monde charnel pour en tirer le plus de consonances possibles, et parfois elles vont jusqu’au bref éblouissement des dômes dorés vus de loin. Quand on entre dans la ville, on voit la misère des rues. Mais l’entrevision de l’or n’en est pas moins vraie. Entrevision, entretemps, notre lot. Jusqu’aux limites, si possible ; toutefois sans l’illusion d’un aboutissement définitif.

Marie-Claire, le facteur vient de passer ; ma mère, comme de coutume, entre dans mon bureau, à pas de velours, à pas de chat. J’écris, je bataille avec les mots, je les tiraille, ils me tiraillent, le poème s’engage avec moi dans le matin auquel il va peut-être arracher une part de moi-même. Ma mère, qui d’un regard furtif a reconnu, souligné ton écriture, me dit, laconique et contente à la fois : “C’est Marie-Claire.”
C’est toi, et bien toi. Je suis impatient de te lire. Je quitte le chemin de mon poème, j’emprunte celui de ta réponse à ma première question.
Aujourd’hui, mon poème se fera autre question, il acceptera d’être séduit, de s’égarer, de frôler tes phrases, d’y entrer, de s’y couler, comme si l’un allait chercher en l’autre la matière de sa quête têtue, de sa délivrance espérée :

Quel est ce labyrinthe
où tes pas te conduisent ?
Quelle est cette errance
au coeur de la nuit
qui se refuse à la nuit
mais ne veut pas être le jour ?
Qui es-tu, avec Thésée,
Ulysse, Icare, avec nous tous ?
Qui est le monstre en nous révélé ?
Quel bourreau ? Quelle victime ?
Comment s’interroger
pour que la question nue
soit celle de l’homme égaré
que tente la lumière,
jusqu’à changer son sang
en lumière de sang, pour tous,
Marie-Claire, pour moi, pour Eux ?

Quant à moi, Richard, j’ai reçu ta lettre peu de jours après que pour la première fois était joué à Radio-France dans sa totalité Le Livre du labyrinthe, qu’Alain mon mari a mis cinq ans à écrire. Une grande partie est chantée, ou parlée, sur des textes de moi. C’est dire combien tes questions ont rejoint des occupations, préoccupations et finalement contentements qui étaient nôtres : à quoi l’on reconnaît les intuitions de l’ami que tu es.
Errer avec les monstres, tous les héros des mythes étant des “monstres”, des êtres d’exception positifs ou négatifs, qui font entrer dans un sacré : oui, je le fais depuis longtemps, prenant souvent pour modèles familiers et compagnons du voyage les gens issus des mythes gréco-romains ou chrétiens, ceux avec lesquels j’ai appris à imaginer le monde.
Ulysse l’errant, le mien, est celui d’une des versions antiques de L’Odyssée. Il ne va pas rester dans son Ithaque retrouvée, mais il reprendra la route, “sa bonne rame sur l’épaule”, jusqu’à ce qu’il rencontre des gens qui lui demandent ce que c’est que cette pelle à grains : de purs terriens, inouïs pour les Grecs, grands navigateurs. Alors, dit le vieux texte, “les dieux lui enverront la plus douce des morts”. Ce que j’ai pu penser à cette fin d’Ulysse, à son étrangeté, au sens que prennent ses autres aventures !
Et comme la langue est notre partenaire immédiat, je rêvais à sa réponse, quand le Cyclope aveuglé par lui demande son nom : “Je m’appelle Personne”. Au premier abord, une plaisanterie, un alibi. Mais en aucune langue sans doute, il n’est innocent de dire qu’on est Personne. En français, alors, pas du tout, parce que Personne est aussi “une personne” : un phénomène vraiment poétique, ce nom commun qui devient nom propre, tout en s’abolissant. Est-ce que ce n’est pas le but même de la poésie, que les noms dits “communs” y prennent une présence telle qu’ils deviennent des noms propres ? Et en allant plus avant, est-ce que le poète ne désire pas quelquefois, souvent, devenir cet aboli dévoré par son aventure et quittant du coup les monstres négatifs qui sont en lui ? Voilà toute la partie de mon recueil La paix saignée qui s’intitule “Un nom, Personne”.
Mes “gens mythiques” ne sont pas sortis tout apprêtés d’un dictionnaire. Ils sont en prise directe avec un immédiat. Quand, il y a quelques années, on a trouvé un homme gelé, intact, dans un glacier des Alpes, on n’a d’abord pas du tout pu le dater : il pouvait être d’hier, ou préhistorique (plus tard, les savants l’ont analysé comme préhistorique). En assistant au premier reportage à la télévision, je me suis dit: : “Cet homme, c’est Icare.” Une réaction spontanée. D’où mon long poème “Icare”, du recueil Dans le feuilletage de la terre, qui commence par : “Étendu devant nous, congelé, on ne le date pas davantage”. J’y modifie le mythe, ce qui montre qu’il est bien vivant. Icare est retombé. Mais ce n’est pas une défaite. Il cherchait à pénétrer l’énigme de la vie : il la pénétrera autant qu’il est possible, en mourant sur la terre, tout prêt à rentrer dans le jeu des choses.
Nous y voilà. Tu sais que, dans le fond, mon grand monstre à double signification est d’avoir su et vu la mort, dès l’enfance. Aussi, le Minotaure m’attirait avec sa double nature d’homme et d’animal. J’ai tourné autour ; c’est un morceau ! Et puis on le présente toujours comme épouvantable. J’ai commencé par lui donner de la tristesse, par l’assimiler à un être à aimer, dans Opéra des limites. Puis, quand Alain m’a demandé de lui écrire un livret, j’avais complètement évolué sur le Minotaure, qui apparaît dans mon texte récent comme un exemple de perfection plus grande que l’homme, puisqu’il possède à la fois les moyens de celui-ci et ceux de l’animal. Encore une transformation du mythe ; encore mon attirance vers la fusion dans le cosmos. Icare et Minotaure, dits à quelques années de distance, étaient prêts à entrer ensemble au Livre du labyrinthe.
Tout cela va, tu le sens, avec une vie dans le monde. Je nous connais passagers, terriblement, voluptueusement aussi ; et je suis tout à fait éloignée de la pensée que la poésie puisse ne pas être elle-même passagère : promise à la mort à plus ou moins longue échéance, pour des raisons de perte de civilisation, ou, plus prochaines, des raisons politiques. Par exemple, combien de poèmes de Mandelstam seraient demeurés ignorés, puisque la persécution les avait détruits ou interdits, si sa femme ne les avait pas appris par coeur ! Ce n’est donc nullement par idée qu’un poète peut “changer la vie” dans son déroulement matériel que, de plus en plus, je ressens le besoin de dire, de dénoncer les exactions, mensonges, inhumanités du monde que nous vivons. Le poète ne peut rien contre les talibans. Si ce n’est qu’il peut crier le cri.
C’est peu, et c’est essentiel. La fameuse phrase sur la poésie impossible après Auschwitz m’apparaît comme une absurdité : à Auschwitz même, et en plein dans ce qui fut connu “après” par d’autres, il y avait des gens pour écrire de la poésie, d’autres pour s’en dire et y trouver assistance, que ce soit du Virgile ou des haïkai. Je me sens appelée à dire les beautés d’un très petit paysage urbain, tout comme la terrible insistance de la mort à laquelle nous sommes livrés par notre civilisation. La mort, devenue pour les uns de plus en plus virtuelle (parce que l’inhibition qu’on peut avoir pour tuer un corps qui vous fait face est complètement levée par les moyens mécaniques et éloignés, bombes, poisons), est pour les autres devenue de plus en plus massive, aveugle, dérisoire. Il ne manquait plus aux beaux mots dont on nous leurre que quelques-uns récents, comme “guerre humanitaire” ou “dégâts collatéraux”. Cela dit sans se mettre d’un côté ou de l’autre de l’action, tous les belligérants pouvant parler de cette manière. La mort n’a pas de parti. Elle n’a pas de carnet de chèques non plus ; mais on nous explique sans broncher, je l’ai entendu aujourd’hui même, que les découvertes dans la thérapie génique sont considérées comme très urgentes, parce qu’elles “ouvrent des parts considérables de marché”.
Eh bien, les mots ont donc un impact. Ceux-là montrent la nécessité d’employer autrement le langage, de proclamer du moins que notre arrachement au monde, que notre manque fondamental, mais aussi notre émerveillement fondamental rendent nécessaire la poésie. Ah, que les noms communs puissent encore, quelque part, devenir des noms propres, dans tous les sens du terme ! Et que le silence au sens musical, si important en poésie, puisse exister encore, dans la dégoulinade générale des discours ! C’est d’utilité publique, je veux dire d’utilité spirituelle. Une urgence considérable, celle-là.

A chacune de tes réponses, Marie-Claire, tu joins une carte postale avec quelques mots. Cette fois-ci, pour notre deuxième échange, il s’agit de la basilique de Saint-Benoît-sur-Loire : “Chapiteau de la Tour-Porche : l’Âme entre son ange gardien et le démon.”
“L’Âme entre son ange gardien et le démon” : rien n’est fortuit, rien n’est innocent dans la connivence. Vis-tu cette tension ? Sous quelle forme? Comment ? T’y soumets-tu spontanément, ou est-ce le fruit d’une réflexion intense par laquelle tu tenterais d’interroger et l’Ange et le Démon ?
Autre chose ; permets-moi de citer un extrait de ce que tu m’écris sur cette carte datée du 13 juin : “Notre conversation va cesser jusqu’au début de juillet, puisque nous (toi et ton mari Alain) partons samedi ; mais en dessous elle ne cesse jamais, n’est-ce pas ? (...) Tu penseras à nos pérégrinations, de la Bourgogne à l’Auvergne.”Ainsi, lorsque vous partez, lorsque tu pars, demeures-tu en contact avec le poème ? En écris-tu, au hasard de tes découvertes, de tes reconnaissances ? Livres-tu certains moments de ton voyage à l’écriture qui se voudrait pressante, impossible à éviter ? Prends-tu notes et notes, en vue de prochaines pages qui accueilleraient les sensations, les impressions, les surprises glanées ici, puis là ? On sait bien, comme l’a judicieusement déclaré Valéry, qu’“un poète est le plus utilitaire des êtres (...) Regards singuliers,-tout ce que perd, rejette, ignore, élimine, oublie l’homme le plus pratique, le poète le cueille, et par son art lui donne quelque valeur.”
Au cours de ces pérégrinations, comme tu le dis, te bornerais-tu à recevoir, à glisser en toi ce que plus tard, tu choisiras chez toi, qui se sera décanté pour donner du réel une vision plus profonde, plus élaborée, donc plus proche de lui, de toi ?
Marie-Claire, pour la suite, envoie-moi, veux-tu, une carte d’Auvergne ou de Bourgogne. Tu sais “le Curieux” de Conques qui accompagnait ta première réponse, ce Curieux, aussi curieux que moi qui te presse de questions, je l’ai placé sur mon bureau, contre une pile de livres dont il semble s’extraire, s’arracher, se défaire.

 

 

Une tension, certainement, cher Richard, je la vis. Mais pas sous la forme de l’écartèlement entre l’ange gardien et l’affreux diable, peut-être destiné d’ailleurs à un premier degré de l’instruction du fidèle, puisque le chapiteau qui le représente est situé dans la tour-porche, avant qu’on entre dans le sanctuaire.
C’est là que je m’imagine la mère de Villon, qui “oncques lettre ne lu(t)”, prise à cette vue de “joie et liesse” d’un côté, de “peur” de l’autre. Je ne sais s’il faut que je me félicite d’avoir “lu», quant à moi, bon nombre de “lettres”. Mais c’est ainsi. Et ceux qui en ont fait autant, au cours des siècles, ont souvent pensé que le diable est beau et attirant, continue à participer de la nature de l’ange qu’il était au départ. J’utilise les mots du christianisme, quoique n’étant pas croyante : après tout, cette idée, dont on pourrait trouver diverses formes de Denys l’Aréopagite à Dostoïevsky, peut se traduire dans quelque vision du monde que ce soit.
Au départ, il faut bien avouer que le diable (pour continuer à le nommer ainsi) est un grand maître du jeu, étant donnée la force de dissolution qu’il a installée. Un monde où la mort règne et où l’on ne peut survivre, végétal, bête ou homme, qu’en mangeant les autres, est d’emblée tourné vers cette dissolution. J’espère de tout mon coeur qu’il n’en existe pas d’autre dans l’univers. Quant à l’homme, au total, il a beaucoup empiré cet état déjà déplorable. Les belles âmes veulent faire croire le contraire. Mais il suffit de faire le bilan du siècle qui vient de se terminer... Le pire du “diable”, c’est qu’il a réussi à faire croire qu’il n’existe pas. On n’ose plus guère, il me semble, en parler chez les croyants. Et beaucoup de ceux qui ne le sont pas pensent, contre l’évidence, que l’homme est bon naturellement. Fleurs, petits oiseaux, harmonie première de l’homme et de la nature, non, non, ce ne sera pas mon rayon !
Le diable, pour moi, c’est une utilisation d’énergie mal comprise, mal réfléchie, qui finit par désintégrer votre personnalité et celle des autres. L’ange, c’est une utilisation d’énergie pour aimer la multiplicité du monde, pour chercher à minimiser dans la mesure du possible les dissolutions, pour essayer d’aller au-delà de la mort obsédante. L’ange est là, dans l’amitié, l’amour, le “non” au catastrophisme, l’existence d’une parole (aussi bien en musique ou en peinture) qui ouvre sur un “ailleurs” et un “autre chose”, tout en restant très présente dans le monde. Je ne sais pas pourquoi on ne dirait pas que ce sont des illuminations.
Mais il s’agit bien dans les deux cas d’utiliser la même force ; et sans arrêt elle oscille, elle nous jette dans des embarras ; ce n’est pas simple, c’est, comme on dit justement, le diable... Suicide, folie, violence en tout genre, ou lâcher - tout et fuite (ne serait-ce que dans une situation sociale), c’est tellement attirant ! Sans compter la question : si je trouve une sérénité, est-ce que je ne me trompe pas ? Est-ce qu’elle n’est pas une imposture? Je ne dirai certainement pas que “qui veut faire l’ange fait la bête”, mais en donnant aux mots un sens symbolique, que “plus on cherche l’ange, plus on risque de rencontrer le diable”.
Aussi je crois que l’ange, toujours figurément, est à la fois désirable et terrible, comme le disent mes poèmes de Sans lieu sinon l’attente, “l’ange au temps rond”, “solitude de l’ange”, etc., jusqu’à “Sans cadastre” : “De la rose à l’inadmissible / l’espace étroit comme une trace d’ange / est arpenté par le poète. /.../ Toujours tremblent les lieux. La marge / Envahit le centre incertain de notre parole. / Et notre double / très doucement se décale de nous /.../”
N’empêche !... Chercher l’ange, malgré tout, l’écouter, célébrer l’ange !

Pour répondre à ta seconde question : au cours de mes voyages, il faut croire je le célèbre autrement, l’ange, qu’en écrivant des poèmes, ou en prenant des notes... J’ai pris des tombereaux de notes dans ma vie de critique et d’universitaire. Peut-être que là est la raison de ma méfiance envers elles, quand il s’agit de poèmes. Elles me semblent figer les impressions et les sensations ; puis faut-il croire ces dernières si intéressantes, toutes, qu’on cherche à les retenir par la queue ? Quant aux poèmes, j’ai besoin d’une distance. Des jours, des mois ou des années après, il revient une lumière, une figure, une scène. Impossible d’écrire sur le coup ! Je ne prends pas non plus de photographies. Juste des cartes postales de temps en temps, pour les envoyer aux amis, comme tu sais. Ce sont bien sûr des cartes pour lesquelles j’ai éprouvé une attirance. Mais je n’en fais pas d’album. Elles sont dans mon tiroir à correspondance, en tas épais et confus. C’est souvent en les reprenant que je comprends pourquoi elles m’ont convenu.
Alors, tu vois que je voyage, sinon comme une valise, du moins comme un vase à entasser des visions et des surprises, qui sont destinées à filtrer. Ici me revient (sans que j’aie eu à prendre note !) la salle du musée d’Angoulême destinée à célébrer le passé. Je ne connais pas le conservateur ou la conservatrice ; en tout cas il (elle) doit posséder un bel humour, bien mis en œuvre. Le musée possède des pièces rarissimes et très belles. En dehors de cela, des choses d’intérêt qu’on peut appeler divers : comme des cahiers d’école, des outils des siècles passés, de vieilles affiches, des vêtements et ornements de diverses provenances, des animaux empaillés... Toutes ces choses-là ont été disposées sans ordre apparent dans des vitrines, dans un espace superbement éclairé, et précédé de lignes de Simone Weil sur l’importance du passé, seul moyen pour nous de vivre l’avenir. Comme elle a raison ! Et comme il est vrai que, mis à part quelques objets phares, le passé est en nous tel un fouillis d’où surgit (pourquoi, comment ?) une chose humble et fondamentale... J’imagine qu’à l’article de la mort on revoit une chose comme ça. Ne parlons pour l’instant que de vie, cher Richard, et de l’essentiel de vie que représente l’écriture. Le réel prend ce chemin-là pour entrer dans mes poèmes.

©Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio (revue Nu(e) ) – tous droits réservés

A suivre par un entretien de Marie-Claire Bancquart avec Jean-Claude Renard.

Marie-Claire Bancquart dans Poezibao :
Bio-bibliographie de Marie-Claire Bancquart
extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, extrait 5, extrait 6, extrait 7,extrait 8, extrait 9, extrait 10, extrait 11, extrait 12, extrait 13, extrait 14, extrait 15, extrait 16,
Aux 20 ans du Nouveau Recueil,
Lecture chez Tschann (05),
fiche de lecture : Avec la mort, quartier d’orange entre les dents,
Carte Blanche à (sur Bonnefoy au programme de terminale L),

réponse à l’enquête sur les femmes-poètes,
La Verticale du secret (présentation)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines