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L'amour est une île

Par Liliba

Claudie GALLAY

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Présentation de l'éditeur

C'est une saison singulière pour Avignon et les amoureux du théâtre : la grève des intermittents paralyse le festival. Un à un les spectacles sont annulés. Les visiteurs déambulent sous un soleil de plomb, à la recherche des rares lieux où joueront quand même quelques comédiens. Comme Mathilde, dite la Jogar : devenue célèbre depuis qu'elle a quitté Avignon, elle est enfin de retour dans cette ville où elle a grandi, et pour un rôle magnifique. L'homme qu'elle a tant aimé, et qui l'a tant aimée, Odon Schnadel, a appris sa présence par la rumeur. Lui-même vit ici en permanence, entre sa péniche sur le fleuve et le petit théâtre qu'il dirige. Cette année-là, avec sa compagnie, Odon a pris tous les risques. Il met en scène une pièce d'un auteur inconnu, mort clans des circonstances équivoques : un certain Paul Selliès dont la jeune soeur Marie - une écorchée vive - vient elle aussi d'arriver à Avignon, un peu perdue, pleine d'espérances confuses... ou de questions insidieuses. Car autour de l'oeuvre de Paul Selliès plane un mystère que ces personnages dissimulent ou au contraire effleurent, parfois sans faire exprès, souvent clans la souffrance. Plongée au coeur des passions, des rêves et des mensonges, des retrouvailles sans lendemain, des bonheurs en forme de souvenirs, des amours que l'on quitte, des îles qu'on laisse derrière soi, le nouveau roman de Claudie Gallay noue et dénoue les silences d'un été lourd de secrets.

Bien que j'aie été énormément dérangée par le style haché adopté par l'auteur pour ce roman, j'ai beaucoup aimé cette lecture. En effet, Claudie Gallay a l'art d'entrer dans le coeur des gens et de brosser des personnages que l'on se prend à aimer aussitôt, bien que marginaux, torturés et souvent malheureux, ou peut-être à cause de cela justement. Autour de Odon, les protagonistes de l'histoire évoluent, avec chacun le poids du souvenir qui pèsent sur leurs épaules et leur coeur. On sent le drame se nouer, lentement, inexorablement, comme cette chaleur qui écrase la ville et l'étouffe.

J'ai de plus adoré découvrir Avignon dans cette période de théâtre, et qui plus est en pleine révolte des gens de la scène. Une ville et un univers que je connais peu et que j'ai été heureuse de découvrir, même sous ce jour peu rayonnant. L'ambiance est électrique, lourde. On attend, on espère un dénouement, une explication sur les réactions des uns et des autres, tout en sachant pertinemment que l'issue de cette histoire ne pourra qu'être tragique, parce que trop d'amour, trop de haines, trop d'espoir et de rancoeurs se tapissent dans les souvenirs...

Une bien belle lecture, et de belles descriptions de l'âme humaine et de ses contradictions !

"Il fait encore nuit et le fleuve est tranquille quand Odon Schnadel sort de sa péniche. Il tient un bol à la main. C'est son premier café, noir, brûlant. Il a mal au crâne. Il glisse deux aspirines dans le bol.

La chaleur est étouffante.

Des branches flottent, cassées plus au nord et charriées, apportées là, elles se confondent avec les eaux brunes.

Les arbres souffrent, même ceux qui ont les racines dans l'eau.

Sur le pont, ça sent le vernis. Il y a des pinceaux rouges dans une boîte, un pot, des chiffons. L'odeur du vernis ajoute au mal de crâne.

Odon boit son café en regardant couler le fleuve. Quelque part sur l'île, un chien hurle.

Une lucarne grillagée est plantée dans la porte. Faible halo jaune. Quand Mathilde est partie, il s'est juré ça, la laisser briller jusqu'à ce qu'elle revienne.

Cinq ans. Les ampoules ont grillé. Il les a remplacées.

Aujourd'hui, elle est là, quelque part en ville, pour le temps du festival. Depuis des semaines, la rumeur se répand, la Jogar revient entre ses murs, elle joue Sur la route de Madison au théâtre du Minotaure.

On parle d'elle dans les journaux.

On parle d'elle partout, dans son quartier, dans la rue. On dit qu'elle dort à la Mirande, l'un des plus beaux hôtels de la ville. On dit aussi qu'elle a renié son nom en devenant la Jogar.

Odon finit son café, le bol entre les mains, les coudes au bastingage.

Big Mac le crapaud se terre dans le talus.

Un train passe.

Odon tire une cigarette du paquet, arrache le filtre avec les dents. C'est sa dernière, il froisse le paquet, le jette dans le fleuve.

Il pisse dans l'eau.

Un poisson nage à la surface. Un silure est en train de crever dans les branches, entre la péniche et la rive. Tout a soif cet été, la terre, le ciel, même le fleuve réclame sa part.

Il pose son bol, remonte le silure, le rejette vers les courants.

Jeff arrive juste après huit heures, il cale le Solex contre le saule, enjambe la barrière.

Des touffes d'orties et d'herbes vertes ont pris racine au pied de la passerelle. Un pot avec un vieux géranium, les tiges noueuses, sèches.

Jeff monte sur la péniche.

Il enlève sa casquette. Ses cheveux sont trempés par la sueur.

Il jette le journal sur la table, entre le cendrier et le bol. Il le jette toujours de la même façon, la main désinvolte. La casquette suit.

Avant, il était cantinier à la prison. Quand la prison a fermé, il a gardé les clés, un trousseau entier. Depuis deux ans, il squatte une cellule avec la vue sur l'arrière du palais des Papes. Il touche une aide de l'Etat. Il fait aussi des petits boulots comme s'occuper de la péniche et du théâtre d'Odon.

Il sort un trèfle de sa poche.

- Je l'ai trouvé sur la rive. C'est un bon présage, il dit, en montrant les quatre feuilles.

Odon s'en fout, il vient d'ouvrir le journal.

- Bon présage, tu parles...

Sur la première page, en grand titre : Avignon, état de choc !

Après une semaine de grève, la direction du festival vient de décider l'annulation de tous les spectacles in. La nouvelle tombe dans les journaux.

Ça fait des années que le malaise grandit, il fallait bien que ça éclate.

Odon est inquiet. La veille encore, par solidarité, sa compagnie n'a pas voulu jouer.

Il passe ses mains sur son visage. Sa peau est sèche. Ou c'est l'intérieur de ses mains.

Il regarde le fleuve. Le soleil éclaire la surface de reflets rouges.

Jeff range le trèfle.

Il choisit une pomme dans la corbeille. Il se cale contre le bastingage, racle la peau avec les dents, après il attaque la chair. Il mange aussi le trognon. Il fait comme ça depuis toujours. Il avale aussi les pépins. Il paraît qu'il y a de l'arsenic dedans. Il n'y a que la queue qu'il ne mange pas.

- On dit que ce sera un sale été, il dit. Un été pourri.

Il énumère les travaux qu'il doit faire avant l'automne, laver le pont, vidanger le groupe électrogène, réparer la table pliante. Il doit aussi évacuer les branches mortes et jeter tous les pots de peinture vides qui traînent un peu partout.

Jeff est payé pour nettoyer, vernir, empêcher que tout ne devienne un taudis.

Il n'empêche pas.

Le pont est encombré par plusieurs grands fauteuils, un divan, un siège pivotant de coiffeur, une table basse au milieu. Un auvent de canisses protège tout ça du soleil.

Un piano. Jeff glisse sa main sur les touches, ramène un mélange de poussière et de pollen. Ses doigts laissent leur empreinte, une sueur qui s'efface.

Odon tourne les pages du journal. Rubrique Spectacles. La Jogar est en photo. Dans un salon d'hôtel, en robe du soir. La chevelure épaisse, les yeux sombres. Sur ses lèvres, ce sourire qui fait dire d'elle qu'elle est arrogante.

- Elle est revenue... dit Jeff en se penchant sur son épaule.

- Ça ne te regarde pas.

Il se redresse.

- J'aime pas qu'elle soit là.

- C'est pas ton problème.

Jeff recule.

- Je m'éloigne du journal alors.

- C'est ça, éloigne-toi.

Odon referme le journal.

- Faudrait que t'arraches les orties, on va bientôt plus pouvoir sortir.

- Je vais le faire.

- Deux semaines que tu le dis, Jeff... Tu as commencé à vernir le pont aussi et t'as pas fini.

- J'arrose les fleurs déjà...

- Oui, les fleurs tu les arroses mais les orties ça s'arrache, et Monsieur Big Mac n'aime pas leur odeur.

- Parfois, on n'aime pas et puis on s'attache, dit Jeff.

Odon plaque la main sur la table, les doigts écartés.

Jeff se tait.

Avec la chaleur, les feuilles se dessèchent, elles jaunissent, crèvent. Sous l'un des hublots, le lierre se transforme en lianes.

Il remplit l'arrosoir.

Des plantes sont alignées sur une planche au-dessus du piano. Des fleurs qui poussent dans des pots en verre, on voit les racines par transparence. C'est Jeff qui les plante. Quand il n'a plus de pots, il utilise des boîtes de conserve, avec une pointe il perce des trous. Il récupère de la terre à limon dans un endroit secret de l'île.

Tout ce que Jeff plante prend racine.

Il dit, Si je plantais la mort, elle pousserait aussi.

Odon pense à Mathilde. La nuit, il s'empêchait de dormir pour la regarder. Sa bouche lourde, son corps nu sous le drap, il en parcourait tous les contours, il la couvait, la recouvrait, il aimait tout d'elle, son ventre doux, l'odeur de sa peau, son rire, ses désirs, sa voix. Quand elle est partie, elle a dit, Tu penseras à moi de temps en temps ? Il n'a pas pu répondre. Il a posé un long baiser dans ses cheveux.

Jeff arrose les plantes au-dessus du piano. Il parle du festival de l'an passé.

- D'où il était le gars qui nous aidait pour les décors, il avait un drôle d'accent ?

- Du Michigan...

Jeff le sait mais il aime entendre prononcer ce nom, Michigan.

- Oui, c'est ça, il jouait du banjo...

Il parle encore, tout seul, en arrosant la terre.

Odon se jette dans l'eau et le crapaud plonge derrière lui. Des années que c'est ainsi, dès les beaux jours, une habitude. Ils nagent, ensemble, l'homme et la bête. Ils longent la rive. Après quelques mètres, Big Mac s'accroche à ses épaules, le corps froid se plaque contre la nuque et Odon pique droit dans le fleuve. C'est dangereux. Quand il sent les courants autour de ses cuisses, il s'arrache et revient.

- Les courants sont des tueurs, dit Jeff en le regardant sortir de l'eau.

- Je connais les courants.

Jeff hausse les épaules.

- Un jour le fleuve te gardera ou il tuera Monsieur Big Mac.

Odon ne répond pas. Il s'essuie avec une serviette qu'il repose sur un fil tendu entre deux arbres. La péniche est amarrée à la rive la plus sauvage, dans les ombres épaisses d'une rangée de platanes. Des années qu'il a mis le fleuve entre lui et la ville. Incapable de vivre directement sur terre, avec les hommes. Incapable de vivre sans.

L'hiver, les brumes se collent au fleuve, il ne voit d'Avignon que des remparts fantômes.

Il se sert un deuxième café.

Jeff branche la radio, France Inter, c'est les vacances, des programmes un peu désorganisés. Le bulletin météo promet un temps chaud, des températures caniculaires sans aucun espoir de pluie avant longtemps.

Le flash info annonce l'annulation du festival. Ça fait râler Odon. Ce n'est pas tout le festival qui est annulé mais le in seulement.

Il change d'ondes. Les radios relaient toutes la même information. Sur France Culture, Ariane MnouchkineMnouchkine s'insurge, réclame un droit légitime à jouer. Bartabas dénonce une décision suicide, il refuse cette grève qu'on lui impose.

Odon termine son café. La journée promet d'être tendue.

Les journées suivantes.

Les nuits.

Au-dessus de la péniche, le ciel est déjà bleu, une chaleur accablante qui doit durer jusqu'à la fin de la semaine et sans doute tout le mois de juillet.

C'est en regardant sous les platanes qu'Odon voit la fille.

Pendant les semaines du festival il vient s'en échouer là par dizaines, des gamins sans lit qui rêvent d'aventures et finissent par dormir sur le chemin.

Celle-là, c'est une presque môme, vingt ans à peine, des cheveux trop courts, un pantalon trop grand pour un ventre maigre.

Il lui montre son bol.

Elle fait oui avec la tête.

Il retourne dans la cale, ressort avec un mug. Il descend la passerelle.

Elle porte un tee-shirt à rayures, un pantalon en toile, des baskets recouvertes de poussière. Pas de chaussettes dans les baskets. Elle a un anneau fiché dans sa lèvre, un clou dans le sourcil et trois boucles le long d'une oreille.

Un sac à dos est renversé sur le talus. Un appareil photo posé dessus.

- Il est fort... elle dit en avalant la première gorgée.

Sa voix est feutrée, à peine audible, une respiration d'asthmatique.

- Tu viens de loin ? il demande.

- Du Nord.

- Le Nord, c'est vaste...

- Versailles, la forêt.

Il sourit, c'est pas tant le Nord que ça.

Elle dit qu'elle est venue en stop, un couple lui a fait descendre la vallée par l'autoroute.

Elle finit son café, les mains serrées autour du mug.

Sur la rive, un scarabée pousse une boule de sable, des merles grattent dans la poussière à la recherche de nourriture.

- C'est là-bas ? elle demande en montrant la ville.

- Oui, là-bas, entre les remparts.

Elle n'a pas l'habitude des fleuves. Celui-là est large, une masse épaisse, menaçante.

- Tu as faim ? il demande.

Il retourne sur la péniche, il prend ce qu'il trouve, des figues, du beurre, du pain, il met tout dans une assiette. Quand il ressort, la fille n'est plus là. Le mug est abandonné sur le mur. Un dépôt sombre a terni le blanc laiteux à l'intérieur.

Elle entre dans la ville par la grande porte de l'Oulle. Les remparts. La place Crillon. Il y a des affiches partout, accrochées, suspendues aux barreaux des fenêtres, collées sur les murs ou sur des cartons. Il y en avait déjà sur le pont.

Elle lève les yeux, regarde autour.

Le ciel est sec.

La lumière vive.

Elle s'enfonce au hasard dans des rues qui ressemblent à des décors. Rue Joseph-VernetJoseph-Vernet, rue Saint-AgricolSaint-Agricol. Des affiches encore, un homme en chapeau, une danseuse sur un fil, le coeur rouge d'un Cupidon...

Certaines sont barrées d'une croix de peinture noire.

Les fournils sont ouverts, ça sent le pain, le croissant.

Place de l'Horloge, les cafés, les chaises et les tables encore entravées par des chaînes lourdes.

Elle a soif. Le café lui a laissé un goût amer dans la bouche. Elle cherche une fontaine. Il n'y en a pas. Elle se frotte la langue avec la main.

La première affiche de son frère, elle la voit juste après, contre une grille. Il y en a une autre plus loin.

Elle s'approche. Le coeur battant.

L'affiche est collée sur du carton.

Nuit rouge, une pièce de Paul Selliès, mise en scène Odon Schnadel, au théâtre du Chien-Fou.

C'est pour voir ça qu'elle a traversé la France. Le nom de son frère. Entendre ses mots. Elle prend une photo, une autre, le nom de Paul. Elle cherche d'autres affiches, en trouve une dizaine rien que sur cette grande place.

Elle ne remarque rien d'autre de la ville, seulement cela.

Soudain, le parvis est devant elle. Grand ouvert. Le palais des Papes, des murailles hautes. Le soleil éclaire les tours. Tout en haut du clocher, une statue de Vierge dorée domine la ville.

C'est une place immense, dans une ville close.

Elle avance.

Des grévistes sont couchés sur les marches qui montent aux portes du palais. Ils sont une vingtaine. Les corps cassés, les bras, les nuques. On dirait des fusillés. Une banderole est placardée derrière eux, des lettres rouges, Nous sommes morts."

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Livre voyageur de Clara, que je remercie du prêt. Il a été lu également par :  AproposdelivresAproposdelivres, Bellesahi, Canel, Caroline, , Eloah, Gaëlle N., Géraldine, Jules, Leiloona, L’encreuse, Manu, Noryane, Sandrine, Sylvie, Violaine... et d'autres lecteurs chez Bob.

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Qui veut partir avec moi à Washington ?

Envol le 2 février !


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