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Par quelques fibres justes, II, de Georges Guillain

Par Florence Trocmé

Par quelque fibres justes II 
Le contemporain, pourquoi faire ? 

Georges Guillain poursuit avec ce texte la réflexion, dont on peut lire le premier volet ici.  
 
1. 
On me demande souvent – et cela sonne parfois comme un reproche – pourquoi je dépense tant d’énergie pour faire entrer à l’école, la littérature contemporaine.  Les grandes œuvres du passé qu’on fait étudier aux élèves ne valent t-elles pas presque toujours infiniment mieux que ces œuvres d’auteurs présents qu’on fait venir dans les classes et dont la plupart ne survivront sans doute pas au jugement implacable du temps ? Certes.  
 
Je suis un passionné de grands textes. En poésie, j’ai tout fait pour tenter de faire appréhender à mes élèves la force, l’originalité, l’importance de certains admirables poèmes de Ronsard, Baudelaire, Apollinaire, Francis Ponge … que j’ai régulièrement placés sur mes listes de Bac en m’efforçant toutefois de montrer combien ces auteurs étaient eux-mêmes redevables aux poètes qui les avaient précédés, jusque dans le détail parfois de leurs textes. Ainsi pour faire un peu saisir l’importance du célèbre sonnet de Ronsard à Hélène où il n’hésite pas à la représenter sous les traits effrayants d’une « vieille accroupie », je ne me suis pas contenté des quelques vers bien connus d’Horace et de son carpe diem, je suis allé chercher dans une élégie de Tibulle ce passage beaucoup moins célèbre où se retrouvent presque tous les motifs frappants du tableau ronsardien. Tibulle s’y adresse à sa jeune maîtresse avant de la quitter pour un assez long voyage : « Mais toi, je t'en supplie, reste fidèle, et, pour garder le dépôt sacré de ta pudeur, que ta vieille mère demeure toujours attentive auprès de toi. Qu'elle te raconte des histoires en tirant, près de la lampe, les longs fils de sa quenouille bien garnie; cependant qu'à côté d'elle la jeune esclave, attachée à sa lourde tâche, cède peu à peu à la fatigue et au sommeil et laisse tomber l'ouvrage. » La comparaison attentive des deux textes montre tout ce que Ronsard doit à son prédecesseur. A ses solides études classiques. Mais n’en fait que mieux ressortir le geste magnifique de son invention personnelle. Sans compter son extraordinaire pouvoir de suggestion musicale. 
 
Tout grand poète est un pont. Un pied dans le passé. L’autre dans l’avenir. C’est ce que montrerait toute étude d’un grand texte si elle se donnait l’ambition de sortir le commentaire de l’illustration mesquine des petits clichés littéraires pour remettre l’œuvre dans la perspective d’une véritable histoire littéraire fondée sur la sensibilité aux formes et une compréhension large de l’acte d’écriture.  

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Le choix d’accorder une part importante à la création contemporaine dans mon enseignement et dans mes pratiques de lecture ne vient donc pas d’un mépris, d’une ignorance, d’une insensibilité crasses à l’égard des œuvres du passé. Elle viendrait plutôt me semble t-il exactement de l’inverse. 
D’abord il me semble que si le professeur veut comprendre quelque chose à la situation réelle de la littérature prise dans son époque, il faut qu’il fasse l’expérience de l’absence de recul et mesure la prise de risque que constitue le fait d’être confronté à des œuvres sur lesquelles le temps n’a pas encore prononcé son jugement particulier. Il est facile aujourd’hui de s’extasier sur Baudelaire, de proclamer d’un air entendu le génie de Rimbaud, de disserter sur l’extraordinaire réussite d’Alcools. Mais si nous avions vécu en 1860, en 1870 ou en 1910, aurions-nous eu cette lucidité ? Je me demande souvent : quel professeur aurait invité Arthur Rimbaud à intervenir dans ses classes ? Quel professeur même soupçonnait l’existence d’Une Saison en Enfer ? Les plus avancés s’en tenaient à Lamartine, Musset. N’auraient pris Jules Laforgue ce jeune poète mort à 27 ans que pour un aimable voire un dangereux fantaisiste, venu démolir le bel ordonnancement de la grande et belle et majestueuse histoire du vers et de la Poésie…  !!! Bref un barbare ! 
 
N’y a-t-il pas cependant quelque chose de paradoxal, à voir les professeurs de lettres, du moins un assez grand nombre d’entre eux, se réfugier derrière l’idée que le temps n’a pas encore formulé son jugement sur les œuvres pour se dénier le droit d’introduire la littérature actuelle dans leur classe ? Ils ont peur de se tromper. De ne pas choisir les meilleurs. Sûrement. Michaux n’allait pas dans les écoles. Ni Jean Genet, je pense.  
Mais risquer de passer à côté des meilleurs est-ce vraiment si grave ? N’est-il pas plus regrettable en revanche de voir - renonçant ainsi à l’autorité que devrait nous donner notre propre expertise - le Magazine Elle (le plus grand prescripteur de livres d’après une enquête récente) ou Patrick Poivre D’Arvor (!!!) ou la publicité, s’ériger effrontément en prescripteurs massifs des ouvrages souvent les plus médiocres. N’est-il pas beaucoup plus gênant de donner à nos élèves l’idée qu’un véritable écrivain est toujours et nécessairement mort. Que la littérature n’est faite que de grands hommes, d’impressionnants génies. Des îles. Qu’elle n’appartient qu’au passé. À un état de langue antérieur. Qu’elle repose sur des formes en grande partie obsolètes. Bref n’est-il pas démobilisant de transformer la littérature qui n’existe, n’a existé au fil des temps que vivante,  discutée, polémique, imparfaite, en une sorte de palais de cire, de Musée Grévin plus ou moins poussiéreux, elle qui a toujours été d’abord un foisonnement d’œuvres inégales, imbriquées, répondant plus ou moins à la diversité des goûts et des aspirations d’époque.  
 
Ne pourrait-on pas dire aussi qu’en se cantonnant aux lectures et commentaires d’auteurs reconnus sur lesquels le professeur dispose déjà de tout un stock d’analyses voire des explications toutes faites données par le livre du maître, on se prive de la possibilité de comprendre réellement le fonctionnement intellectuel et sensible de l’élève en évitant de se mettre soi-même dans les situations de découverte et d’interrogation dans lesquelles on s’ingénie pourtant à le plonger sans cesse. Si les principes de la lecture méthodique tant vantée sont réellement si efficaces pour la formation de nos élèves qui devraient nous dit-on y trouver les ressources nécessaires pour comprendre au mieux ces grands textes dont ils ignorent au préalable tout ou presque, ne devraient-ils pas, ces merveilleux principes, se montrer bien plus opérants encore, pour nous, professeurs, qui nous mettons à tenter de mieux comprendre la ténébreuse littérature de notre temps ? 
 
Certes, il est parfaitement possible de comprendre le présent à partir des grands textes du passé. J’ai moi-même beaucoup compris grâce au Tartuffe de Molière, au Misanthrope, à Montaigne, à Rousseau… Mais ne peut-on pas aussi considérer que la littérature actuelle emporte avec elle toute une réalité, un environnement, un monde de références comme on dit, contemporains des élèves, qui leur sont quand même davantage familiers que ceux qu’ils trouveront par exemple dans une tragédie de Racine ! Sans oublier la langue aussi qui est celle de leur temps. Cela a comme effet immédiat, direct, de leur faire comprendre que la littérature, l’écriture, sont une façon possible de dire son temps, son époque, de se dire dans son temps avec les formes de son temps. Et qu’écrire, lire sont actes de vivant. Des réponses à l’énigme de vivre ! Non seulement dans l’éternité des grandes questions fondamentales mais dans la contingence de l’existence, prise et saisie hic et nunc
 
Et puis il y a la question des techniques. Les techniques d’écriture, en particulier en poésie ont énormément changé depuis le XXème siècle. Si la poésie dite traditionnelle est très codifiée dans des formes et une langue bien particulières on peut constater aujourd’hui que ses modalités sont extrêmement diversifiées. On est passé du vers compté rimant au fameux vers Libre International (voir polémique Roubaud, Smirou !) sans compter toutes les autres formes de poésie de performance ou de poésie sonore. Le livre dispositif a supplanté depuis longtemps le recueil. Il y a là une inventivité et une relation à l’écriture dont l’enfermement dans les formes du passé ne peut absolument pas rendre compte.  
Pensons-y donc un peu. Que dirait-on, m’écrivait il y a une bonne dizaine d’années l’un des poètes d’aujourd’hui, également professeur d’Université, d’un étudiant en Musique auquel on n’aurait rien fait entendre de plus contemporain que la musique de Ravel ou de Debussy ? Que dirait-on d’un étudiant en médecine qui ignorerait tout, à la fin de ses études, de l’existence du scanner !!!! 
 
 
 
2. 
Faire entrer la littérature contemporaine dans la classe a aussi quelque chose à voir, pour moi, avec la construction du sujet. De ce sujet que nous voulons former pour notre société future.  
On ne contestera pas qu’il est essentiel pour chaque enfant qu’il apprenne à lire et compter. D’où cette importance accordée à la fameuse maîtrise de la langue que beaucoup confondent malheureusement avec la nécessité de faire de l’apprenant (sic) un petit sujet respectueux d’une langue imposée à coups de règles, de grilles, d’exercices, de fiches et d’infinis rappels à l’efficacité de la sacro-sainte méthode. Entreprise qui a appris depuis longtemps à se dissimuler aux yeux du maître aussi, sous des masques ludiques, des bienveillances affichées, parfois même totalement intériorisées.  
Mais on n’osera pas contester, non plus, j’espère, que tout l’objet de notre éducation (ex-ducere) est bien de conduire l’enfant à devenir adulte, ce qu’en d’autres termes on peut appeler devenir un Sujet dans sa langue.  
Entre petit sujet révérencieux de la langue appliqué à la défendre contre toute menace le plus souvent imaginaire et Sujet majuscule advenu dans sa langue, n’hésitant plus, en possédant sa part, à la venir bousculer, l’inventer dans sa parole pour en faire un outil de communication véritable, d’échange et de création, le chemin n’est pas simple. Et c’est là que l’écrivain vivant peut venir jouer son rôle. Devenu, grâce à ou malgré l’école, un Sujet dans sa langue, Sujet d’excellence d’ailleurs puisqu’il fait de la langue la matière d’un travail qui lui vaut encore, du moins pour le moment, un prestige apparent et une certaine reconnaissance, n’est-il pas le mieux qualifié pour faire comprendre à l’élève, par son exemple même, à travers aussi son corps vivant,  l’importance et l’intérêt de la littérature et des apprentissages. Il peut (res)susciter chez l’enfant ce désir de langue qu’on voit si souvent s’étioler au fur et à mesure des progressions scolaires. Il peut venir incarner ce Sujet à venir, capable d’une relation enrichie, nécessaire et souvent jubilatoire entre les mots et la vie.   
Lui, peut remettre un peu de liberté chez les assujettis. 
Redonner des perspectives à ces mauvais sujets dont le maître parfois désespère. 
Aventureux pari ? Peut-être. Mais pour moi, conclusion d’une longue et multiple expérience. 
 
Georges Guillain 
 


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