Magazine Culture

Le vrai sang, de Valère Novarina (par Cyril Anton)

Par Florence Trocmé

Trois Coups sur la Langue 
 

Novarina
Dans un entretien mené au début des années 90 par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur dans le cadre de la réalisation de La Véritable Histoire d’Artaud le Mômo et repris par L’Autre Journal qui en était alors à ses derniers soubresauts, Colette Thomas prend la parole pour dire « On est dans le blanc total. On est quatre et on est rien. ». Le journaliste précise « Effectivement, nous étions quatre dans la pièce et il y a quatre lettres au mot « rien » (...) Henri Thomas, qui fut son mari pendant quelque temps, dit quelque part qu'Antonin Artaud était « passé au langage ». Je crois que c'est ce qui est arrivé à Colette Thomas: elle est littéralement passée au langage, et elle y est restée »  
C’est une phrase qui montre combien le langage peut dévorer la bouche, le corps, révéler un sens différent. C’est là, le champ d’action de la poétique de Novarina, le théâtre où se joue sa toute puissance verbale. Dans le livre Lumières il déclare : « Il y a une splendide anagramme de DIEU, c’est VIDE. Chaque langue pense aussi par ses anagrammes ». Tout l’héritage surréaliste qui secoue le théâtre de Novarina est ici revendiqué. Anaphores, maximes détournées, jeux de mots, analogies, homophonies, néologismes, inventions, toutes les possibilités langagières sont investies :  
 
« JEAN SIGNAL  
J’ai mort à ma bouche. 
CATADIOPTRE  
Je fais le plein de ma carcasse.  
(…) 
JEAN CIRCULAIRE  
Que la raison m’emporte ! 
L’USAGER LAMBDA  
Et encore Bravo la Viande ! » 
 
« La Viande » c’est Adam, le premier personnage à prendre la parole dans le Drame de la Vie : « D’où vient qu’on parle ? Que la Viande s’exprime ? ». Par un jeu d’écho familier entre les pièces et les personnages novariniens, L’Un des VII Dormants reprend dans Le Vrai Sang : « Nous avons eu un trou à naître et un trou pour mourir, un trou pour entrer (et un d’une autre sorte), un trou pour entendre et un trou pour se taire : combien de trous avons-nous eus avant de tomber dedans après les avoir nommés les uns après les autres ? ». Et nommer pour l’auteur c’est faire exister mais aussi créer un manque, une attente, de ce fait, faire disparaître.  
Est-ce parce que tout livre peut être vu comme un échec sur la vie qu’il faille le briser sur une scène ? Les difficultés rencontrées dans le monde du théâtre ont nécessité cette mise en pièces de la littérature, ce « théâtre idéologique ». Ce ne sont pas les acteurs qui incarnent un discours ou bien un langage mais bien la langue qui incarne les personnages. Ils sont les simples réceptacles de l’écriture de Novarina. « Entrons au monde d’où Adam vient de sortir par erreur ! » 
Il y a un désir chez Novarina de faire tabula rasa des savoirs, des émotions et des procédés attendus. Les repères habituels de la scénographie et de la narration sont balayés, un autre monde surgit. Pas de schéma narratif, pas d’actes ni de scènes comme nous pouvons les attendre dans une pièce de théâtre, le livre est divisé en cinq parties dont un prologue L’Amour Géomètre peut faire office d’art poétique (1). Ce n’est pas Adam qui prend ici le premier la parole comme dans Le Drame de la Vie mais L’Enfant Théorique : « C’est la main qui parle ! Se débarrasser des objets comme des mots. Rébus contre le langage. Observer l’offensive verbale des mots (…) Schéma du récitatif : isidoresques indications du dispositif spatial et notes sur l’atelier spatié actuel qui est un prisme de langue (…) Cependant, tracer des personnages. La grammaire théâtrale de la page : espace et rythme actifs, agissants. (…) Quelque chose de l’action à vif du langage pouvant être saisi : le langage capturé vivant. (…) les livres sont pour la main, les pierres pour l’espace. Le lancer du langage dans l’espace a lieu à l’aide de tous nos couteaux. (…) Scénographie par l’entrée des couleurs : entrée du rouge, entrée du vert. Captures de force. Il ne se communique que la mort. (…) Délier les langues : toute feuille nous sera retirée des mains. » 
La première partie nommée Le Martèlement Humain s’ouvre par une « Entrée d’autistes ! … » scandée par Le Chantre, personnage récurrent dans les pièces de Novarina où l’humour noir omniprésent montre à quel point la langue va être ici tirée à tous les langages officiels et se pratiquer hors de leurs sphères de diffusion. Nous avons à faire à une distribution fleuve de personnages, à des litanies, des didascalies absentes ou purement poétiques, mais alors qu’on imagine la scène saturée de personnages, le livre donne un grand sentiment de liberté et d’espace au lecteur. 
 
« LE CONTRE CHANTRE 
Procédez maintenant à l’ouverture d’une grande séance de vérification de la chambre mentale ; et dites-nous oui ou non si c’est la parole oui ou non ou le temps oui et non qui est le sang de l’univers ! »  
 
Ce que nous pouvons immédiatement remarquer, c’est qu’il y a surabondance, luxuriances, floraisons, hypertrophies : La Enième Victime : « Temps, recommence ! espace sois ! temps attend ! Langage, sors nous des bouches ! », à quoi répond Le Personnage Mutique dans une posture langagière qui se situe quelque part entre VGE et Bérurier : « Mesdemoisieux, Moridélèmes, Moridélèmézelles, Mirlizondelles, Mézigues-tes-colles : ‘’A partir d’ici : tout est vrai.’’ »  
L’une des parties s’intitule L’enfer de la philologie. Il y a en effet chez Novarina une germination de la phrase, une perception poussée à l’extrême, une hypersensibilité, une écoute sensible du mot en train de se dire, de ses ramifications, de ses possibles analogies et de ses racines. A force de disposition rythmique, de frottement sémantique, le mot devenu translucide dévoile la chair de celui qu’il porte. Le mot semble sortir du précédent et comme cela jusqu’à épuisement des perceptions. Novarina  donne à voir (à lire) les soubassements du langage, son saignement, son écoulement dans le temps, son histoire, ses formes, le surgissement du mot dans chaque mot, la phrase qui était dans la phrase. A chaque instant un surgissement sémantique sourd, les images déjà lues  font subitement volte-face, le mot est défini, dévoré par son suivant. A chaque instant de la lecture la surprise est là, intacte, comme si tout était à nouveau rendu possible. Par l’étendue du registre employé, par l’énergie du verbe, par les polysémies engendrées, le texte met à jour une vie jusque là recouverte. Plus le texte avance plus il remonte à l’origine, et la fin nous le verrons, est le vrai commencement, le premier souffle, le passage ultime, la voie silencieuse créée qui n’est plus simplement une fin. 
 
La palette du registre lexical témoigne en vain d’une tentative désespérée d’embraser le monde (ou de le dévoiler), d’obtenir de lui des preuves d’une finitude, d’une complétion. Ce qui frappe dès la première approche du livre c’est une sorte de « solidité » du langage, sans-doute induite par le rythme, comme si les phrases qui se produisaient devant nous étaient les planches de soutien d’un théâtre littéraire voué à l’oubli. Nous avons en effet à faire à un théâtre-monde ou à une poème-monde mais qui révèle par sa volonté de toute puissance la fragilité à laquelle il est soumis. Le silence ou les blancs en sont éradiqués comme s’ils constituaient une anfractuosité où les mots pouvaient disparaître. Rarement se lit un livre où le verbe est autant porteur d’énergies : « Je vais m’attacher au mot bois ; me clouer par le mot clou ; parler le mot sang par ma bouche. ». Les syntagmes distribués selon leurs puissances rythmiques et pulsionnelles davantage que selon une composition logique contribuent à détourner systématiquement la sémantique. Le texte est composé selon un ordre qui ne doit rien à la narration ou à l’attente d’un sens commun, tout paraît réversible : « Chansons attractives et attractions gravitantes, et complexification de la floraison rythmique (…) Concentration et dilatation du langage. La machine s’apparente aux dés. Travailler aux chevilles, au saut, aux litanies, au fil blanc (…) Il s’agit d’un drame à l’envers : le niement du souffle. Point de perspective : vue traversante. L’intention est toujours mauvaise : toutes les intentions sont mauvaises (…) Chasse à l’émotion mouvementée. Travailler distraitement ! Tracer des voies dans la matière aveugle. L’homme, animal rythmique : c’est- à –dire l’ayant perdu. ». Novarina est souvent associé à Rabelais, Bruegel ou Bosch pour la luxuriance de son écriture. Pierre Bergounioux dans son Bréviaire de Littérature à l’usage des Vivants place en face à face l’œuvre de Rabelais et son aspect gigantesque aux frilosités du monde de la Renaissance. Un même désir de dévoration et de lumières s’exprime chez Novarina qui s’oppose par l’extrême élasticité de son texte à la pauvreté du langage officiel. En étant à contresens du sens officiel et de ses voix, son écriture précise l’histoire du présent. « Ennemi de tous les jours : la mécanisation mentale ». Ses pièces constituent une charge contre les médias censurés par leurs propres tics verbaux. Slogans détournés, sens de l’absurde et de l’ubuesque, le choix de l’humour parce qu’il relie les hommes les uns aux autres et qu’il ne constitue pas une fin en soi (contrairement au comique) (2) est omniprésent tout au long du Vrai Sang :  
 
« LA MACHINE A FAIRE RÉEL 
La Machine à équilibrer l’échange des chances des produits communique : « Un veuf ayant décidé de se faire inséminer par son chien mort depuis six mois, n’en pouvant plus le chien lui-même ayant été peu auparavant euthanasié, vient de voir prorogée l’annulation de son contrat corporel avec l’animal. » 
LA MACHINE CARCIALE 
« La France osera-t-elle menacer ses voisins de se retirer de l’Hexagone ? » se demande ce matin dans Pensée-Magazine le philosophe Régis Gallibert » 
LA MACHINE À TOUT CRIN  
« Le langage pense-il pour nous ? » La question est posée très librement ce soir sur les Ondes Mentales par le Trésorier général de l’association ‘’Enjambons le futur’’ ». 
 
De multiples références jalonnent le texte, Artaud (hormis ses positions sur le théâtre, le corps, l’imagerie du trou entre autres), l’humour de Picabia (3), mais aussi Villon et Rimbaud où cette phrase qui explicite le titre rappelle la main à la plume et la charité :  
 
« LE CHANTRE 
Pourquoi le vrai sang ? 
L’OUVRIER DU DRAME  
J’ai sué sang et eau : le temps me fait suer sang & eau 
LE CONTRE-CHANTRE 
Mais encore 
L’OUVRIER DU DRAME 
Je crois que la clé de la vérité est l’amour 
LE CHANTRE 
Vous dites ça parce que vous êtes un manuel. » 
 
Influence et réminiscences conscientes ou inconscientes elles témoignent d’une écriture qui se veut héritage des langues et qui utilise les traditions pour s’opposer à un présent menacé de mutisme. Il y a du latin, du vieux françois, du vu à la télé, du dialectal. Un travail que l’on rencontre également chez Christian Prigent ou Jude Stéfan. 
 
Un vivier des noms placé en toute fin d’ouvrage et qui occupe la dernière tirade et cinquante pages énumère une liste des personnages (absents du livre) dans un effet miroir (déformant) qui dévoile (ou masque) le plan du livre écrit, en agissant à la fois comme un sommaire et comme un second prologue. Ces noms qui semblent surgis des noms de la pièce annoncent peut-être le prochain livre. Cette liste est un balayement transversal de l’ouvrage et en même temps un coup de balai définitif devant le quatrième de couverture. En lisant ces lignes serrées nous avons l’impression de découvrir quelques palimpsestes ou de tourner quelques pages blanches. En nommant on fait apparaître et disparaître. 
 
Un ami lacanien cruciverbiste que je croisai par hasard à une salle de jeux de hasard m’a dit : « Je vais te faire une confidence, je pense que tout le théâtre de Novarina et ce Vrai Sang sans nœud ni exposition classiques sont un des immenses dé-nous-ment qui se passent dans le sang du langage à cause du dé de Mallarmé ». Je lui ai rétorqué qu’il était plus que temps de nous diviser là en deux et de rentrer chez moi. Il a lancé ses dés sur le tapis en criant : Rions l’inrisible ! Demandons l’impassible ! Jouissons sans jambage ! Mourrons sans entrave ! Le chien dit : c’est lui ! Je l’ai laissé avec son dé, son hasard, et son ensanglantement en cas victoire au jeu du trou. « Ô mon Dieu, faites qu’une fois passée de l’aut’côté, de la mort je ne me souvienne plus ! ». 
 
 
Cyril Anton 
 
 
(1) Et qui par son titre même, quasi-antonymique, sous-tend une entrée dans un monde nouveau ; les surréalistes reprenaient ironiquement Nul n’entre ici s’il n’est géomètre de Platon. 
(2) Sur ce point entre autres voir la préface de Michel Corvin à L’Acte Inconnu ; Gallimard ; Folio-Théâtre ; 2010. De Valère Novarina, sur son œuvre, voir Le Théâtre des Paroles et Devant la Parole, tous deux aux éditions POL. 
(3) « Vu dans un miroir, il s’habille en homme et voit qu’il n’y a personne dedans. » rappelle « Je me déguise en homme pour n’être rien. » de Picabia. 
 
Valère Novarina, Le Vrai Sang, P.O.L. , Janvier 2011, 300 p. 
Lire les premières pages du livre, sur le site de l’éditeur 
 
Le Vrai Sang a été crée au Théâtre de l’Odéon à Paris le 5 janvier 2011. Il sera représenté à Louviers le 17 mars ; à la Comédie de Reims le 24-25 mars ; au Théâtre Forum de Meyrin le 29-30 mars ; au Petit Théâtre de Villeurbanne du 12 au 16 avril ; à la Comédie de Clermont-Ferrand du 19 au 21 avril ; au Théâtre le Grand Marché du 19 au 21 mai 2011 à Saint Denis de La Réunion.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines