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"la ou les saints montent leur cheval!" lydia cabrera et les cultes afro-cubains(1)

Publié le 17 avril 2011 par Regardeloigne

« L'anthropologie religieuse tente de cerner la dimension religieuse de l'homme, en tant qu'universelle et inhérente à tout homme.  143 l'expérience vécue du sacré se traduit, chez tous les peuples, par tout un complexe de croyances, de cérémonies, de pratiques, d'organisations des hommes, bref par des « institutions », au sens qu'Émile Durkheim donnait à ce terme. Cet ensemble comprend aussi bien les « représentations collectives », dans la mesure où elles s'imposent du dehors aux individus, que les cultes « institués » ou les Églises. L'ethnologie religieuse a pour but de décrire ces formes diverses que revêtent les phénomènes religieux ou les expériences du sacré, suivant les peuples, c'est-à-dire les ethnies ou les cultures, car l'ethnie, pour le savant, est inséparable de la notion de culture…

 L’ethnologie religieuse ne peut plus se définir, comme on a eu trop tendance à le faire naguère, comme l'étude des religions dites primitives ou archaïques et qu'il aurait mieux valu appeler tribales ou traditionnelles. Elle se préoccupe autant des grandes religions universalistes, comme le bouddhisme, l'islam, le christianisme, voire le spiritisme, que des religions géographiquement délimitées. Elle reprend, sous une forme plus scientifique, la vieille idée qu'une même religion varie suivant les peuples, c'est-à-dire qu'elle est « réinterprétée » à travers les valeurs culturelles de chaque ethnie, en même temps qu'elle fait évoluer, par un incessant mouvement d'adaptation réciproque ou de rééquilibration, les valeurs religieuses anciennes. Les américanistes ont mis en lumière, aussi bien chez les Indiens dits civilisés que chez les Afro-Américains, des phénomènes de syncrétisme religieux : syncrétismes de contenus, surtout chez les catholiques (fêtes des saints des communautés indiennes avec sacrifices aux esprits des montagnes ; correspondances entre les dieux africains et les saints catholiques) ; syncrétismes plus formels chez les protestants (la transe est recherchée, mais son contenu a changé bien que la forme soit similaire : descente du Saint-Esprit et non plus des Vodun ou des Orisha). Enfin, en Amérique du Nord, le succès de la « danse des esprits » a donné lieu à toute une bibliographie très riche ». ROGER BASTIDE ARTICLE ETHNOLOGIE RELIGIEUSE .E.U.

 

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Figure majeure des lettres cubaines, l'ethnologue et nouvelliste LYDIA CABRERA est connue pour ses recueils de contes traditionnels afro-cubains et ses ouvrages de fiction. 

Elle est l’auteur d’une œuvre considérable d’ethnologue, d’essayiste, de conteur où érudition et poésie sont étroitement mêlées. On lui doit d’avoir sauvé de l’oubli des milliers de contes, fables, légendes, chansons, proverbes, dictons, historiettes d’origine afro-cubaine. Née en 1900 ,elle est la Fille de l'historien Raimundo Cabrera et sera bercée, durant son enfance, par les légendes populaires africaines que lui racontent sa nourrice et les employés de maison. En 1927, elle partira s'installer à Paris pour étudier à l'école du Louvre. Paris où elle vivra jusqu’à la guerre

Elle y rencontre Roger Bastide, Alfred Métraux, Wilfredo Lam, ainsi que Leopold Senghor et Aimé Césaire qu’elle traduira. En 1936, elle publie son premier livre LES CONTES NEGRES DE CUBA qui paraît d’abord en français.

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Ce recueil est composé de récits collectés auprès de conteurs et constitue à la fois un apport à la connaissance du folklore de l’Île et un divertissement poétique.

Ces années parisiennes sont déterminantes dans sa  trajectoire intellectuelle. Immergée dans l'avant-garde littéraire et picturale de Montmartre et de Montparnasse, elle découvre l'Art Nègre qui influence les artistes parisiens depuis le début du siècle. Ce détour esthétique lui fait comprendre toute la valeur de la culture afro-cubaine, que les  travaux positivistes dominants de l’époque  ne considéraient qu'avec mépris.

De retour à Cuba, Lydia Cabrera poursuit son travail, s'éloignant chaque fois plus de la fiction pour se consacrer  à l’étude étude de la culture afro-cubaine, dans ses aspects linguistiques et anthropologiques : PORQUE, EL MONTE (La Havane, 1954),), LA SOCIETAD SECRETA ABAKUA (La Havane, 1958). En 1960, elle s’exile en Espagne où elle réside dix ans, avant de s’établir aux États-Unis, à Miami. Elle y décède en 1991

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Contrairement à son œuvre littéraire, les travaux ethnographiques de Lydia Cabrera sont très largement méconnus en France, lacune aujourd'hui comblée par la  traduction française de EL MONTE, son chef d’œuvre.

L'absence de traduction de son œuvre scientifique est d'autant plus étonnante que

Lydia Cabrera est une figure centrale des études afro-américaines, reconnue et

célébrée autant par Roger Bastide que Pierre Verger dès la fin des années 1950.

« Pendant de nombreuses années, Lydia Cabrera a recueilli une documentation unique issue des traditions orales africaines, fidèlement conservées à Cuba. Plus encore que du patient travail manifesté dans ses œuvres, il faut parler de son élan de cordialité à l'égard des Africains et de leur descendants. C'est ce qui l'a menée à s'intéresser à eux. Son œuvre n'est pas un exposé froid et pédant de ses recher­ches, c'est une profonde intégration spirituelle dans le monde immense et poétique des mythologies africaines.

Ce sont les Noirs eux-mêmes « les véritables auteurs » du livre, écrit-elle en outre.(il s’agit D’EL MONTE)

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On est loin ici du point de vue surplombant des positivistes du début du xxe siècle sur des pratiques qualifiées de "criminelles" ou de "pathologiques" d'une popula­tion en marge de la modernité. C'est la restitution du discours vernaculaire qui prime dorénavant, afin de limiter le biais ethnocentrique des premiers travaux afro-américanistes.

Cette volonté d'authenticité est solidaire de certaines méthodes de recherches que P. Verger a parfaitement résumé par l'expression "esprit de sympathie". « Le génie de Lydia, écrit-il1, était, à cette époque où les appareils enregistreurs n'étaient pas encore en usage, de savoir les retenir et les restituer sur le papier avec un esprit de sympathie et une minutie étonnante ». L'ethnographe français donne de sa visite à la Finca San José où habitait L. Cabrera en 1957 une image qui illustre bien cette cordialité méthodologique :

Lydia vivait là, entourée en permanence de vieux nègres de la santeria, ses amis, qui lui donnaient des informations pour ses livres. Ils se réunissaient là et devisaient librement entre eux. Ces réunions n'avaient nullement le froid et rébarbatif carac­tère d'enquêtes anthropologiques, mais celui d'un groupe où s'échangeaient de malicieux cancans et racontars émaillés de piquantes anecdotes.

À propos d'une visite à la lagune sacrée de San Joaquin de Matanzas, où elle l'avait conduit en compagnie d'Alfred Métraux, il ajoute :

« J'ai pu observer à cette occasion le naturel et l'aisance avec lesquels Lydia se comportait sur le terrain. Elle faisait littéralement corps avec l'ensemble des partic­ipants. Elle n'était là ni en curieuse ni en visite. Elle avait sa place parmi ces descendants d'Africains, sans problèmes et sans provoquer de réactions... mais elle ne perdait rien de ce qui se passait et a fort bien reconstitué l'ensemble de cette cérémonie en un livre publié en Espagne. ».ERWAN DIANTEILL.LA SELVE LITTERAIRE DE LYDIA CABRERA

 

 

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Les religions afro-cubaines, couramment appelées REGLAS sont nées pendant la période coloniale et étaient étroitement en relation étroite avec la vie institutionnelle des Africains et de leurs descendants. Elles ont la particularité d'être bien différenciées, tout en étant liées les unes aux autres. Elles possèdent des caractéristiques communes : les morts et les dieux y font l'objet d'un culte comprenant les chants et les prières, le sacrifice animal, la divination, la possession et l'initiation. Elles ont toutes été influencées plus ou moins profondément  par le catholicisme espagnol ainsi que par le spiritisme, introduit à Cuba après 1850..

Les Africains conduits en esclavage en Amérique ont amené avec eux leurs croyances et leurs rites. Certes, en beaucoup de pays, au contact de civilisations différentes et de sociétés répressives, ces croyances et ces rites, après un moment de résistance (par exemple, en Argentine jusque vers le milieu du XIXe siècle), ont fini par disparaître. Mais, là où les Noirs ont été particulièrement nombreux, ils ont pu maintenir jusqu'à l'époque actuelle leurs religions, souvent en les dissimulant derrière un masque chrétien, tout particulièrement dans l'ère caraïbe et latino-américaine .

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« Chez le Noir de la capitale, vivant dans les mêmes condi­tions que le Blanc, jouissant des mêmes avantages de la civilisation et doué d'une inégalable capacité d'adaptation au progrès matériel (souvent confondu ici comme ailleurs avec la culture), l'atavisme africain n'est pas moins fort que chez le Noir rustre et arriéré de la campagne.

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  Les racines plantées au début du XVIème siècle restent vivaces et, bien que toute communication directe avec l'Afrique ait été définitive­ment rompue dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Noirs cubains n'ont jamais cessé d'être africains dans l'âme. Ils n'ont pu se résoudre à abandonner leurs croyan­ces et n'ont pas oublié les secrets enseignés par leurs aînés. Ils perpétuent fidèle­ment les anciennes pratiques magiques et ont à tout moment recours à la forêt. Ils s'adressent aux divinités naturelles et primitives que leurs ancêtres ont vénérées et leur ont léguées, bien vivantes, logées dans les pierres, les coquillages, les troncs ou les racines, et ils continuent à leur parler dans les langues africaines yoruba ou bantu. Le Noir des villes qui sait lire et écrire, qui écoute la radio et va souvent au cinéma le soir, offre des sacrifices à son fétiche, c'est-à-dire à saprenda, exactement de la même manière que le paysan analphabète qui vit isolé en pleine campagne et éclaire encore sa case à la chandelle. Mais en ce qui concerne la magie et la médecine des guérisseurs, ce dernier est toujours considéré comme le dépositaire de la tradition la plus pure et la plus rigoureuse. Et précisément parce qu'il est resté proche de la nature et qu'il conserve les secrets des vieux africains, il jouit du respect du Noir de La Havane. Celui-ci viendra le consulter quand il est dans l'embarras et il se vantera même parfois d'avoir été son disciple et son confident pour asseoir sa propre autorité s'il devient un jour paiera à son tour…

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Dans les cases paysannes comme dans les maisons confortables des Noirs et des créoles de La Havane, le dieu Elegguâ, représenté par une tête taillée dans une pierre, continue et continuera à monter la garde avec ses yeux de coquillage, caché dans une petite niche à côté de la porte, bien enduit d'huile de corozo et satisfait d'être abreuvé au moins une fois par mois du sang d'un poulet et honoré de temps à autre du sacrifice d'un teré (mulot) ou d'un ekuté (rat). Et dans la même pièce, on pourra voir accrochée bien en vue à côté de lui une image du Sacré-Cœur de Jésus auelle on lira ces mots : « Dieu, bénis ce foyer ». Syncrétisme religieux auquel le Blanc n'échappe pas toujours, fidèle reflet du syncrétisme social qui n'étonnera pas celui qui connaît Cuba et qui fut analysé il y a plus de quarante ans par Fernando Ortiz dans son livre « Negros Brujos ». À Cuba, les saints catholiques ont toujours cohabité dans la plus grande harmonie et la plus grande intimité avec les saints africains, et ceci tout à fait ouvertement de nos jours. De la même manière, on a toujours utilisé et on utilise encore les herbes consacrées des sorciers-guérisseurs parallèlement aux médicaments d'autrefois ou à la pénicilline et aux vitamines d'aujourd'hui. » LYDIA CABRERA.EL MONTE.JEAN MICHEL PLACE.

 

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Les dieux et cultes africains survivent  ainsi sous la forme de CANDOMBLES au Brésil, de SANTERIA à Cuba, de VODOU (vaudou) à Haïti et en Louisiane, plus ou moins amalgamés avec le catholicisme ; ces religions afro-américaines sont, culturellement, originaires de l'ancienne Côte-de-l'Or (Bosh de Guyane française et du Suriname, Jamaïque), du Bénin (Vodou de Haïti, Casa das Minas du nord du Brésil), du Nigeria (Cuba, Trinité, nord-est et sud du Brésil), de l'Afrique bantoue (un peu partout, dans toutes les Amériques noires), ou du Calabar (Cuba). Religions bien vivantes, qui émigrent d'une Amérique à l'autre, se multiplient en sectes, se métamorphosent aussi parfois pour mieux s'adapter aux mutations des sociétés globales dans lesquelles elles fonctionnent. On peut même retrouver dans certaines pratiques des religions protestantes en Amérique anglo-saxonne, en Jamaïque et dans l'île de la Trinité, une réinterprétation de la religion africaine ancestrale qui fait alors appel aux anges, aux prophètes ou aux transes sous la mouvance du Saint Esprit.

 Les candomblés de Bahia ont des succursales à Rio et aujourd'hui à São Paulo ; Les exilés de Cuba et de Haïti ont apporté leurs cultes aux États-Unis, et des Noirs nord-américains, mais aussi parfois des Blancs y adhèrent ; on compte deux cents lieux de culte afro-américains dans les « Harlem » de New York et de Washington ; les tambours sacrés appellent les Orisha ou les Voduns en Californie.

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De 1492 aux années 1860, plus de 500 000 esclaves furent déportés à Cuba. La majorité de ces esclaves était originaire d'Afrique occidentale et d'Afrique centrale. Parmi eux se trouvaient beau­coup de YORUBA et d'EFIK, natifs de régions du sud de l'actuel Nigeria, et de KONGO, originaires de l'embouchure du fleuve Congo. À la différence de ce qui se passait dans les Amériques anglo-saxonnes, où la religion de ces peuples fut presque complètement éradiquée à l'époque coloniale, à Cuba, les Yoruba, les Efik et les Kongo, réduits en esclavage, réussirent à réimplanter certains cultes traditionnels, qui évoluèrent de façon spécifique dans la société créole.

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Dans les Amériques hispaniques, le statut légal des «hommes de couleur» s'avérait beaucoup plus variable que dans les colonies anglaises du Nouveau Monde. La population n'était pas organisée radicalement entre Blancs libres et Noirs asservis. A  Cuba, tous les esclaves étaient d'origine africaine, mais il existait aussi des Noirs libres et des métis, les unions entre hommes blancs et femmes noires y  étant relativement fréquentes. De plus, durant de nombreuses années, des esclaves fugitifs(MARRONS) échappèrent aux colons et s'organisèrent parfois en communautés auto­nomes rurales. C'est au sein de ces différents groupes que naquirent les religions afro-cubaines. Trois institutions favorisèrent, à des degrés variables, le maintien et le développement des croyances et des rites d'origine africaine : les PALENQUES en zone montagneuse et reculée, les BARRACONES dans les plantations de canne à sucre, surtout  les CABILDOS dans les villes.

 

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Du temps de l'esclavage, les Palenques consistaient en des communautés de Noirs fugitifs formées dans les régions les moins accessibles de l'île.

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  Soustraits à l'autorité des Espagnols, les marrons construisaient des villages, cultivaient la terre et chassaient. Ils reprirent également des activités religieuses typiquement africaines,

 Dans les barracones, les baraques insalubres où étaient logés des milliers d'esclaves après les travaux des champs, des pratiques religieuses africaines furent aussi attestées à l'abri du regard des Blancs, par les « Congos » et les « Lucumi» pour soigner un camarade, envoûter un ennemi ou séduire une femme. Le dimanche, les maîtres blancs autori­saient fréquemment les fêtes de tambours dans la plantation afin que les esclaves se divertissent, sans percevoir la dimension religieuse de la musique et de la danse.

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Les CABILDOS, étaient destinés officiellement à représenter les individus issus d'une même « nation » africaine devant les autorités coloniales, et devinrent au XVIIIe siècle des associations de divertissement et de secours mutuel qui réunissaient des

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fonds en cas de maladie ou de décès, et achetaient même la liberté de certains de leurs membres. Une «nation» regroupait ainsi les indivi­dus provenant de groupes africains grossièrement apparentés par les Espagnols. Les cabildos possédaient une hiérarchie interne. Un «roi», parfois appelé «capitaine» ou «contre­maître » (capataz), était responsable de la « nation » auprès des autorités coloniales. Il exerçait un pouvoir interne non négligeable, comme celui de gérer les biens et les revenus du cabildo ou de mettre un membre à l'amende. L'importance des cabildos ne se limitait pas à leurs fonctions politique et économique. C'étaient des lieux de conservation des religions africaines à Cuba, mais aussi de leur transformation. On y jouait si fréquemment des tambours qu'Esteban Pichardo, auteur au XIXe siècle d'un dictionnaire, définit un cabildo comme « une réunion de Noirs bossales des deux sexes dans des maisons destinées à cet effet les jours de fête, où ils jouent de leurs timbales et de leurs tambours et d'autres instruments nationaux, chantent et dansent dans la confusion et le désordre, dans un bruit infernal et interminable, sans arrêt».

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  Si les religions africaines furent réactivées dans les cabildos au même titre que dans les Palenques et les barracones, il s'y produisit simultanément un phénomène d'assi­milation de représentations chrétiennes. En effet, les cabildos étaient fréquemment placés sous le patronage d'un saint ou d'une Vierge catholique.A l'intérieur même des cabildos, on trouvait des autels catholiques, des images et des statues auxquelles les participants rendaient hommage. Celles-ci étaient considérées comme les représentations espagnoles des esprits africains, sans que la structure africaine des croyances et des rituels soit fondamentalement altérée. Contrairement au vaudou haï­tien par exemple, les Lucumi à Cuba n'incorporèrent aucune prière catholique à leurs cérémonies. Les images catholiques permettaient de donner une apparence acceptable à des pra­tiques qui ne l'étaient pas dans le contexte colonial.

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La Fête des Rois mages, célébrée le 6 janvier, était le moment de l’année le plus attendu dans la vie des cabildos : les Africains sortaient dans la rue avec leurs tambours et défilaient habillés à la mode de leur nation d’origine. Mais les cabildos n’étaient pas seulement des institutions récréatives et d’assistance mutuelle : ils avaient aussi des implications politiques, certains jouèrent un rôle considérable dans les conspirations abolitionnistes des Noirs.

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c’est au sein de ces institutions que naquit  ce qui est connu au XXe siècle sous le nom de « RELIGION LUCUMI », vocable employé à Cuba depuis le XVIe siècle mais qui s’est diversifié.. Selon Fernando Ortiz ,le mot « lucumí » serait une déformation du nom de la région ou du royaume (Ulcami ou Ulcumi), qui ne serait autre que celui d’Oyo, fondé au XVe siècle sur les terres de l’actuel Nigeria. Par extension, à leur arrivée à Cuba, étaient appelés « lucumí » tous les esclaves originaires de l’Afrique de l’Ouest, dont les plus nombreux étaient yorubas. À partir de la désignation d’un groupe humain, le sens du vocable « lucumí » a été élargi pour nommer leur langue. Puis, au cours du XXe siècle, il fait surtout référence à un type de pratiques religieuses.

Dans le contexte de la nouvelle République cubaine, proclamée en 1902 après quatre ans d'occu­pation nord-américaine, les religions d'origine africaine avaient très mauvaise presse. La construc­tion d'une nation cubaine « respectable » aux yeux du puissant voisin nord-américain passait par le « blanchissement » de la population grâce à une immigration européenne accrue, ainsi que par l'éradication des mœurs les plus éloignées de la modernité occidentale dans la population. Les reli­gieux afro-cubains, qualifiés indistinctement de «sorciers» (brujos), étaient accusés des pires crimes, notamment de pratiquer des sacrifices humains. Les persécutions furent fréquentes, les autels saccagés et de nombreuses condamnations prononcées lors de procès retentissants. Dans ce contexte, les pratiques religieuses furent reléguées à la sphère privée : alors que le cabildo tenait lieu de temple du temps de l'administration espagnole, les pratiques religieuses afro-cubaines se déroulèrent désormais dans les maisons particulières, portes closes.LYDIA CABRERA OP.CITE

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À Cuba, c'est  en effet la religion yoruba qui domine.

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Mais, outre cette religion, appelée justement  religion des Lucumi, il existe également une religion kongo, plus poussée qu'au Brésil, quoique tendant vers la magie noire, qui se diversifie  elle-même en religion des Mayombé, subordonnée au système des Yoruba, et en religion des Ganga, qui est appelée à organiser les rites funéraires de ses membres et à évoquer les esprits des morts ; d'autre part, une religion qui, apportée par les Efik et les Efor du Calabar, est une religion secrète dans laquelle on entre aussi par initiation et où l'on rejoue le mythe africain de la découverte de la voix mystérieuse (EKUE), qui est la voix de Dieu. Cette religion compte de très nombreux dignitaires et a eu – a peut-être encore – un rôle politique (analogue à celui de la franc-maçonnerie en Occident) ; on pourrait y voir une religion du salut, car elle assure l'immortalité à ses adeptes, donc la rupture avec la loi de la réincarnation.

Une fois en présence à Cuba - en particulier à La Havane -, les religions africaines se sont orga­nisées de façon à constituer un espace symbolique dans lequel elles se situent sur deux axes prin­cipaux.

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Le premier est celui de la différence sexuelle. Un premier groupe de religions « viriles » comprend le PALO MONTE, dont les adeptes sont très majoritairement des hommes, et le culte D'IFA, auquel on peut ajouter la société secrète ABAKUA, exclusivement réservés aux hommes. On y célèbre le courage, les vertus guerrières, l'endurance et la force. Leur sont opposés de ce point de vue la SANTERIA et le spiritisme cubain, où les femmes sont statistiquement majoritaires et dont les pratiques sont symboliquement féminines. Fleurs, parfums, verres de cristal, étoffes précieuses et porcelaines sont autant d'indicateurs de la culture féminine qui prédomine dans ces deux religions. Mais une autre opposition structure l'espace religieux afro-cubain différemment, celle culte des dieux et du culte des morts. De ce point de vue, la santerïa est plus proche du culte des dieux car les esprits principaux y sont les ORISHAS, tandis que le Palo Monte et le spiritisme sont cent sur la relation avec les défunts

 

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Les esclaves yoruba implantèrent à Cuba la religion des ORISHAS, les «maîtres de la tête». Ces der­niers sont des dieux de la nature qui étaient en général attachés à une ville africaine :

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  CHANGE, dieu de la foudre, est considéré comme le quatrième roi de l'ancienne ville d'Oyo ; OCHUN, déesse de l'eau douce, est liée à la ville d'Oshogbo, où un festival annuel se tient toujours en son honneur ; YEMAYA, devenue la déesse de l'eau salée à Cuba, alors qu'elle était une divinité fluviale en Afrique, est originaire de la ville d'Abeokuta. D'autres orishas sont plutôt asso­ciés à des activités humaines : OCHOSI est le dieu de la chasse, ORICHA OKO, celui de l'agriculture, tandis qu'Ogun est le dieu du fer et de la forge. A Cuba, les Orishas les plus populaires sont, outre Changé, Ochûn, Yemayâ et Ogun, ELEGUA, le dieu messager, maître des carrefours, OBATALA, le dieu qui façonna l'homme dans la glaise et qui régit toutes les têtes, et OYA, déesse de la tempête. Ces divinités entretiennent des relations mythologiques complexes. De nombreuses histoires relatent leurs conflits, leurs amours, leurs liens de parenté et leurs rapports avec OLOFI, le dieu suprême qui créa toute chose.
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L'appellation SANTERIA pour désigner la religion des Yoruba à Cuba dérive du phénomène déjà mentionné d'association des entités catholiques secondaires avec les orishas.
Le lien entre dieux et saints ou Vierges s'établit sur le principe de correspondances. Changé fut ainsi identifié à sainte Barbe (Santa Barbara), car celle-ci, patronne des artilleurs, protège de la foudre, bien qu'elle soit une femme et Changé un dieu viril. Yemayâ trouva une nouvelle apparence en la Vierge de Régla (Virgen de Régla), patronne des marins qui veille sur la baie de la capitale cubaine. Cette  correspondance entre dieux afri­cains et saints ou Vierges catholiques reste superficielle. La variabilité des représentations d'une même divinité n'affecte pas les croyances et les rites qui lui sont dédiés. Notons aussi que, parmi tous ces dieux, seul Eleguâ possède une représentation anthropomorphe hors de l'imagerie catho­lique. Son effigie consiste en une tête de ciment, habituellement d'une quinzaine de centimètres de hauteur, dont les yeux et la bouche sont figurés par des cauris.

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Allâggurm (Saint José) danse avec une machette. Il est l'instigateur des querel­les entre les peuples, « c'est lui qui met le feu à la poudre », et il est aussi un peu truand. En effet à une certaine époque de sa vie, il fut Ole (voleurc'est pourquoi les dons qu'on lui fait: poules, pigeons ou argent, doivent avoir été volés. Un de mes informateurs qui est lui-même fils d'Allaguna, m'a confié que c'est pour ça que beaucoup de ses fils sont des voleurs, « ils font les poches ». Allâguna, comme Elegguâ, n'accepte que les poulets malhonnêtement acquis.

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Parmi les saintes, Yemayâ', la déesse de la mer, se distingue par ses airs de reine. Yemayâ Achabbâ, la sainte « au regard pénétrant » qui écoute toujours de dos ou légèrement inclinée de profil est immensément riche, très sévère et hautaine. Yemayâ Oggutté a un caractère viril et impétueux. Quant à Yemayâ Malleleo, si par malheur on touche la tête de son "cheval" ou de son médium, elle s'offusque et quitte la fêt). Yemayâ Attaramawâ est prétentieuse, vaniteuse, belle et énergique. Quant à Yemayâ Olokûn qui a été attachée avec une chaîne au fond de la mer immense, elle est très grande, aussi grande qu'Aggayûet elle ne descend pas sur la tête des mortels. Les babalawo ne dansent que très rarement pour elle et seulement avec un masque, jamais la tête découverte, et immédiatement après, ils doivent faire une prière pour ne pas mourir.

Oshûn-Yeyé-Cari ou Yéye Maru « avec ses bracelets en or » est la quintessence de la coquetterie, de la grâce, de la séduction la plus habile et la plus irrésistible. Dans les chants qui la concernent, on dit malicieusement de ses filles : « qu'en tant que filles de Yeyé, elles aiment le mari des autres femmes ». Yeyé est l'image même de la mulâtre cubaine, de la mulâtre inspiratrice, chantée et célébrée du temps de la colonie, de la mulâtre élégante, ancêtre oubliée de quelques familles nobles ou aïeule inavouée de quelques Grands d'aujourd'hui.

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  Oshûn-Yeyé-Cari, la belle brune par excellence, descend généralement sur les têtes, joyeuse et pétillante, mais avec l'arro­gance, l'impétuosité et la prétention d'une orgueilleuse souveraine. « Elle fait la pluie et le beau temps.

Elegguâ, comme Saint Lazare, prend souvent l'aspect d'un Il y a une histoire où on le voit punir une fille désobéissante après l'avoir prise pour fiancée. C'était une jolie jeune fille qui avait une liaison avec un homme qui n'était pas fait pour elle. Finalement se rendant aux raisons de son père, elle rompit avec cet homme. Un autre prétendant, de bonne allure mais qui ne plaisaitas non plus à son père, se présenta. À peine avait-il commencé à rôder sous fenêtres qu'elle se donna à lui. Cette fois le séducteur était Elegguâ. Quelque temps  après leur mariage, il disparut. Puis il revint sous l'apparence d'un mendiant boiteux et manchot et prétendit qu'elle lui appartenait corps et âme. La jeune fille n'eut pas  le choix et dut se résigner à vivre avec ce vagabond infâme et infirme.

Satisfaire Elegguâ est absolument essentiel. Embusqué dans tous les sentiers, il dispose à tout moment de notre vie, il peut jouer avec elle comme bon lui semble  « II ouvre et ferme les chemins et les portes du ciel et de la terre. » II les ouvre ou  les ferme à son gré aux mortels comme aux dieux, pour leur malheur comme pour! leur bonheur. Même un enfant, un kereké (bambin), doit considérer sans discuter 1 Elegguâ comme l 'orisha le plus à craindre. « II détient les clés du destin. »

Espion et messager des dieux, il est, de par son caractère d'enfant révolté, toujours] prêt à faire une espièglerie C'est le premier orisha dont il faut s'acquérir les faveurs.LYDIA CABRERA OP.CITE

La principale cérémonie de la santeria est appelée ASIENTO.

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  Cette initiation, qui n'a rien de chrétienne, vise à établir une relation permanente entre un dieu et un être humain, en « installant » le premier dans la tête du second, ainsi que dans des galets qui seront précieusement conservés dans des sou­pières de porcelaine ou des boîtes en bois, selon Yoricha considéré. Cette cérémonie, dont l'organi­sation complète dure une semaine, est considérée à la fois comme un mariage mystique et une nou­velle naissance pour le novice. Une marraine ou un parrain est responsable de l'éducation reli­gieuse du novice car celui-ci est « né » de ses orishas. C'est ce parent spirituel qui transmet le pouvoir spirituel, à son filleul. L'initiation s'accompagne de chants, de sacrifices animaux offerts aux orishas, de séances de divination visant à révéler les messages des dieux aux hommes, de repas communiels et parfois de la possession du nouvel initié par son orisha principal.
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  Une fois l’orisha « installé » dans la tête du novice, celui-ci doit s'habiller de blanc pendant un an, se couvrir la tête, éviter tout conflit et ne jamais sortir la nuit. Dès qu'il le peut, le nouveau santero doit être « présenté aux tambours». À l'occasion d'une fête de tambours, qui peut réunir plusieurs dizaines de per­sonnes, le novice accompagné par son parrain présente des offrandes rituelles - des bougies et des noix de coco - aux tambours. Il arrive alors que le nouveau santero tombe en transe, possédé par le « maître » de sa tête. D'autres initiés peuvent aussi être possédés dans les mêmes conditions. Dans ce cas, on les vêt du costume et on leur remet les attributs correspondant à l’orisha qui les habite provisoirement ; pour la plus grande joie des participants, ils dansent alors au son des tambours, accompagnés des chants lucumi, et délivrent des messages divinatoires aux fidèles. À titre d'exemple, Changé est habillé en rouge et blanc, et on lui donne une hache de bois bipenne. Yemayâ passe une robe bleue, et mime les vagues de l'océan avec sa robe. Eleguâ est vêtu de rouge et noir, et danse en imitant une progression aléatoire dans la forêt vierge. Après plusieurs heures de fête, la cérémonie est close et les santeros possédés sont libérés des esprits qui les «montaient».

 

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« Avant de continuer, j'ouvre une parenthèse afin que le lecteur qui ne connaît pas Cuba sache que les expressions : "le saint monte quelqu'un", "le saint descend sur quelqu'un", "quelqu'un est monté par le saint", "tomber avec le saint" ou "le saint vient sur la tête de quelqu'un"... recouvrent un phénomène vieux comme le monde, connu de tous les temps par tous les peuples, qui se produit continuellement chez nous.

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Cela signifie qu'un esprit ou qu'une divinité prend possession du corps d'un sujet et agit comme s'il en était le maître, comme si ce corps lui appartenait tout le temps où il (ou elle) est en lui. Pour reprendre les termes employés par les Africains, on dit que "le saint descend et monte son cheval", il s'introduit en lui, et « l'homme ou la femme en qui il s'est introduit n'est plus lui-même ou elle-même, il devient le saint. » "Le saint s'est emparé de lui", "l'a fait tomber", "l'a saisi", "il est avec le saint", "il a le saint".« On lui vole sa tête. »…

 

« Quand la descente du saint n'est pas provoquée (ou quand nganga, l'esprit du mort n'est pas appelé) il peut "descendre" ou "couronner" spontanément le "cheval",1 peut le surprendre sans avoir été appelé. On remarque alors chez celui-ci une lutte ;t une résistance qui cesse subitement quand le saint entre en lui, c'est-à-dire quand il  le "monte". Après le départ du saint, le "cheval" ignore tout de ce qui lui est arrivé et  de ce qui s'est passé autour de lui. Une fois la transe passée, il ne sait plus ce qu'il  dit, ni ce qu'il a fait, à moins qu'on ne le lui dise. Celui sur qui "le saint est descendu", le sait jamais à quel moment "le saint est entré en lui, ni à quel moment il est sorti", il ne se souvient plus de rien. Si on ne lui dit rien, il ne saura rien. « Après la transe. ceux qui ont été montés par un esprit, ont la tête un peu vide, ils transpirent énormément et reviennent à eux avec une grande soif et une grande faim. Au début, quand le saint commence à descendre sur eux, on ne le leur dit pas pour ne pas les effrayer. » M. guérit les maladies le plus horribles quand Oggûn descend sur lui. « Une fois, tandis qu'il léchait une tumeur, une petite fille ne put se retenir de vomir en le voyant faire. Alors le saint lui dit: - Je te dégoûte. Eh bien, nous verrons si un jour ce n'est pas toi qui dégoûtera les autres. Après cette cure d'Oggûn la malade guérit, et la même année la petite fille devint squelettique. Elle ne faisait que tousser, la pauvre, et de fait tout le monde s'éloignait d'elle. Comme quoi il faut faire attention de ne jamais offenser les saints. »…

 

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« II y a aussi des moyens de se défendre contre la possession.

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  Les plus courants sont de se serrer fortement la ceinture, de se ceindre avec un tissu à la couleur du saint auquel on appartient, de rafraîchir son eleke (collier qui correspond à chaque orisha et que le fidèle porte pour être protégé), de faire trois nœuds à son mouchoir (pour attacher le saint), de s'attacher un brin de chiendent ou une feuille de maïs autour du doigt du milieu du pied (c'est une coutume de la Règle de Mayombe) et surtout de s'éloigner à temps de tout ce qui pourrait attirer le saint de sa dévotion, comme certains chants ou roulements de tambour dont le pouvoir d'attraction est irrésistible. Certaines personnes prennent la précaution de sortir de la pièce où le tambour retentit ou d'interrompre le chœur qui chante en l'honneur de son "ange" tutélaire, de son orisha.

La facilité avec laquelle les Noirs "tombent" avec le saint, c'est-à-dire tombent en transe, est impressionnante.

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  Il est donc parfaitement logique que le spiritisme, dont les centres se sont multipliés dans toute l'île, compte aujourd'hui des milliers d'adeptes et de médiums. Ce qui n'a d'ailleurs aucunement affecté la croyance dans les orisha, ni entraîné l'abandon des cultes d'origine africaine Enfin, cette extrême facilité avec laquelle les gens de couleur et les Blancs de couleur (sic) tombent en transe (ou avec le saint) au moindre stimulus, peut être attribuée à leur prédisposition à l'autosuggestion, prédisposition congénitale chez la majorité d'entre eux et dont nous avons déjà parlé leur tradition religieuse très ancienne et leur croyance inébranlable en l'existence des esprits les poussent à accepter sans broncher la réalité de ces manifestations (si naturelles) d'un monde surnaturel, d'un au-delà plus que tangible et évident à leurs yeux. Pour le Noir, n'importe quel état psychique anormal suppose l'intervention de quelque esprit étranger ou d'un orisha qui pénètre dans la personne et prend la place de son moi ou parfois s'introduit en lui sans l'expulser complètement. Dans ce dernier cas, « la venue du saint n'entraîne pas la perte de conscience. Le saint dit seulement ce qu'il a à dire sans que le "cheval" s'en rende compte. « Le saint descend sur un omo(disciple ou fils) et en partant, il lui dit qu'il restera en éveil pendant quelques jours. » Le sujet est alors parfaite­ment conscient, il est dans son état normal, « mais il dit soudain des choses très importantes sans savoir ce qu'il dit, ni pourquoi il le dit. C'est le saint resté en éveil qui parle à travers lui ou intervient comme un tiers dans la conversation. »LYDIA CABRERA OP.CITE 

 

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 (A SUIVRE)


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