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Une île (2)

Publié le 21 avril 2011 par Feuilly

Nous redoublâmes d’énergie pour nous dégager et je crois que sans cette peur supplémentaire qui nous avait subitement tenaillé le ventre à l’idée d’être dévorés par un fauve, nous aurions mis des heures à nous extirper de ce marécage. Mais du coup nous y parvînmes, non sans mal il est vrai, mais nous y parvînmes. Nous nous sommes alors retrouvés sur un terrain beaucoup plus sec, que bordait une rivière. Que faire d’autre, si ce n’est la suivre ? Tout en marchant, nous scrutions les fourrés, craignant toujours d’y découvrir les yeux énigmatiques et implacables d’un tigre royal. Mais non. Tout était calme et un grand silence régnait en ces lieux. Peut-être finalement avions-nous rêvé et ces rugissements étaient-ils le fruit de notre imagination ? C’est du moins ce que nous nous disions entre nous pour nous donner du courage, mais chacun, au fond de lui, savait bien qu’il n’en était rien et que la mort était là, quelque part, qui rôdait autour de nous.

A un certain endroit, la petite rivière que nous longions se jetait dans un lac. Celui-ci occupait tout le fond d’une vallée étroite et s’il n’était large que d’une bonne centaine de mètres, il semblait, dans sa longueur, n’avoir pas de fin. Nous avions beau regarder à gauche ou à droite, il n’y avait que de l’eau. Nous n’avions donc pas le choix. Si nous voulions continuer notre progression, il allait falloir traverser.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en train de nager, ce qui n’était pas une  mince affaire à cause du fusil que chacun tenait hors de l’eau comme il pouvait. Vous avez déjà nagé d’une seule main ? Essayez et vous verrez : on n’avance pas, on s’épuise rapidement et on dévie complètement sur le côté. Ajoutez à cela le poids de l’arme qu’on porte à bout de bras et vous aurez une idée de l’état dans lequel nous étions tous en arrivant sur l’autre rive. Ces cents mètres de traversée nous parurent interminables. A vrai dire, nous avons bien cru ne jamais y arriver, d’autant plus que l’eau était glacée, ce qui était pour le moins étrange dans un pays aussi chaud. Malgré l’énergie déployée pour avancer, nous sentions nos membres qui s’engourdissaient petit à petit, aussi ce fut un réel soulagement quand nous avons atteint la rive opposée.         

Une halte s’imposait, pour reprendre notre souffle et pour sécher nos vêtements. L’avantage, c’est que nous étions maintenant tout propres et que nous nous étions débarrassés de la boue du marécage. Inconsciemment, nous sentions que nous venions de franchir une étape. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » avait dit un philosophe grec, je ne sais plus très bien lequel. Il avait raison. Nous savions qu’une étape venait d’être franchie, que probablement nous ne reviendrions plus auprès de notre bateau et que celui-ci, complètement échoué, ne reprendrait jamais la mer. Le passé était derrière nous. Il restait à savoir ce qui nous attendait devant.

Nous en étions  là de nos réflexions quand de la forêt surgit une biche. Quand elle nous vit, elle s’immobilisa aussitôt et nous contempla de ses grands yeux doux. A ma grande surprise, ceux-ci étaient bleus, d’un bleu profond d’océan. Je n’avais jamais vu une biche avec des yeux bleus et cela m’étonna au plus haut point. Cette couleur insolite donnait à son regard un aspect presque humain. C’est alors qu’un de mes compagnons, par instinct, épaula son fusil. Je n’eus même pas le temps de crier que déjà le coup était parti. L’animal chancela et s’écroula aussitôt sur le sol. Catastrophe ! Une biche aux yeux bleus, c’était si rare qu’il fallait la laisser vivre ! Trop tard, évidemment ! je me sentais mal à l’aise. Sans doute parce que ce regard doux et insolite m’avait faisait penser à celui d’une femme… Les autres marins, eux, semblaient moins romantiques que moi et ne manifestaient aucun état d’âme. Déjà, certains entouraient l’animal et commençaient à le dépecer tandis que d’autres préparaient du feu.

Une heure plus tard, nous étions tous en cercle en train de manger de la viande de gibier, délicate à souhait. Au fond de moi, pourtant, persistait comme un malaise. Même si ce n’était pas moi qui avais tiré, j’avais l’impression d’avoir commis un sacrilège. Cet animal avait en lui quelque chose d’extraordinaire et il méritait de vivre. Il me semblait presque avoir commis un assassinat et cela me contrariait fort. Mes compagnons, au contraire, étaient tout heureux de l’aubaine qui s’était offerte et ils plaisantaient tout en mangeant  avec appétit.              

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