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Un extrait de “La philosophie du porc et autres essais” par Liu Xiaobo

Par Benard

Par Lire, publié le 19/04/2011 à 07:00

 
Lauréat du prix Nobel de la paix en 2010, Liu Xiaobo n'a pas été autorisé par le gouvernement chinois à se rendre à Oslo pour recevoir son prix : condamné à onze ans de prison le jour de Noël 2009, au terme d'une parodie de procès public, pour “incitation à la subversion du régime” alors qu'il prônait une évolution pacifique de la Chine vers la démocratie, cet écrivain purge toujours sa peine au Liaoning. S'il est interdit de publication dans son pays, le plus farouche des dissidents chinois n'a cessé de prendre la parole par tous les moyens, soit dans la presse à Hong Kong, soit sur le Net. Autant dire que La philosophie du porc et autres essais, premier livre de Liu Xiaobo à paraître en français, témoigne de son courage et de son franc-parler, à commencer par sa critique de ce qu'il qualifie de “philosophie du porc” : cette inclination des intellectuels chinois à se laisser “acheter” par le parti communiste. Les élites chinoises en prennent pour leur grade. Mais les élites du reste du monde sont-elles moins cyniques ?

La philosophie du porc

LA PRIMAUTÉ DE L'INTÉRÊT,

LA MÉDIOCRITÉ L'EMPORTENT SUR TOUT

Dans la Chine du nouveau siècle, à part le “Monument du Millénaire”, un building toujours inachevé, tout est comme avant. La médiocrité de la primauté de l'intérêt nous a pénétrés jusqu'à la moelle, et la ligne de démarcation entre le juste et le mal a presque été brouillée par l'avidité commune pour le profit. La promesse d'”aisance relative” a bel et bien acheté les âmes, aujourd'hui totalement corrompues - presque plus un fonctionnaire n'est intègre, pas un centime n'est propre, pas un mot n'est sincère.

On me dira que la médiocrité est une caractéristique de la modernité, parce que la nature même de la modernité c'est la sécularisation, et que la sécularisation c'est la légitimation de la poursuite de l'intérêt ; on ne peut pas demander qu'il y ait une sécularisation qui ne se préoccupe pas de l'intérêt.

Le système démocratique produit par le processus de modernisation - la règle de la majorité - est effectivement un jeu de sécularisation centré sur les échanges d'intérêts, et même sur la généralisation de la médiocrité. Mais, premièrement, les échanges d'intérêts doivent suivre des règles claires, des règles d'échange justes, garanties par la loi à l'extérieur et par la conscience à l'intérieur. Or, en Chine, l'intérêt a remplacé la loi et la conscience pour devenir le seul pilier du système de gouvernement par les hommes, du règne de l'impudeur et du manque de respect pour les lois. Deuxièmement, la valeur fondamentale qui soutient le système démocratique - la liberté - est une qualité noble innée qui transcende la mesquinerie. Sans un système de valeurs qui accorde la priorité à la liberté, la démocratie non seulement peut aboutir à élire des tyrans comme Hitler, ou à la dictature d'un homme ou d'un parti au nom du peuple, mais elle peut aussi aboutir à l'absorption des qualités de noblesse, de dignité et de beauté par la médiocrité de la majorité anonyme.

[…] La Chine n'a jamais manqué de tradition de “grande démocratie” caractérisée par la rébellion des masses, mais elle n'a jamais eu de tradition démocratique accordant la priorité à la liberté ; il est difficile de penser à la liberté quand on n'a pas de quoi manger à sa faim.

LA SOCIÉTÉ MODERNE A BESOIN D'ÉLITES AUTONOMES

[…]

La modernisation c'est la sécularisation de la vie quotidienne, la démocratisation c'est le désenchantement de la vie politique, et ce que veulent les masses c'est ce bonheur séculier et médiocre. Si, en Chine, nous jouissions déjà de la modernisation et de la démocratisation, nous pourrions bien accepter un peu de médiocrité et de philistinisme. Mais le plus drôle, ou, devrais-je dire, le plus triste, c'est qu'alors que n'avons aucune des deux, que nous sommes encore confrontés à un pouvoir dictatorial, l'ensemble de la société, y compris les élites, est déjà incroyablement philistine et terriblement médiocre.

[…]

LES “ÉLITES” ENTRENT SPONTANÉMENT DANS LA PORCHERIE

En économie, la théorie étatiste du “centre fort”, l'économie centriste de la “faction des conseillers du prince” et de la “faction de l'état-major” ; en politique, la “thèse de l'adieu à la révolution1“, la “nouvelle gauche” et les “pro-marché” ; dans la culture, le nationalisme fanatique et la “localisation” de la recherche qu'on retrouve presque partout ; tous ces éléments sont des composantes de la cynique “philosophie du porc”. Ce qui donne à réfléchir, c'est que ces membres des “élites” venus des cinq lacs et des quatre mers ne se sont nullement concertés à l'avance pour s'avancer tous ensemble vers un objectif commun ; ils ont tous pris spontanément le chemin de la “porcherie”, malgré eux et sans se donner le mot, sans pouvoir se contrôler même s'ils l'avaient voulu, tout comme onze ans auparavant certains d'entre eux s'étaient engagés spontanément dans le “mouvement de 89″. Comme s'il avait suffi d'une nuit pour que, tout naturellement, de membres élevés de l'état-major des décideurs, ils se transforment sans complexes en grands patrons ou en P-DG gagnant des monceaux d'argent (comme les membres des élites de l'époque de Zhao Ziyang qui ont été écartés du haut état-major), de poètes d'avant-garde en négociants en livres et en courtiers de la culture, de metteur en scène d'avant-garde en invité d'honneur à la tribune du 50e anniversaire de la fondation de la République populaire et en donateur pour la construction d'écoles du projet “Espoir2“, de libéraux admirateurs de l'Occident en nationalistes ou membres de la “nouvelle gauche” prônant la résistance à l'hégémonie occidentale : mais, même parmi la toute petite minorité d'intellectuels qui continuent de prôner le libéralisme, certains affirment à grands cris que l'héritage libéral doit beaucoup au conservatisme anglo-américain, que la “liberté négative” est le seul libéralisme orthodoxe, et sous-entendent que le 4 Juin est un exemple récent de radicalisme politique et de mise en oeuvre de la “liberté positive”. […]

LA “LIBERTÉ NÉGATIVE” AUX COULEURS DE LA CHINE

La traduction chinoise des termes d'Isaiah Berlin pour différencier les deux libertés pose elle-même problème. Dans l'original, les termes sont “negative liberty” et “positive liberty” que l'on pourrait traduire par liberté dont la caractéristique est de refuser, et la liberté dont la caractéristique est d'affirmer, mais on peut aussi utiliser les termes “xiaoji ziyou” et “jiji ziyou” ; on a tenu à utiliser cette dernière traduction. Mais si on le retraduit en anglais, cela devient “passive liberty” (liberté passive) et “active liberty” (liberté active). Cette traduction, qui choisit plutôt “liberté passive” que “liberté négative”, est très révélatrice. Car en chinois, le termexiaojifait immédiatement penser au terme “passif”, à “éviter”. […] Sous la plume de nos libéraux, le libéralisme occidental devient extrêmement cynique, c'est cela le “libéralisme aux couleurs de la Chine”.

C'est précisément à l'abri de la “liberté passive aux couleurs de la Chine” que l'indifférence à l'égard de la politique caractérisée par les formules “le droit à l'absence d'histoire”, “estomper l'idéologie, faire ressortir l'académique”, “s'éloigner de la réalité, retourner à ses livres” est devenue la raison absurde du refus des élites de faire face à l'atroce réalité de la dictature. Puisque, pour le libéralisme orthodoxe, le meilleur gouvernement est celui qui s'occupe du moins de choses, la politique dont les masses populaires s'occupent le moins est la meilleure politique ; puisque la liberté négative c'est “la liberté de ne pas intervenir dans les affaires d'autrui ou de ne pas forcer autrui à faire quelque chose” et ce n'est pas “la liberté… de faire quelque chose de sa propre initiative”, nous n'avons pas besoin de nous battre pour obtenir quelque chose. Ainsi, la philosophie du retrait du monde de Laozi et Zhuangzi est gratifiée par les prétendus intellectuels libéraux du nom de libéralisme, ce qui est de la philosophie du porc à 100 % - ceux qui ont été chassés vers la porcherie ou qui s'y sont enfuis attendent qu'on vienne les nourrir, voilà tout. […]

Or, l'histoire montre que partout où règne la liberté, que ce soit la “liberté négative” ou la “liberté positive”, elle ne serait jamais advenue si quelqu'un n'avait pas pris l'initiative de se battre, d'agir pour l'obtenir. Même la liberté à l'anglaise, dont ces intellectuels parlent avec délectation, n'a été possible que parce qu'il y a eu la “glorieuse révolution”.

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