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El monte:"la ou sejournent les dieux! " lydia cabrera et les cultes afro-cubains (2)

Publié le 08 mai 2011 par Regardeloigne

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Le culte D'IFA est issu de la même souche culturelle que la Santeria, mais il est réservé à des hommes hétérosexuels qui ne doivent en aucun cas être sujets à la possession. Ifâ, ou Orula, est le dieu du destin, chez les Yoruba. On appelle BABALAOS les spécialistes de la divination par l'oracle d'ifa. La plupart d'entre eux ont été initiés comme Santeros avant de se consacrer exclusivement au culte. Ils doivent alors passer par une initiation spécifique, assez différente de celle du Santero, puisque Ifâ n'est pas « installé  dans leur tête » ; il s'agit  donc de deux spécialités religieuses afro-cubaines incompatibles, même si Santeros et Babalaos collabo­rent dans certaines circonstances rituelles.
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Tout un chacun, initié ou non, peut consulter Ifâ par l'intermédiaire d'un BABALAO pour trouver une solution à un problème de santé, à un conflit familial ou amoureux, à un ennui d'argent ou à une pour­suite judiciaire, par exemple. Après avoir prié les orishas, le devin jette sur une natte une chaîne comportant huit morceaux circulaires de noyaux de mangue, chacun possédant une face concave et une face convexe. Il obtient ainsi une configuration parmi 256 signes possibles.

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Chacun de ces signes est associé à un ensemble de significations divinatoires et à des mythes qui mettent en scène les orishas ou bien le personnage mythique qui fut le premier à obtenir ce signe lors d'une consultation dans les temps immémoriaux. En répétant cette technique, le devin obtient une série de signes qu'il interprète dans le dialogue avec le consultant. La consultation s'achève lorsque le Baba­lao a élucidé la nature du problème, son origine, et le moyen d'y remédier, qui consiste fréquemment en une offrande ou un sacrifice à un orisha. S'il est convaincu, le consultant se procurera les animaux et les ingrédients nécessaires et s'adressera à nouveau au Babalao pour que celui-ci accomplisse le présent rituel en sa faveur. Les babalaos sont aussi des spécialistes du sacrifice. Ils sont fré­quemment en charge de l'abattage rituel des animaux lors de l'initiation du santero, par exemple. Si La Santeria et le culte d'Ifâ sont les religions afro-cubaines les mieux connues, elles ne sont pas pourtant  les seules. L'autre grande tradition religieuse afro-cubaine est d'origine kongo..

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On peut classer sous le terme générique de PALO MONTE les croyances et pratiques d'origine bantu à Cuba, quoique  moins homogènes que leurs homologues yoruba

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  Les « paleras » sont majo­ritairement des hommes et ont en commun certaines pratiques. L'objet central du Palo Monte est tou­jours la GANGA. Il s'agit d'un récipient de fer ou de terre, marmite ou chaudron, dans lequel sont «fixés» des esprits de différentes natures. L'esprit principal est un mort que le palero réduit en esclavage en mettant un os (de préférence le crâne) de ce défunt dans la Ganga. Bâtons, os d'ani­maux, plumes d'oiseaux, insectes, terre, sont accumulés dans la ganga afin que tous ces éléments confèrent leur puissance à l'esprit qui y réside. Cette force est aussi renforcée par le sang des ani­maux qu'on verse sur la marmite. Chez les Kongo africains, ce type de réceptacle est connu sous le nom de NKISI,( Le terme ne se limite donc pas  aux statuettes à clous, zoomorphes ou anthropomorphes ,familières de nos musées ) . A Cuba, la ganga n'a jamais de valeur figurative, mais sa fonc­tion reste la même : contenir l'esprit d'un mort et s'en servir dans le monde des vivants.

 

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La société secrète ABAKUA possède certaines caractéristiques proches du Palo Monte. Bien qu'elle ait des règles d'organisation, des cérémonies et des croyances spécifiques, cette confrérie est elle aussi d'origine africaine et s'est développée dans le contexte colonial esclavagiste. Le terme du creole  cubain Abakuá semble provenir d'une zone  dans le sud-est du Nigeria, où la société secrète est active.

 

Le système de croyances et de rites Abakuá dérive de ceux des IBO ,EFIK ET IBIBIO les esprits sont censés vivre dans la forêt. Ekpe (EKUE)et ses synonymes sont autant de noms de divinités forestières et de société secrètes.

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Les membres de ces sociétés sont appelés NANIGOS, terme qui sert autrement à désigner des danseurs de rue. Les Nanigos, aussi appelés Diablitos, sont bien connus du reste de la population cubaine pour leur participation au carnaval le jour des trois rois, où ils dansent dans les rues en portant leur tenue de cérémonie : une robe en damier multicolore, avec un chapeau conique orné de glands . Les Nanigos constituent  des groupes  d'initiés portant divers noms  : une «puissance», potencia, une «nation», naciôn, une «terre», tierra, un «jeu»,juego, ou un «parti»,partido. Au départ, les Abakua acceptaient uniquement des noirs ; à partir de la fin du XIXe siècle, les règlements d'admission se sont libéralisées et autorisent l'admission de mulâtres et de blancs. Il faut en fait concevoir le « Naniguisme » comme une création cubaine, sans doute réalisée à partir de modèles africains, mais irréductible à une institution africaine préexistante transplantée dans les Amériques. La présence des Abakua n'est d'ailleurs attestée nulle part ailleurs qu'à Cuba, alors que la Santeria et le Palo Monte ont des équivalents à Haïti, au Brésil et à Trinidad.
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Les serments de loyauté aux objets sacrés de la société Abakua, à ses membres et les connaissances acquises au cours des rites secrets créent un pacte à vie et une relation de type familial entre les membres. Mais les devoirs d'un membre Abakua envers ses frères rituels dépassent les engagements d'amitié . Un des serments faits durant l'initiation est celui de jamais révéler les secrets aux non-membres, ce qui a rendu ces sociétés hermétiques pendant plus de 160 ans.

« La Société Secrète Abakuá trouve son origine dans les anciens cabildos des esclaves carabalí, précurseurs à Cuba, avec ceux d'autres tribus ou nations africaines, des sociétés de Loisirs et d’Aides Mutuelles qui se multiplieraient plus tard dans cette Île. Ces groupes de ñáñigos, comme ils étaient appelés couramment avec un mépris séculaire, se dénommaient Potencias ou Tierras. Nous nous servirons de tous ces termes ici. La confraternité a toujours eu comme but, dans le sociale, d’aider économiquement ses membres quand ils le nécessitent, avec le produit des quotas mensuels qu’assuraient un fond commun ; et, dans l’occulte, de les protéger au moyen d'une alliance avec les pouvoirs spirituels contre ce que nous appellerons les dangers impondérables, tels les maléfices ou les attaques des sorciers qui se valaient de forces maléfiques pour faire obstruction à la chance, pour ruiner la santé et l'âme, pour provoquer la maladie et la mort et pour causer toute sorte de désastres.

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  Les obonekues – les confrères – doivent s’aimer et se servir comme des frères et garder la plus absolue réserve sur le culte d'Ekue et sur les rites hermétiques de la confraternité : c'est le premier engagement de l’initié. La liturgie se célèbre à porte fermée et seulement entre adeptes, à l'intérieur du Fambá ou pièce sacrée destinée au Secret. Les signes qui sont dessinés sur le corps du récipiendaire pour les épreuves d'initiation – «– l’uniront jusqu'à la mort et au-delà de la mort, à la force mystérieuse qu’il vénère, aux esprits des ancêtres et à ses frères dans la religion, avec des liens plus étroits que ceux du sang.

La Société est composée exclusivement d’hommes ; elle n'admet pas de femmes dans son sein. Ekue les rejette, ainsi que tout ce qui est relation avec son genre.

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Sur ce rejet inéluctable du pouvoir qu'adorent les obonekues, plusieurs versions nous sont offertes. C’était certainement une femme, Sikán, la Sikanekue, que tous les « moninas » – confrères – considèrent comme une mère (Akanarán) qui a trouvé sur la berge de la rivière qui baignait le territoire de son père, le roi de la tribu d'Efor, un poisson, Tanse ou Tansi, dont la forme extraordinaire animait un esprit surnaturel – ou l'esprit d'un ancêtre. Mais cette femme a révélé le secret de la prodigieuse découverte qui devrait rester inviolé, et en juste punition elle a été condamnée à mort ou a été sacrifiée par pure nécessité religieuse.
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Les cérémonies ont pour but : rendre culte à Ekue, le « nourrir » et le maintenir fort ; initier ceux qui ont demandé d'entrer dans le confraternité; exalter les dignités de la prêtrise et du gouvernement aux obonekues qui se sont distingués pour leur bon comportement et leur fonder de nouveaux groupes ou
Tierras, et, à la mort d’un des membres, l'exécution d’importants et inévitables rites funéraires qui assurent à l'âme de l’abakuá une paix définitive et sûre dans l'autre monde.
On accède au
ñañiguismo par propre détermination. Ekue ne choisit pas ses serviteurs, comme les dieux des lucumí ou les esprits d'autres groupes bantous qui continuent les pratiques religieuses et magiques importées par les esclaves à Cuba. Ekue accepte celui qui s'engage, comme un bon soldat, à accomplir fidèlement les serments de sa loi

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Un autre abakuá nous dit « pour ne pas être de baracutey (être seul et sans famille) », comme cela a été son cas, et il nous raconte : « Je suis arrivé à La Havane seul, triste, sans parents ni amis. Je suis tombé malade, mais j’ai rencontré un ñáñigo qui m'a protégé. Je l'ai remercié pour le bien qu'il m'avait fait et j’ai pensé : ‘Ce qu’il m’a conté de sa religion est bon’. Il m'a dit : ‘Vous êtes un homme sérieux, et ce qui vous manque est Akanarán, mère et famille. Si vous prêtez serment à abakuá et si vous tombez encore malade la Potencia vous aidera, elle vous donnera ce dont vous avez besoin. Si vous mourez, elle vous enterre. Nous n'abandonnons pas les morts. Tous sont pleurés dans la Société’. Et je suis devenu ñáñigo pour avoir des frères et une famille ».

LYDIA CABRERA. JOURNAL DE LA SOCIETE DES AMERICANISTES. PARIS, 1969 

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Dans beaucoup des premiers travaux afro-américanistes sur les cultes décrits précedemment , la recherche des origi­nes visait  à montrer combien les Noirs des Amériques restaient différents des Européens, et partant de là, combien il était difficile d'intégrer les deux groupes.  Telle  n’est pas l’ethnologie de L. Cabrera, anthropologue sans diplômes, ni souci de carrière universitaire. Pour elle,  l'assimilation d'éléments africains aux mœurs, à la vie quotidienne, à la cuisine comme à la musique de l'île des Caraïbes ne fait aucun doute. En 1954, année de la publication d’ EL MONTE, l'intégration des descendants d'esclaves dans la nation cubaine au niveau social et culturel n'est plus une hypothèse problématique pour son auteur ,mais  c'est un fait qui demande à être décrit. La question de l’altérité des Noirs ne se pose pas puisqu'elle les considère d'emblée comme les inventeurs de la culture et des mœurs cubaines, au même titre que les Européens. Ce qui sera  en jeu en revanche dans son œuvre, c'est la transcription de leur parole « sans intermédiaire », avec la plus grande volonté d'authenticité, pour que cette parole  soit entendue publiquement et qu'elle témoigne ainsi de l’ « empreinte profonde » des croyances et des pratiques africaines dans la population insulaire.
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 A Cuba, Lydia écoute les Noirs, participe à leurs cérémonies, note tout avec minutie. Pourtant, elle affirmera toujours ne pas être croyante et refusera dêtre «initiée». Il  lui faut simplement connaître et faire connaître une culture pour mieux la faire respecter. Cette méthode fondée sur la compréhension et le respect de la parole des acteurs sociaux  va anticiper  en fait sur les tendances les plus actuelles  de l'ethnographie qui visent à rendre la parole aux acteurs eux-mêmes (J.Favret-Saada dans l’étude de la sorcellerie de nos bocages ou Dominique Sewane chez les Batammariba, par exemple). Dans El Monte, cette exigence s'applique en particulier aux discours des hommes sur les plantes et les dieux.

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"Faisons maintenant une br

ève incursion dans le monde magique de la végétation dans la forêt où les santems de la Règle d'Ocha et les paieras, mayomberos ou  nganguleros de Cuba (ceux qui pratiquent le Palo Monte et le Mayombe) vont chercher les plantes nécessaires à leurs rites et à leurs cultes. Quelques fidèles continuateurs de la tradition lucumi (ou yoruba) et de la tradition conga nous guideront dans cette exploration. En tant qu'osainistes ( spécialistes des plantes servants du dieu  de la  forêt OSAIN) et vétérans de la forêt, ils nous transmettront leur expérience et leur savoir et nous enseigneront les vertus curatives des ewe (herbes) et des iki (arbres). Les descendants des Congo (ou Banni) nous parleront de leurs arbres, « des arbres forts des Congo »), non seulement parce qu'il s'agit d'espèces importées d'Afrique, mais parce que, j comme dit José del Rosario qui est presque centenaire et dont la mémoire peut témoi­gner de l'histoire, ce sont les Congo qui arrivèrent les premiers à Cuba et « à l'arri­vée du premier bateau négrier, du temps de Nana Sire, le premier Congo qui posa 1 le pied sur l'île commença à les utiliser, à déterrer les morts, à "travailler", à exercer  sa sorcellerie et à l'enseigner à ses enfants. » 

 

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"Imaginons que nous soyons à l'entrée de la forêt, nous lui avons payé son tribut,  nous lui avons donné quelques grains de maïs, nous avons allumé une bougie et nous partons maintenant à la découverte de ces plantes et de leurs vertus. En réalité je suis devant d'innombrables fiches sur lesquelles je note les informations que me donnent ceux qui savent se rendre propice le dieu Osain et acheter la volonté intel­ligente des plantes, et le neveu d'un Lucumi me dit gravement : « Quand un parrain s'aperçoit que son filleul appelle chaque plante par son nom, qu'il ne les confond plus et qu'il connaît leurs pouvoirs, il le laisse aller seul de par le monde. »LYDIA CABRERA.EL MONTE

Comment se  retrouver en effet  quand l’etnologue se meut  dans un  maquis de rites, de croyances, de recettes d'envoûtements, de mythes, de prières?

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Son  talent   sera  d'avoir discerné dans cette luxuriance un fil conducteur : c'est par les arbres, les plantes, les feuilles, les graines, que les hommes commercent avec les esprits et les dieux. La végétation est le support  où se fait l'échange de signes et de forces entre deux mondes. La forêt est le lieu où se croisent tous les maléfi­ces et tous les enchantements. Les vivants, les dieux et les morts s'y côtoient.  D’où EL MONTE, titre hautement symbolique des croyances mais aussi de la méthode suivie,   terme qu’on traduit faute de mieux par "forêt", mais qui  désigne une sorte de friche tropicale, qui peut aller de la jungle impénétrable jusqu'au simple terrain vague où poussent des herbes folles. Le livre est lui-même une jungle dont il a le foisonnement : il est construit  sans la progression logique et rationnelle occidentale. On y entre par un chapitre sur les sortilèges (bilongo). On poursuit avec des enquêtes sur le «maître des plantes» et celui de la forêt. Puis vient l’enquête sur «comment préparer une nganga (palo monte). Le centre de l’ouvrage  est nulle part, comme dans cette nature par où les dieux et les esprits des morts se manifestent et donnent un sens aux plantes et à la vie : l’ouvrage se clot par un index botanique à la fois rigoureux et magique dans tous les sens du mot. On y apprend, entre mille choses, que le jasmin à grande fleur permet aux seins «de garder leur jeunesse et leur fraîcheur» ; que les décoctions du jasmin dArabie soignent la coqueluche ; et que son essence est utilisée pour fabriquer des amulettes d’amour.

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« La croyance dans les esprits de la forêt persiste avec une étonnante ténacité à Cuba. La forêt et la brousse cubaines sont peuplées, comme la forêt africaine, des mêmes divinités ancestrales et des mêmes esprits puissants que le Noir cubain, aujour­d'hui comme au temps de la traite, craint et vénère, et dont l'hostilité ou la bienveillance influe sur ses succès ou ses échecs.

Le Noir qui s'aventure dans la brousse et pénètre en plein cœur de la forêt est conscient du contact direct qu'il établit avec les forces naturelles qui l'entourent et qui régnent là sur un domaine qui est le leur. Tout espace naturel couvert de végéta­tion ou de forêt est considéré comme sacré à cause de la présence invisible ou parfois visible des dieux et des esprits. « La forêt est sacrée » parce que les divinités résident et « vivent » en son sein. « Les saints sont dans la forêt plutôt qu'au ciel. »

La forêt engendre la vie. « Nous sommes les fils de la Forêt, car c'est là qu'a commencé la vie. Les saints sont issus de la Forêt ainsi que notre religion, dit mon vieil ami Sandoval, guérisseur et descendant d'Eggwaddô1. Tout, tous les fonde­ments du cosmos sont dans la forêt et tout doit être demandé à la forêt. C'est elle qui nous donne tout. »

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(Dans ces explications ou d'autres semblables, telles que « la vie est issue de la Forêt », « nous sommes les fils de la Forêt », etc. Il semble que la forêt soit pour eux l'équivalent de la terre, dans le sens de Terre, Mère universelle, source de vie. « Terre et Forêt sont une seule et même chose. ») « Là vivent les orisha Elegguâ, Oggùn, Ochosi, Oko, Ayé, Changé, Allâguna, et les eggun, eléko, ikû, ibbayé (les esprits des morts)... » « La forêt est pleine de défunts. Les morts vont dans la forêt. »

« La forêt abrite tous les Eshu, les iwi, les addalum, les ayé ou aradyé (esprits errants) qui ont de mauvaises intentions, et lyôndô, la Chose Maléfique », (c'est-à-dire tous les êtres diaboliques, fantasmagoriques et horribles, tous les esprits obscurs et malins de l'autre monde). Elle abrite aussi les animaux de l'autre monde, « Keneno, Kiama ou Kolofo. Arôni2, que Dieu nous sauve ! » Le clairvoyant, lorsqu'il est seul dans la forêt broussailleuse, perçoit les formes extravagantes et impressionnantes que prennent parfois pour l'œil humain ces lutins et ces démons sylvestres que le Noir sent vivre et respirer dans la végétation. « J'ai vu, je le jure sur mon âme, m'aconfié José de Calazân Herrera, mon maître très cher, la tête d'un "nègre" poilu comme une araignée, pendu par la patte à une branche, avec les pieds qui lui sortaient des oreilles. » Pourquoi mettre en doute l'effrayante réalité de cette tête entrevue dans les broussailles, dans le mystère de la pénombre et de la peur, ou d'autres visions qu'il aurait pu avoir, produit de l'illusion, mais qui pour un Noir croyant se trans­forment instantanément en réalité comme tout ce qu'il rêve ou imagine.LYDIA CABRERA.EL MONTE

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El Monte peut être lu, à la fois, comme un ouvrage littéraire et ethnographique, mais  aussi  comme un traité ethnobotanique et même ethno-pharmacologique qui illustre une véritable  « science du concret »(Levi Strauss dirait « pensée sauvage ») à l’œuvre dans ces cultures. le livre mêle un trésor d’informations sur  les usages thérapeutiques populaires(dont on sait que nos laboratoires recherchent de plus en plus  les raisons de leur efficacité chimique) en montrant combien ils sont inséparables d’une vision du monde  mythique et de rapports symboliques unissant les dieux, les hommes, leurs maladies et les plantes.

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Les arbres et les plantes sont des êtres dotés d'une âme, d'une intelligence et d'une volonté comme tout ce qui naît, grandit et vit sous le soleil, comme n'importe quelle manifestation naturelle, comme toutes les choses existan­tes .Du moins c'est ce que croient dur comme fer mes nombreux confidents.

« Cette année, mon euphorbe (Euphorbia pulcherrima) s'est obstinée à ne pas vouloir me donner de fleurs, se plaint une femme. Elle me punit, et qui sait si cela ne va pas continuer. C'est parce que, quand les voisins m'ont demandé de leur donner quelques feuilles, je leur en ai donné sans réfléchir, et cela n'a pas plu à la plante parce qu'elle aime être payée en retour. Et c'est juste car, comme vous le savez, on ne donne jamais gratuitement des feuilles d'euphorbe ou de margousier (Melia azedarach). »

Même si un arbre n'est pas à proprement parler la demeure, "le siège" d'une divinité, il possède les vertus que lui confère la divinité à laquelle il appartient. Il possède son aché (son pouvoir magique). Étant donné les facultés curatives et le pouvoir magique qu'ils attribuent aux plantes, les Noirs cubains ne peuvent se passer de les utiliser presque quotidienne­ment et d'invoquer la protection des esprits et des forces qui s'y trouvent. Ils se servent à tout moment à.'ewe ou vititi nfinda. La magie est leur première préoccu­pation. Se concilier et maîtriser ces forces occultes et puissantes pour qu'elles leur obéissent aveuglément, a toujours été leur plus grande aspiration."LYDIA CABRERA.EL MONTE

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Les couleurs et les formes jouent  un rôle central dans l'attribution d'une plante à un dieu. Le coton et le riz participent d'Obatalâ, dieu de la sagesse, car tout ce qui est blanc lui appartient. Les plantes ou les fruits jaunes ou orangés, comme le tournesol, l'orange ou la mangue, dépendent d'Ochûn, déesse de l'amour mais aussi de la richesse et donc de l'or. Le flamboyant, comme la plupart des plantes à fleurs rouges, dépend de Changé, dieu de la foudre et du feu, ou d'Oyâ, qui a sensi­blement les mêmes attributs. Dans tous les cas, les divinités entretiennent une relation ambivalente avec la maladie. Elles en sont à la fois la cause et le remède possible. Changé provoque les brûlures et les soigne, Ochûn stérilise les femmes ou les rend fécondes, Babalû Ayé donne la variole et permet d'en guérir. Il faut noter ici aussi que la relation symbolique  entre les esprits et les troubles corporels se fait rarement terme à terme. Un orisha est seulment  potentiellement responsable d'une série de problèmes, et l'origine d'une maladie peut être attribuée à différents dieux. Il y a toujours une marge d'indétermination dans l'attribution d'une cause à une patholo­gie, que la divination permet de lever.

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"Suivant les modèles africains de défense (ou d'attaque), le Noir cubain dispose pour lutter contre les actes de sorcellerie venant des autres, de toute une technique préventive avec un nombre incalculable de formules, d'antidotes, de contrefaçons, de "travaux", de nsalanga (d'ensorcellements) et d'ebô (d'offrandes) qui tirent leurs vertus secrètes d'un arbre, d'une liane ou d'une herbe. Avec ewe (nom donné aux herbes et aux plantes par les descendants des Lucumi-Yoruba) on soulage une simple douleur d'estomac et on guérit une plaie maligne. Et surtout, grâce à ewe et à "son secret" on obtient un résultat que l'on ne pourrait jamais obtenir en ne faisant appel qu'à ses propres forces, c'est-à-dire sans l'aide de la magie, des dieux et des esprits. Avec ewe on "déjoue" un maléfice, on purifie, on "lave" un individu de toute la souillure d'un ensorcellement, on conjure une mauvaise influence, on "barre le chemin au mal", on éloigne une disgrâce de la maison (une disgrâce ou une personne importune), on neutralise la mauvaise action d'un ennemi et, ce qui est encore plus pratique et satisfaisant, on l'expédie dans l'autre monde. Dans le champ de la magie et de la mé decine populaire (inséparable de la magie), les arbres et les herbes peuvent répondre à n'importe quelle demande. Les plantes étant considérées comme des agents précieux de la santé et du sort, il n'est pas étonnant que les Noirs cubains (peut-être devrions-nous dire le peuple cubain, qui est dans sa majorité métisse physiquement et spirituellement) aient en général une vaste connaissance de leurs vertus curatives. Vertus qu'ils attribuent aux pouvoirs magiques dont elles sont dotées. « Elles guérissent car elles sont elles-mêmes sorcières."

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Dans cette profusion de significations mêlant  les pratiques yoruba aux influences congo et à la médecine populaire espagnole, le tout imprégné par les religions africai­nes, le catholicisme et le spiritisme, le rapport symbolique entre plantes et dieux reste essentiellement structurant , au même titre que le sacri­fice animal, la divination, les chants et les jeux de tambours. Le fromager et le palmier,arbres emblématiques de cuba, ont tant d'importance dans le corps de croyances et de cérémonies que la moitié de la première partie de l'ouvrage leur est consacrée. S’inspirant  justement des mythes relatés dans El Monte (comment les orishas s'approprièrent les plantes que possédait exclusivement Osain, dieu de la végétation), R. Bastide estime que "le rôle des Orishas est justement  d'établir, dans le chaos de la nature sauvage, une classification des plantes qui en permette l'usage rationnel par le spécialiste de celles-ci". À partir de la mytho­logie associée à ces essences, L. Cabrera parvient ainsi à présenter la quasi-totalité des rituels de la Santeria, du Palo Monte et de la société secrète Abakua.

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La forêt, domaine naturel des esprits que certains de mes informateurs les plus sérieux et les plus convaincus, jeunes ou vieux, ont vus de leurs yeux les plus éveillés, est un endroit dangereux pour celui qui s'y aventure sans précaution.

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Toute chose apparemment naturelle dépasse les limites trompeuses de la nature, tout est surna­turel. Vérité que nous autres Blancs avons coutume d'ignorer ou que nous avons oubliée avec l'âge. La plupart des esprits, dont certains redoutables, qui siègent dans différents arbres ou buissons, et la plupart des divinités qui régnent dans la forêt et habitent dans les sont, comme toutes les divinités et tous les esprits, parfois malveillants parfois bienveillants et extrêmement susceptibles. J'ajouterai, avec la permission de ceux qui m'instruisent, que ces divinités ou esprits sont aussi tous très intéressés. Il est indispensable de connaître leurs exigences et d'agir selon les règles établies par eux-mêmes (« la forêt a ses lois ») et par les ancêtres africains qui instruisirent et initiè­rent les vieux créoles. Pour que le monde sylvestre soit propice à l'homme et l'aide dans ses entreprises, « il faut savoir entrer dans la forêt ».
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Je cède la parole à Gabino Sandoval qui se pique de pouvoir tout expliquer avec la clarté de l'entendement et sait bien choisir ses exemples : « Représentez-vous, la forêt, comme un temple. Le Blanc va à l'église pour demander ce qu'il n'a pas et pour prier Jésus-Christ, la Vierge Marie ou n'importe quel autre membre de la famille céleste de protéger son bien et de l'accroître. Il va dans la maison de Dieu pour que celui-ci pourvoie à ses besoins..., car sans l'aide de Dieu, que peut l'homme ? Nous autres, les Noirs, nousa llons chez les morts. Nous  allons leur demander ce dont nous avons besoin pour notre santé et pour nos affaires. Maintenant, si nous devons être respectueux dans la maison d'autrui, ne devons-nous pas l'être encore plus dans la maison des saints ? Le Blanc n'entre pas dans une église comme Pierre entre dans sa propre maison... C'est pareil dans la forêt, il y a des saints, des âmes et toutes sortes d'esprits, et on ne peut y entrer sans respect, sans une certaine attitude. Et à plus forte raison quand on vient demander quelque chose. »

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La forêt renferme tout ce dont le Noir a besoin pour sa magie, pour se maintenir en bonne santé et pour son bien-être. Elle peut lui fournir tout ce qu'il faut pour se défendre contre les forces adverses, les moyens de protection ou d'attaque les plus efficaces. Néanmoins, pour qu'elle accepte que l'on prenne la plante, un bâton ou la pierre indispensable et appropriée au but fixé, il faut lui demander respectueuse­ment la permission et surtout lui payer religieusement le tribut qui lui est dû, en rhum, en tabac, en argent ou en faisant couler le sang d'un poulet ou d'un coq. « Un morceau de bois ne fait pas la forêt. » Dans la forêt chaque arbre, chaque plante, chaque herbe a son maître et celui-ci a un sens très exacerbé de la propriété.

 

« Sans une certaine politesse, m'affirme Barô, on n'obtient pas la moindre feuille de la forêt, ni rien qui puisse avoir la moindre vertu. » N'oublions pas que les Noirs humanisent tout : « si on ne salue pas la forêt, si on ne la paye pas, elle se fâche. »LYDIA CABRERA.EL MONTE



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