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Anthologie permanente : Eugène Savitzkaya (2)

Par Florence Trocmé

J’ai cessé de grandir, caressé, mordu au talon,
coloré de plomb, trempé dans le mercure, mercure
de cent mamans, la plus fraîche des fosses, le
plus pur des sables dans la poche profonde,
fond obscur plein de lente clarté qui remonte
et quitte le berceau du fer, amoureux des
métaux, dix fois scié, mille fois limé, limant
les limes et les épées, chassant le poulpe,
conduit par l’aigle, lissant mon cou sous la
toile, torturant ma langue, mangeant l’herbe
brin par brin, et les fleurs, le laurier, le mimosa
mignon, la menthe, les mouches et les grillons, le
miel, où je le trouve je le bois, pompant l’huile
et le sucre, noir de candi, sans vomir,
illuminé, ravi, chinois taché de boue et de cendre,
colérique éperlan je disperse les graviers du lit
de mon épouse, je rêve de pierres percées,
tortue je montre mon bec au héron, piétiné je
mords les genoux et les doigts de pied, le vent
gêne mon repas de feuilles et de pétales,
j’expulse les noyaux vers le ciel, je cache
mes cerises et mes amandes dans les siphons
alignés de la rivière,
j’éternue, calmement je défèque
en grattant la couleur écaillée des murs de
mon spacieux cabinet orné de congres et de murènes,
la pipe très blanche entre mes dents je
m’endors et le poussiéreux vautour vient et le
gentil poulpe crache sur mes lèvres, ma tige
en est éclaboussée.

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit, 1986, p. 57.

La lumière du visage, si elle existe, ne coule pas de source. Elle se détache par squames lumineuses et odorantes ainsi que les pétales d’une rose de mille pétales, de celle qu’on peut croire inépuisable. Et de toute manière le visage disparaît lorsque la lumière s’en est dégagée et bien avant que ne surviennent les premiers signes d’anéantissement.

Toucher son propre visage équivaut à plonger la main dans l’eau trouble ou à déranger la forme d’un nuage de fumée. Les enfants ont leur visage d’or comme une tache de soleil au milieu de la mer, hors de portée.

Eugène Savitzkaya, Les Règles de solitude. Édition bilingue (français/allemand) par Edition Solitude, Stuttgart, 1997. Édition bilingue (français/anglais), Quale Press, 2004, que je cite, p. 22 et 24.

Contribution de Tristan Hordé

Eugène Savitzkaya dans Poezibao :
Fiche bio-bibliographique, extraits 1, Nouba (présentation)

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