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Sukkwan Island - David VANN

Par Liliba

19 mai 2011

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Une lecture commune avec Constance, du blog Petites lectures entre amis

Lectures_communes

« Ils s’installaient à présent dans une petite cabane en cèdre au toit pentu en forme de A. Elle était blottie dans un fjord, une minuscule baie du Sud-Est de l’Alaska au large du détroit de Tlevak, au nord-ouest du parc national de South Prince of Wales et à environ quatre-vingt kilomètres de Ketchikan. Le seul accès se faisait par la mer, en hydravion ou en bateau. Il n’y avait aucun voisin. Une montagne de six cents mètres se dressait juste derrière eux en un immense tertre relié par des cols de basse altitude à d’autres sommets jusqu’à l’embouchure de la baie et au-delà. L’île où ils s’installaient, Sukkwan Island, s’étirait sur plusieurs kilomètres derrière eux, mais c’étaient des kilomètres d’épaisse forêt vierge, sans route ni sentier, où fougères, sapins, épicéas, cèdres, champignons, fleurs des champs, mousse et bois pourrissant abritaient quantité d’ours, d’élans, de cerfs, de mouflons de Dall, de chèvres de montagne et de gloutons. »

Le décor est idyllique, certes. Roy avait pourtant senti, en donnant son accord, que cela n'était pas une bonne idée... mais il s'était fait en quelque sorte piéger par la question de sa mère et avait, ensuite, été incapable de refuser. Et voilà, il se retrouvait maintenant avec son père, sur une île désertique du sud de l'Alaska, et allait devoir y passer un an... A peine le pied posé sur l'île et un signe d'adieu fait au pilote de l'hydravion qui les avait déposés ainsi que leur matériel, il avait vraiment senti que ce n'était pas la décision qu'il aurait dû prendre. Il avait beau être débrouillard, du haut de ses 13 ans, savoir pêcher et chasser, aimer la nature, il savait que la vie ici serait rude, surtout quand viendrait l'hiver, le froid, le vent, la neige qui donneraient l'impression d'augmenter le silence de la nature...

Alors Roy, qui est un garçon courageux et raisonnable, décide de vivre du mieux qu'il peut cette expérience pour le moins étrange. Ils sont maintenant seuls sur cette île, doivent vivre dans la cabane au confort plus que spartiate, utiliser les toilettes à l'extérieur. Ils doivent subvenir à leurs besoins, chasser et pêcher pour se nourrir, se protéger des animaux sauvages qui probablement rodent et tout simplement apprendre à vivre à deux et à se connaître.

Mais Jim sanglote la nuit et semble avoir tout oublié au petit matin. Ce père, censé protéger son fils, semble vite être bien faible et l'enfant ressent au plus profond de son être, et avec une lucidité assez terrifiante que c'est plutôt lui qui devra protéger le père, de l'environnement, mais aussi de lui-même. Car Jim est enfermé dans son mal-être. Il ressasse ses souvenirs, ses mariages ratés, ses différents métiers qui ne lui ont apporté aucun réconfort, ni fortune, ses enfants qu'il n'a pas vu grandir et pas vraiment su aimer, ses échecs amoureux et ses escapades extra-conjugales et focalise ses pensée sur sa dernière épouse, qu'il ne peut oublier. Il tente même de la recontacter grâce à la radio qu'ils ont pris soin d'emporter, pour lui dire qu'il a changé, qu'il n'est plus le même homme, qu'elle peut l'aimer à nouveau.

Pour ne pas sombrer, il déborde d'énergie, se fait un point d'honneur, jusqu'à l'obsession, de préparer et stocker de la nourriture pour l'hiver, ainsi que du bois pour le chauffage. C'est sans compter le sort qui semble s'acharner, les ours voraces et surtout ses propres démons qui le rongent...

Ainsi, d'une ambiance étrange au début du roman, nous sommes vite plongés dans un huis-clos malsain et angoissant. Roy voudrait partir, profiter d'un passage de l'hydravion et tout abandonner, mais ne peut s'y résoudre, même s'il comprend que le rêve du père, ce rêve de s'isoler sur cette île pour retrouver son fils et se retrouver, est un rêve fou, un rêve de fou, impossible à réaliser. Abandonner son père serait comme le laisser pour mort, puisqu'il lui ôterait les dernières illusions qui le maintiennent encore debout... On se doute bien que tout cela va mal finir, que le père va réellement disjoncter, ou que le fils va s'enfuir. On imagine les deux attaqués par des animaux, ou ayant un accident, on pense qu'ils vont se perdre, ou bien abandonner cette folie, mais jamais, non, jamais on n'imagine la suite...

C'est alors que vous arrivez à la page 113. Et c'est là que tout bascule, d'une façon magistrale. Quel art de l'auteur !

On entre alors dans l'horreur totale, la folie pure. Certains passages sont très durs à lire, mais on ne peut détacher ses yeux du roman tant on voudrait qu'enfin cela se termine, que la paix revienne, reprendre pied dans un monde normal. Constance a littéralement eu envie de vomir dès le début de cette seconde partie et a dû stopper sa lecture pendant quelques minutes, le temps d'assimiler les dernières lignes qu'elle venait de lire. Pour ma part, bien que je me sois attendue depuis le début du roman à ce qu'il se passe quelque chose de terrible, j'ai été totalement déconcertée. J'ai même pensé que c'était un peu too much, ce retournement de situation. Puis en y réfléchissant, je me suis dit que pour Roy, il n'y avait pas d'autre solution pour se libérer, pour ne plus porter ce poids sur ses épaules d'adolescent, pour ne pas continuer à être en quelque sorte le père de son père.

Pour moi, c'est du courage que d'être resté, alors que pour Constance, c'est de la lâcheté... Pour elle, le geste de Roy apparaît comme incompréhensible, elle pense qu'il avait les moyens de partir, d'arrêter à temps cette expérience morbide. Elle pense que ce genre de situation est de toute façon toujours inexplicable. Je pense au contraire que Roy ne pouvait pas partir. Il se serait senti coupable, aurait porté des années ce poids ; il avait accepté cette "escapade" en sentant bien au fond de lui qu'elle était nécessaire à son père. Nos deux points de vue si divergents sont sans doute dûs à notre différence d'âge. Constance, bien que très mûre pour son âge, est encore toute jeune et j'ai, sans aucun doute, moins d'illusions qu'elle sur la nature des hommes ou peut-être juste le recul et les expériences de vie nécessaires pour ressentir les choses différemment.

L'enfermement de Jim dans la maison nous a paru à toutes deux comme un huis clos supplémentaire totalement angoissant, difficilement supportable tant on touche à la folie pure...

C'est pourtant le geste de Roy, pour nous deux, qui donne tout l'intérêt à l'intrigue. On est totalement surpris, abasourdi et notre intérêt en est décuplé, car le récit prend une direction à laquelle nous ne nous attendions pas, on ne peut plus du tout augurer de la suite des évènements. Constance pense que ce geste ultime est, je cite ses propres mots "un ingrédient littéraire, une vraie trouvaille de l'auteur qui fait de ce livre une pépite, un roman à part, totalement différent de ce [ qu'elle a]pu lire jusque là".

L'attitude de la mère m'a surprise au début du roman. Comment en effet laisser son fils partir aussi loin dans un environnement hostile et avec des conditions de vie qui seront difficiles, avec son père certes, mais en sachant que l'homme est instable, peu fiable ? Constance pense qu'un reste d'amour pour Jim a réussi à emporter son accord, ainsi que le fait qu'elle savait au fond d'elle la menace qui pesait sur Jim si Roy n'acceptait pas de l'accompagner.  Une amie qui a lu également ce roman souligne que la présence du père est primordiale pour l'éducation et l'épanouissement d'un enfant, surtout pour un garçon de cet âge et que la mère a peut-être vu dans ce projet l'ultime et seule façon possible de rapprocher père et fils. J'ai été plus choquée : pour moi, elle a été lâche, laissant à un enfant le choix, une décision bien trop difficile à prendre à 13 ans. Je pense que cela pèsera ensuite beaucoup dans la balance pour que Roy accomplisse son geste, même s'il n'en n'est pas conscient.

Le père, tout au long du roman, et bien évidemment de plus en plus au fil de la seconde partie, m'a fait aussitôt penser à Jack Nickolson, fantastique dans sa démence dans le film Shining. Bien que les sujets n'aient rien de commun, on sent cette montée de l'angoisse, on sait que le mal rode, on se fige de peur, et même, on attend qu'éclate le drame pour qu'enfin l'adrénaline soit évacuée et pour pouvoir se battre contre les monstres qui rodent... Mais les monstres ne sont pas toujours ceux qu'on croit.


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