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Idéologie dans les manuels : Jules Ferry : « nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique »

Publié le 05 juin 2011 par Veille-Education

L’historien Jacques Dupâquier, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, donne une communication sur la manière dont les manuels d’histoire, destinés à l’école primaire de la IIIe République, présentent l’Ancien régime. Il évoque les ouvrages de Paul Bert et ceux de Gustave Hervé, mais bien d’autres puisqu’il a consulté environ 80 ouvrages scolaires de l’époque.

Il rappelle les « guerres des manuels », la première dans les années 1880, et la seconde après la loi de Séparation alors que les esprits étaient encore très échauffés, dans les années 1908.

M. Dupâquier compare les récits qui précèdent l’école de Jules Ferry avec ceux qui suivirent l’expulsion des congrégations enseignantes en 1905. Il revient sur la propagande républicaine et illustre avec brio combien la caricature était grossière. La science historique est sommée de s’effacer devant l’idéologie républicaine.

Plantons quelques repères chronologiques :
— février 1880 : réforme du Conseil Supérieur de l’Instruction publique.
— mars 1880 : bataille de l’article 7, qui se termine par l’expulsion des congrégations enseignantes non autorisées.
— juin 1881 : gratuité de l’enseignement primaire.
— mars 1882 : obligation scolaire et laïcité des programmes, avec exclusion des devoirs envers Dieu. Tout ceci dans un temps très court, qui se termine par la première bataille des manuels.

Jusqu’à cette date, les manuels en usage à l’école primaire étaient brefs, ternes et honnêtes. Ils s’efforçaient de comprimer l’histoire dans un cadre chronologique aussi précis que possible. Guerres et dynasties s’y succédaient d’année en année. Le contexte économique et social y était presque totalement ignoré.

Écrivains, philosophes et artistes n’apparaissaient qu’épisodiquement. Ils tenaient bien moins de place que les rois et les généraux. Cependant, après l’introduction de l’histoire comme matière obligatoire à l’école primaire (1867), les auteurs s’étaient efforcés d’adapter à un tout jeune public les recettes qui avaient fait leurs preuves dans les collèges et les lycées.

Avec le manuel que publie en 1876 Ernest Lavisse, fils spirituel de Victor Duruy et ancien précepteur du prince impérial, l’horizon s’élargit : à la faveur de récits très vivants, les paysans de l’Ancien Régime font une entrée discrète dans l’Histoire. L’hiver de 1709, par exemple, est décrit concrètement, sans jugement de valeur sur Louis XIV. Même lorsqu’il aborde des sujets plus politiques, tels que les droits féodaux, Lavisse ne se départit pas d’une certaine objectivité : les scrupules de l’historien l’emportent sur la flamme républicaine ; il cherche à expliquer, non à stigmatiser : « Au Moyen Age, le seigneur était le défenseur et le juge du paysan, dont la cabane était bâtie au pied de son château : il était juste que, dans ce temps-là, le paysan payât les services qu’il recevait de son seigneur. Il les payait en argent ou en travail : ce travail s’appelait la corvée. Mais, du temps de Louis XV, les seigneurs ne défendaient plus le paysan ; ils ne lui rendaient plus la justice ; ils ne résidaient même pas sur leurs terres. Les paysans supportaient donc impatiemment les droits féodaux ».

Quatre ans plus tard s’ouvrait la grande querelle scolaire. Les scrupules et les honnêtetés de l’historien allaient être balayés par l’idéologie progressiste, grâce à l’introduction de l’instruction civique dans les programmes, en vertu de la loi du 28 mars 1882.
Cette grande querelle scolaire débute avec les manuels de Steeg et de Paul Bert. Deux exemples de caricature d’autant plus choquants que leurs rédacteurs… n’étaient pas historiens.
Le manuel de Steeg dresse un tableau saisissant de la France à la veille de la Révolution : « Depuis des siècles, la France gémissait sous le joug des rois et des seigneurs. Ils étaient les maîtres, et le peuple n’avait aucun droit ; il travaillait pour eux, il payait toutes leurs dépenses, il était foulé aux pieds, et souvent il mourait de faim. On disait de lui qu’il était taillable et corvéable à merci, c’est-à-dire que ses maîtres pouvaient lui imposer, à leur volonté, toutes les corvées et toutes les contributions imaginables, qu’on appelait la taille, le cens, la gabelle, la dîme, etc. Quand il ne voulait pas travailler pour les seigneurs, on le battait, on le jetait en prison. Quand il ne pouvait plus payer les lourds impôts qui l’écrasaient, on vendait la maison, les outils, et on jetait les pauvres gens dehors, dans les bois où ils se nourrissaient d’herbe. Soumis à tous les caprices de ses maîtres, le peuple ne jouissait d’aucune liberté, il ne pouvait ni suivre la religion qui lui convenait, ni diriger les affaires de sa ville ou de son village, ni exercer les métiers qu’il lui convenait ».
ou encore (chez Paul Bert qui n’avait aucune formation d’historien)
L’auteur y développe l’exemple d’un village imaginaire qui aurait eu pour seigneurs l’abbé de Saint-Gildas et le baron de Saint-Yrieix : « Là-haut était le couvent, habité par six moines qui passaient leur vie à prier, à se promener, à surveiller les travaux de leurs serfs, à recevoir les produits et redevances. Monsieur l’abbé, lui, ne venait pas souvent ; il était à Versailles à s’amuser avec son frère le baron. Les moines avaient bien plus qu’il ne leur en fallait pour vivre ; aussi étaient-ils aussi gros et gras que leurs paysans étaient décharnés…
Au plus haut niveau de l’État, le mensonge volontaire est loué. Jules Ferry affirme ainsi qu’il n’y a pas de neutralité politique dans l’enseignement :
En revanche, sur la vision manichéenne de l’Histoire, opposant l’Ancien Régime à la France contemporaine issue de la Révolution, Jules Ferry reste intransigeant : « Messieurs, dit-il au duc de Broglie, nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique ».

Dès lors, encouragés par l’engagement du ministre, la plupart des auteurs de manuels s’engouffrent dans la brèche : ils mettent l’Histoire au service de l’instruction civique, et celle-ci est conçue comme l’exaltation de l’œuvre de la Révolution : jadis tout était noir, aujourd’hui tout est rose. Autrement dit, en 1789, on serait passé de la nuit au jour, de l’ombre à la lumière.

Il s’agit, écrivent deux auteurs à succès, J. Guiot et F. Mane, dont le manuel sera tiré à 600 000 exemplaires, « de faire des élèves des hommes de progrès, de bons et sincères républicains, d’excellents Français, qui seront convaincus de la grandeur de l’œuvre accomplie par la Révolution française et continuée par la Troisième République. Leur objectif n’est pas de faire comprendre, mais de faire bien penser ». Deux autres auteurs, Gauthier et Deschamps le disent explicitement dans la présentation de leur manuel : « Des idées, des jugements fournis aux élèves dans la leçon aussi bien que dans les exercices d’intelligence et de réflexion qui accompagnent la leçon, font de l’Histoire autre chose qu’un entassement de dates et de noms, oubliés aussitôt qu’appris ; ils en font un livre qui apprend à bien penser et à bien juger ».
« Bien penser », plutôt que comprendre. C’est le but de l’instruction civique qui déborde sur l’histoire.
Ainsi s’annonce une seconde querelle des manuels. En attendant triomphe encore le Catéchisme républicain. Il s’agit, écrivent deux auteurs à succès, J. Guiot et F. Mane, « de faire des élèves des hommes de progrès, de bons et sincères républicains, d’excellents Français, qui seront convaincus de la grandeur de l’œuvre accomplie par la Révolution française et continuée par la Troisième République. Leur objectif n’est pas de faire comprendre, mais de faire bien penser ». Deux autres auteurs, Gauthier et Deschamps le disent explicitement dans la présentation de leur manuel : « Des idées, des jugements fournis aux élèves dans la leçon aussi bien que dans les exercices d’intelligence et de réflexion qui accompagnent la leçon, font de l’Histoire autre chose qu’un entassement de dates et de noms, oubliés aussitôt qu’appris ; ils en font un livre qui apprend à bien penser et à bien juger ».
Pour conclure, M. Dupâquier signale que :
Des débats, il ressort [en 1909] cependant que de nombreux manuels laïques avaient passé la mesure. Des modérés s’inquiètent. Ferdinand Buisson suggère de constituer une commission de spécialistes pour examiner et amender les manuels. Aristide Briand, président du Conseil, accorde aux parents le droit de formuler des remarques sur les manuels qui choqueraient leur convictions morales et religieuses. En revanche, il refuse de les associer au choix des manuels qui restera du ressort des enseignants et des recteurs.

Or, cent ans après, avec le recul nécessaire, il nous apparaît que la ligne de front passait en réalité, non entre la droite et la gauche, mais en plein milieu du camp laïque, opposant une poignée d’enseignants pacifistes – parfois anarcho-syndicalistes – à la grande masse des instituteurs, qui n’avaient pas toujours reconnu la ligne invisible qui séparait patriotisme et nationalisme. L’« École sans Dieu » avait un dieu : la patrie, et elle était bien loin d’avoir perdu ses fidèles.

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