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Le dépaysement, de Jean-Christophe Bailly (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

Bailly dépaysement Un pavé dans la mare, ce livre ; dans la mare glauque de honte aux relents fascistes d’un ministère de l’identité nationale, sinon d’une France nationaliste ne possédant aucunes qualités xénophiles, et Jean-Christophe Bailly, bien que l’intention de ce livre soit postérieure à la création dudit ministère et du débat public en kit (pour cerveaux malhabiles) qu’il lança, et comme s’il les avait l’un et l’autre pressentis, pris dans l’actualité, du coup, renforce son intention d’origine : « Si un pays, ce pays, est tellement lui-même, au fond nous ne le savons pas. Ce qui s’impose dès lors c’est d’aller y voir, c’est de comprendre quelle peut être la texture de ce qui lui donne une existence, c’est-à-dire des propriétés, des singularités, et de sonder ce qui l’a formé, informé, déformé. C’est justement parce que certains croient que cela existe comme une entité fixe ou une essence, et se permettent en conséquence de décerner des certificats ou d’exclure (dans le temps d’écriture de ce livre sera apparu un « ministère de l’Identité nationale », aberration qui entraînerait, on allait le voir, tout un train de mesures strictement xénophobes), qu’il est nécessaire d’aller par les chemins et de vérifier sur place ce qu’il en est », précise-t-il dans son introduction. Le tracé de l’écriture suivant le déplacement physique, la curiosité et le questionnement faisant, l’écrivain esquisse ce qu’il appelle « l’instantané mobile d’un pays ». À la lecture de ce livre au long cours, écrit au fur et à mesure des voyages hexagonaux de l’écrivain, il peut revenir au lecteur, ce vers de la « Ballade du concours de Blois » de François Villon (coïncidence que Jean-Christophe Bailly enseigne à l’École nationale de la nature et des paysages de Blois ?) : « En mon pays suis en terre lointaine »1. La volonté de découvrir l’étrange dans l’apparent familier a conduit Jean-Christophe Bailly d’un lieu l’autre, muni d’une infatigable curiosité, d’une méconnaissance avouée, des Mémoires d’un touriste de Stendhal et d’une disposition aiguë à la précision, par là, fouillant et refouillant et sa propre mémoire et la mémoire collective (mémoires toponymiques aussi bien, que littéraires et historiques), établissant des jonctions qui laissent à penser qu’il défend l’idée qu’il n’est aucune identité nationale, mais individuelle, uniquement individuelle, et hors limites. L’un des principes défendu dans cet ouvrage, lui-même conçu de limites formelles floues (un composé de récits, long poèmes en prose, études…) est celui d’une France riche de sa diversité de paysages, naturels et urbains, profonde, qui échappe à toute définition, laquelle fige le pays dans l’immobilisme, « Ce qu’il semble possible de suggérer, là où tout serait plutôt dans l’ordre de la retombée et de la dispersion, c’est qu’au fond la France serait d’abord une habitude prise par ceux que l’on appelle les Français : un corps de comportements, un corps de références et de schèmes récurrents inscrits dans une langue qui les énonce et les renouvelle, mais rien de plus, rien qui serait comme une essence configurant un destin. » Il y aurait comme volonté de rétablir des Lumières dans un pays se complaisant dans la courte vue. S’appuyant sur les paysages, l’écrivain veut y retrouver les hommes ; et l’hypothèse finale, « L’hypothèse du bariol », synthèse de son dépaysement intra-hexagonal, de son dépaysagement tout autant, en s’appuyant sur le très subtil mot-valise (donc : une invitation au voyage) « bariol » réunissant le français  « bariolé », à l’étymologie incertaine, et l’espagnol « barrio » (le quartier populaire), est une magnifique ouverture pour la pensée, l’incertain et l’étranger : « c’est justement la qualité principale du bariol, qui est celle d’un élargissement du national, tant pour le pays récepteur que pour chaque habitant reçu, étant entendu que ce qui dès lors le reçoit, ce n’est pas tant une “terre d’accueil” que, justement, une aire réservée, aux contours indécis, au sein de laquelle l’étrangeté (le fait d’être étranger) est la norme. » Ainsi, au fil de ces pages, le lecteur découvrira ou se verra confirmé combien même le paysage français est composé d’éléments exogènes, et d’ailleurs parfois très lointains. Quand bien même cela paraîtra poncif à dire, on le dira néanmoins, car l’affirmation est au plus vrai, qu’on ressort enrichi d’une telle lecture, rempli de sa méconnaissance, mais stimulamment. 
 
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement (Voyages en France) coll. Fiction & Cie Le Seuil, 2011, 432 p., 23€ 
 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
[1] « Dans mon pays suis en terre étrangère » 


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