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La visite au Commandeur: de Molière à Moulin

Par Jazzthierry

La visite au Commandeur: de Molière à MoulinQuand j'ai relu récemment le Dom Juan de Molière (représenté la première fois en 1665 sur le théâtre de la salle du Palais Royal), une scène m'a particulièrement frappé. Il s'agit du moment où le héros accompagné de son valet Sganaraelle, insiste pour s'introduire à l'intérieur du tombeau du Commandeur (Acte III, scène 5). On comprend alors la forte réticence de son compagnon, car dit-il, "il n'est pas civil, d'aller voir un homme que vous avez tué". Mais Dom Juan ne peut s'empêcher de braver un nouvel interdit. Il entre. C'est là que j'ai arrêté ma lecture, songeant à un événement comparable et qui appartient à l'Histoire. L'épisode est évoqué dans un documentaire de Kevin Macdonald (2007) consacré à Klaus Barbie: celui là-même qui avait arrêté Jean Moulin le 21 juin 1943, puis torturé au point de provoquer sa mort, alla visiter sa tombe après la guerre, au Panthéon. Je me suis longtemps interrogé sur les motivations de Dom Juan puis celles de Klaus Barbie, les poussant à accomplir un geste qui par son impudence, nous choque encore aujourd'hui à juste titre.

La visite au Commandeur: de Molière à Moulin

Jean Moulin

C'est en premier lieu la curiosité du célèbre séducteur qui l'anime: Dom Juan veut voir le superbe mausolée et la statue du Commandeur. On imagine que Klaus Barbie, de la même façon, tient incidemment à visiter le monument qui abrite le corps de Jean Moulin; ce Panthéon, édifice à la gloire de la République dont les valeurs sont pourtant aux antipodes de celles du serviteur du IIIe Reich qu'était Barbie, un des responsables de la Gestapo, chargé d'éradiquer la Résistance, d'arrêter et de déporter les Juifs. En somme, il s'agirait d'une ultime provocation... Alors que Sganarelle s'enthousiasme pour la beauté architecturale du lieu ("Ah ! Que cela est beau ! Les belles statues ! Le beau marbre ! les beaux piliers !"), on peut noter que Dom Juan en tire une sorte de réflexion philosophique sur la vanité de l'homme face à la mort: "...on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est passé, durant sa vie, d'une asez simple demeure, en veuille avoir un si magnifique pour quand il n'en a plus que faire".

C'est évidemment le libertinage de Dom Juan, autrement dit son rejet de la religion, des superstitions, de ce qu'il appelle ailleurs les "sottes moralités" au profit de la science, qui en second lieu, le pousse à agir de la sorte; alors que Sganarelle plus conservaeur, exprime son attachement aux traditions et sa crainte de Dieu, son maître lui, défie le Commandeur, la mort, c'est-à-dire Dieu. Mais au-delà de cet aspect idéologique, il y a chez un Dom Juan pétri d'orgueil, l'envie par sa simple présence de faire honneur au Commandeur: "c'est une visite dont je veux lui faire civilité, et qu'il doit recevoir de bonne grâce, s'il est galant homme". Il ajoute sans vergogne qu'il aurait tort de ne pas prendre plaisir à une telle visite car "ce serait mal recevoir l'honneur que je lui fais". On retrouve chez les nazis une haine du christianisme, mais aussi plus directement chez Barbie probablement cette dimension d'hommage du vainqueur au vaincu (même si c'est finalement la Résistance qui eut raison des forces occupantes), du torero au taureau terrassé, du boxeur à son rival, etc.

Discours de Malraux pour la panthéonisation de Jean Moulin (1964)

La visite au Commandeur: de Molière à Moulin

Klaus Barbie lors de son procès aux assises de Lyon (1987)

Dom Juan, pour revenir à lui, ne se contente pas d'une simple visite mais audace supplémentaire, en profite pour inviter la statue du Commandeur à venir souper avec lui... On sait ce qu'il advint finalement: refusant de se repentir, il fut entraîné aux enfers. C'est un peu comme si dans Hamlet, pour citer une autre pièce qui a ma faveur, le spectre, au lieu de s'adresser à son fils, était allé directement voir Claudius (l'assassin présumé) pour se venger directement de lui. Dans le cas de Barbie, on apprend que c'est précisément cette visite à Paris, qui permit au bout du compte de retrouver ses traces, de le repérer avant qu'il ne reparte pour l'Amérique du Sud. C'est la visite au Commandeur, qui d'une certaine façon rendit possible l'arrestation de Barbie, son procès en France et la mort comme si ce jour-là, l'imprudent avait voulu souper avec la statue de Jean Moulin...

Don Giovanni face au Commandeur, opéra Mozart, 1787


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