Magazine

Temps et Utopie en Occident (4)

Publié le 15 juillet 2011 par Zebrain

fourier.jpg

Les uchronies socialistes du XIXème siècle.
Au tournant du XIXème siècle, « l’imagination utopique rompt avec l’empirisme du quotidien pour prendre la forme d’une émergence temporelle », écrit Fredric Jameson. Le futur est, plus que jamais, investi de l'idéal, et l'histoire, elle, devient objet de science, puisque l'on interroge ses mécanismes. Aussi, quand de nouveaux « esclavages » se tapissent dans l'ombre portée d'une industrialisation effrénée, quand émerge la « classe ouvrière », il faut bien leur trouver, sinon une justification, du moins un caractère transitoire. Dès lors, les socialistes utopistes rendent l'espoir aux damnés de la Terre : Saint-Simon, Charles Fourier ou Etienne Cabet apportent des réponses programmatiques à la « question sociale », déblayant le terrain pour le socialisme scientifique qui, selon Marx et Engels, dépasse et résout la diversité utopique pour grouper le prolétariat sous la bannière d'un futur unique. L'anarchie industrielle de Saint-Simon doit renverser l'ordre des privilèges et permettre la fondation de la première société d'ingénieurs. Son « Conseil de Newton » remplace « le gouvernement du hasard par celui de la science ». Dans La Réforme industrielle ou le Phalanstère (1832), Charles Fourier réorganise le corps social à partir des lois scientifiques : répartis en unités d'habitation de quatre cent familles, les phalanstériens sont heureux parce qu'ils suivent leurs « attractions passionnelles », au travail comme dans leurs loisirs. Cabet, enfin, érige le pacifisme en valeur sociale suprême dans Le Voyage en Icarie (1842) et attribue le budget militaire à l'éducation publique, inculquant aux Icariens l'amour de la cité et de la productivité. En somme, les vertus de l'ère industrielle fondent les nouveaux lendemains égalitaires.

Mais l'héritage des uchronies du XVIIIème siècle est toujours présent, comme le montre le recours récurrent à la figure du Législateur rousseauiste, étape intermédiaire permettant le passage de la société réelle, dévoyée et assimilée au Chaos, et la mise en place de l’utopie future (renversant au passage la position relative de l'Etat de Nature et de l'Etat social, la société réelle étant assimilée au premier). A ceci près que ce Législateur n'est plus un personnage mythique : les auteurs eux-mêmes, en particulier Saint-Simon et Fourier, entendent sinon « fonder » en personne, du moins « libérer » le peuple français de la gangue de préjugés et du carcan d’inégalités qui l’empêchent de « devenir ce qu'il est ». A moins qu’ils ne se considèrent comme les hérauts éclairés d'un autre type de législateur, cette force historique qu'est l'Anarchie Industrielle que tous appellent de leurs vœux afin de balayer le passé honni. Cette transition nécessaire, Jameson l’appelle le « wanishing mediator », soit le « médiateur disparaissant » ; c’est lui qui permet la fondation d’un pacte social sur de nouvelles bases, inversées par rapport à celles du passé, comme l'illustre la parabole de Saint-Simon sur l'impact comparé de la disparition des meilleurs ingénieurs et des aristocrates proches du roi. C’est également tout le paradoxe d’une pensée utopique dominée par l'idée de réforme, de dépassement, qui s'ancre dans le socialisme et qui, tout en se positionnant à l’opposé de l’Etat de Nature, renoue avec le mythe rousseauiste de « l’âge d’or perdu ». Au fond, comme le prouve Edward Bellamy, s'ils se précipitent à la rencontre du futur, les uchronistes du XIXème siècle ne peuvent s'empêcher de jeter un regard en arrière.

com134.jpg

Le coup d'oeil rétrospectif de Bellamy et l'esquisse d'un nouveau genre

Tous les textes évoqués jusqu'ici, de Condorcet à Cabet, ne sont que de programmes politiques à peine maquillés de fiction. Il faut attendre l'aube du siècle suivant pour que « les conjonctures romanesques rationnelles » épousent la quête du monde meilleur sous les plumes alertes de Samuel Butler (Erewhon, 1872), d'Edward Bellamy (Looking Backward, 1888), William Morris (News from Nowhere or An Epoch of Rest, 1890) ou de Herbert George Wells, préparant l'éclosion d'une nouvelle forme littéraire assumant sa filiation utopique : la science-fiction.

Il est intéressant, ici, de se pencher sur l’œuvre de Bellamy (1850-1898) car non seulement elle illustre la postérité de l’uchronie au stade 1, telle qu’inaugurée par Mercier, mais elle annonce le stade suivant de l’uchronie, qui sera porté par Renouvier. La plupart de romans de Bellamy visent à « vaincre la souffrance (…) en effaçant ou en transcendant le passé » et Cent Ans Après n’échappe pas à la règle, sinon qu’il se concentre sur les inégalités découlant de la mauvaise répartition des richesses, ce qui provoque l’apparition d’une nouvelle caste de privilégiés et la colère d'une nouvelle plèbe dénuée de toute perspective, sinon celle de la révolution. S’appuyant sur le fouriérisme, qu’il connait et admire, Bellamy fonde son uchronie sur une réorganisation globale de l’humanité, ainsi qu’elle devait découler de la généralisation des phalanstères, et développe une notion économique, qui recevra de nombreux écho : la « production for use », la mise en place d'une économie de production fondée sur les besoins immédiats.

edward_bellamy_1889.jpg

Lorsque son narrateur, Julian West s’éveille d’un long sommeil hypnotique en l’an 2000, les hommes du futur lui expliquent que la perfection sociale et l’égalité parfaite ont pu être atteintes grâce à l'entraide mutuelle qui n’est, pour Bellamy, finalement que « la conséquence logique du fonctionnement de la nature humaine dans des conditions rationnelles », c’est-à-dire l’abandon de l’égoïsme grâce à une « conscription sociale » que nul ne conteste et qui permet à chacun de trouver sa place dans un corps social apaisé.

Au XXème siècle, l’auteur de science-fiction américain Robert A. Heinlein, qui avait lu et admiré Looking Backward, rend hommage à Bellamy en écrivant For us the living, une utopie futuriste centrée sur les solutions économiques égalitaires prônées par son modèle. Il s'inscrit dans le seul parti socialiste américain à avoir obtenu l'investiture démocrate, dirigé par l'écrivain Upton Sinclair, dans les années 1930 : E.P.I.C (End Poverty in California). Sinclair avait fondé son programme économique sur la coopération et la « production for use » et avait même, pour les besoins de sa campagne, écrit une véritable uchronie au stade 1 intitulée « I, governor of California, and how I ended poverty, a true story of the future » (« moi, gouverneur de Californie, et comment j'ai éradiqué la pauvreté ; une véritable histoire du futur ») ; une manière de rappeler que la politique et l'utopie faisaient toujours excellent ménage au cœur des années trente.

Ugo Bellagamba


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Zebrain 230 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte