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L’Opium des intellectuels de Raymond Aron

Publié le 29 août 2011 par Copeau @Contrepoints

Redécouvrons un ouvrage célèbre de Raymond Aron, L’Opium des Intellectuels. Paru en 1955, l’ouvrage conserve son actualité quand on observe le consensus « intellectuel » actuel autour d’idées qui ont pourtant partout échoué. Un livre disponible sur Amazon.

L’Opium des intellectuels de Raymond Aron
Dans L’Opium des Intellectuels (1955), l’un de ses ouvrages majeurs, le philosophe français explique que l’épopée révolutionnaire a coupé la France en deux. Jusqu’à la consolidation de la IIIe République, la gauche a été, en France, au XIXe siècle, en opposition permanente. Tout d’abord lorsque le choix entre république et monarchie était encore en suspens (au nom d’un idéal démocratique, celui qui conduisait pourtant les bonapartistes à supprimer les libertés politiques). Puis ce fut la gauche contre le capitalisme. Mais cette gauche nouvelle s’inspirait-elle de la même philosophie ? On a voulu, pour rendre aux conflits de la vieille Europe une sorte de pureté idéologique, interpréter les « révolutions fascistes » comme formes extrêmes de la réaction. Cela était absurde car le national-socialisme a mobilisé des masses non moins malheureuses que celles qui suivaient l’appel des partis socialistes ou communistes. Par ailleurs le nazisme est devenu de moins en moins conservateur au fur et à mesure que son règne se prolongeait : les chefs de l’armée, les descendants des grandes familles furent pendus à des crocs de bouchers, à côté des leaders de la social-démocratie. En Grande Bretagne, parmi les hommes qui appartiennent à la gauche modérée, beaucoup répugnent à donner leurs voix aux socialistes, enclins à l’étatisme. Ainsi le libéralisme essentiel — le respect des libertés personnelles et des méthodes pacifiques de gouvernement — n’est plus le monopole d’un parti, parce qu’il est devenu le bien de tous. Les travaillistes ont abouti à un modèle presque achevé de législation sociale ; mais les conditions de vie du prolétariat ont été améliorées, pas fondamentalement changées. La pensée politique est, en Angleterre, contemporaine de la réalité. En France en revanche, règne la confusion sur les divers sens qu’est susceptible de prendre l’opposition gauche-droite, confusion largement imputable aux faits. Par exemple, les électeurs communistes éprouvent en majorité les aspirations qui, en Angleterre, s’expriment par la gauche du travaillisme. Le communisme se présente comme l’héritier de la révolution bourgeoise et rationaliste, mais ses troupes lui viennent de la classe ouvrière, séduite par le parti révolutionnaire. C’est qu’il existe plusieurs gauches : la gauche organisatrice, autoritaire, nationale sinon nationaliste, parfois impérialiste, la gauche libérale qui se dresse contre le socialisme et qui est internationaliste, la gauche égalitaire, qui semble condamnée à une constante opposition contre les riches et puissants.

Le mythe de la révolution

Les révolutions telles qu’on les observe en d’innombrables pays, sanglantes, prosaïques, décevantes, ne ressortissent à la Révolution qu’à la condition de se réclamer de l’idéologie de gauche, humanitaire, libérale, égalitaire. Et si la prise du pouvoir par la violence suppose l’existence de conflits que le compromis ne peut résoudre, alors révolution et démocratie sont des notions contradictoires. Il est par conséquent absurde de condamner ou d’exalter par principe les révolutions. En réalité, les révolutions qui se réclament du prolétariat, comme toutes les révolutions du passé, marquent la substitution d’une élite à une autre.

La mystique révolutionnaire a bénéficié en premier lieu du prestige du modernisme esthétique : au lendemain de la première guerre mondiale, se noue l’alliance de l’avant-garde littéraire (le surréalisme) et de la gauche. Alors que la classe dirigeante soviétique aime les colonnes, le classicisme vrai ou faux !

Par ailleurs, l’athéisme semble lier la métaphysique de la révolte à la politique de la Révolution : chez Feuerbach, la critique de la religion conduit à la critique de la société. Mais le choix des méthodes ne ressortit pas à la réflexion philosophique, mais à l’expérience et à la sagesse, à moins que la lutte des classes ne doive accumuler les cadavres pour remplir sa fonction dans l’Histoire.

Le prestige de la révolte : mais si les révoltés se dressent contre l’ordre établi, ils n’affirment pas moins des valeurs couramment admises par leur milieu. Nietzsche et Bernanos, celui-ci croyant et celui-là proclamant la mort de Dieu, tous deux, disent non à la démocratie, au socialisme, au régime des masses.

On connaît des révolutionnaires par haine du monde, par désir de la catastrophe ; plus souvent, les révolutionnaires pèchent par optimisme. Le mythe de la révolution sert de refuge à la pensée utopique, il devient l’intercesseur mystérieux, imprévisible, entre le réel et l’idéal. Le romantisme de la guerre est mort dans les boues de Flandre, le romantisme de la guerre civile a survécu aux caves de la Loubianka. On se demande par instants si le mythe de la Révolution ne rejoint pas finalement le culte fasciste de la violence.

Comment des millions d’ouvriers d’usine, peuvent-ils être le sujet d’une mission unique ? C’est que l’ouvrier d’industrie n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, de ces hommes, nombreux aux époques de désagrégation, qui se sentent étrangers à la culture existante, se rebellent contre l’ordre établi et sont sensibles à l’appel des prophètes. Les non-intégrés sont prolétaires, comme sont prolétaires les peuples semi-barbares, situés à la périphérie de la zone de civilisation. Le nœud de la démonstration, dans Le Capital, est la conception selon laquelle le salaire, comme toute marchandise, aurait une valeur, déterminée par les besoins de l’ouvrier et de sa famille. Or, ou bien cette conception est prise dans un sens rigoureux, et, en ce cas, l’élévation des salaires, en Occident, la réfute sans contestation possible. Ou bien elle est interprétée au sens large, les besoins incompressibles des ouvriers dépendent de la psychologie collective et, en ce cas, la conception elle-même ne nous apprend plus rien.

Il faut savoir que la répartition des revenus n’est pas plus égalitaire en régime de type soviétique qu’en régime de type capitaliste. Par ailleurs, la diminution de la durée du travail s’est révélée compatible avec le capitalisme.

La libération ouvrière a deux formes :

– une libération réelle : amélioration concrète. Or dans les démocraties populaires le niveau de vie a plutôt diminué. Là où existaient des syndicats libres, n’existent plus que des organismes soumis à l’Etat, dont la fonction est d’inciter à l’effort, non de revendiquer. Ont disparu le libre choix du métier et du lieu de travail, l’élection des dirigeants syndicaux, des gouvernants.

– une libération idéelle : ceux qui croient à la société sans classe, à l’horizon de l’Histoire, se sentent associés à une grande œuvre, fût-ce par leurs sacrifices.

Le marxisme, cette prétendue science, n’est qu’une idéologie. Ce n’est en rien la « philosophie immanente du prolétariat ». Elle appartient à la doctrine dont les communistes n’arrivent jamais à convaincre entièrement leurs troupes.

Ce qui séduit les chrétiens dans l’expérience marxiste, c’est l’écho d’une expérience religieuse (prolétaires et militants, comme les premiers croyants du Christ, vivent dans l’attente d’un monde neuf ; et sont purs de ne pas avoir exploité leurs semblables). Ils subordonnent l’évangélisation à la révolution. Les progressistes ont été « marxisés » alors qu’ils croyaient christianiser les ouvriers. Or la foi catholique est incompatible avec le prophétisme marxiste car celui-ci voit dans le devenir historique le cheminement du salut.

La libération idéelle séduit les catholiques de gauche dans la mesure où elle s’exprime en des termes empruntés à la tradition chrétienne. Elle séduit les existentialistes parce que le prolétariat semble offrir une communauté mystique à des philosophes obsédés par la solitude des consciences. Elle séduit les uns et les autres parce qu’elle garde la poésie de l’inconnu, de l’avenir, de l’absolu.

Les révolutions dans les sociétés industrielles transforment les relations entre la double hiérarchie, bureaucratico-technique d’une part, syndicale et politique de l’autre. Les grandes révolutions du XXe siècle ont pour résultat de subordonner celle-ci à celle-là. Du coup, quelques philosophes d’Occident trouvent, d’un coup, légitimes les pratiques qu’ils reprochaient au capitalisme (épargne forcée, salaire aux pièces, etc.).

La mission, prêtée au prolétariat, témoigne de moins de foi que la vertu, naguère prêtée au peuple. Croire au peuple, c’était croire à l’humanité. Croire au prolétariat, c’est croire à l’élection par le malheur. Serviteur des machines, soldat de la Révolution, le prolétariat n’est jamais, en tant que tel, ni le symbole, ni le bénéficiaire, ni le dirigeant d’un régime, quel qu’il soit. La violence permet de brûler les étapes, mais aussi elle renverse les traditions qui restreignaient l’autorité de l’État, elle répand le goût, l’habitude des solutions de force. Or en fait, dans la lutte de tous contre tous, un chef doit l’emporter pour rétablir le premier des biens, la sécurité.

Ceux que n’éclaire pas la grâce marxiste ont toujours eu peine à admettre la compatibilité entre le caractère intelligible de la totalité historique et le matérialisme. Pourquoi la matière et l’économie nous apportent-elles la certitude que l’utopie se réalisera ? C’est que la Révolution de 1917 en Russie, l’échec de la révolution en Occident ont créé une situation imprévue qui rend inévitable une révision de la doctrine. On est contraint d’assouplir la thèse : la Révolution se produit sous forme de révolutions qui éclatent au gré de circonstances multiples. C’est ainsi que les dialecticiens font la distinction entre l’authentique doctrine et les idéologies utilisées pour séduire ou gagner telle classe ou telle nationalité. La doctrine, en tant que telle, pose que toute religion est superstition. Car il faut bien dire que la véritable communauté entre les fidèles est celle de l’Église, non celle de la pensée ou des sentiments. Ces fidèles n’ignorent ni les camps de concentration ni la mise au pas de la culture, mais ils se refusent à rompre le serment d’allégeance prêté à la grandiose entreprise. On hésite entre deux attitudes : ou bien maintenir qu’en dépit de tout le nouveau régime progresse vers son but, ou bien dénoncer le décalage entre ce que les prophètes annonçaient avant et l’État que les bureaucrates ont bâti. En Occident on préféra la première version . Comment condamner l’Union soviétique puisque l’échec de l’entreprise serait celui du marxisme, donc de l’Histoire elle-même ? On ne s’interroge ni sur la reconnaissance, ni sur la mission du prolétariat, ni sur la technique d’action bolchevique, ni sur le Pouvoir qu’implique une planification totale. Les grands procès sont comparables à ceux de l’Inquisition : ils relèvent de l’orthodoxie en mettant en lumière les hérésies. Les procureurs n’ont-ils pas le sentiment d’imposer la confession de la vérité, même s’ils emploient la violence ? Et cette vérité ne reflète-t-elle pas une « surréalité » si les faits allégués ne sont pas matériellement exacts ? D’autre part, les accusés n’éprouvent-ils pas le sentiment d’être coupables, au sens subtil où l’opposition serait effectivement équivalent de la trahison ? Merleau-Ponty dit que le juge n’a pas tort de tenir l’opposant pour un traître ; l’opposant, après sa défaite, peut être enclin à donner raison à son rival, à son vainqueur. On peut distinguer les hommes d’Église : ce sont les orthodoxes qui n’ignorent pas le plus souvent que les faits sont forgés, mais qui n’a jamais le droit d’en convenir publiquement. Il n’a pas de certitude sur le détail des événements : il souscrit du bout des lèvres à la disparition de Trotsky. Enfin l’orthodoxe tend à élargir le plus possible l’objet de sa foi, à rattacher incidents et accidents aux grandes lignes de l’aventure. À l’inverse, les hommes de foi sont les idéalistes qui se réservent le droit de qualifier les procès de « cérémonies de paroles » et de dire que les faits n’existent que dans les actes d’accusation et les confessions. L’idéaliste souhaite que la Révolution soit vraie, mais il n’en est pas assuré. À la différence de l’homme d’Église, son doute porte sur l’essentiel, pas sur les détails. Enfin l’idéaliste admet implicitement l’écart entre les « grandes lignes » de l’histoire et la contingence des événements. En dernière analyse, il faut croire que l’histoire finira bien, faute de quoi on sera livré à un « tumulte insensé ». C’est que seul le socialiste, qui connaît l’avenir, sait le sens de ce que fait le capitaliste et constate que celui-ci, objectivement, veut le mal qu’il cause effectivement. Le hasard, l’inintelligible, irrite les intellectuels. L’interprétation communiste n’échoue jamais. Les logiciens, Popper notamment, rappelleraient vainement qu’une théorie qui se soustrait aux réfutations, échappe à l’ordre de la vérité.

Le sens de l’histoire

L’intellectuel, parce qu’il proclame la vérité universelle d’une perspective historique, il se donne le droit d’interpréter le passé à sa guise. Existe-t-il un sens de l’histoire ? La mise en place des événements, démarche essentielle de la compréhension, ne rencontre de limites définies ni vers l’élémentaire, ni vers le global : de ce fait, le sens est équivoque, insaisissable, autre selon l’ensemble que l’on considère. La guerre franco-allemande de 1939 nous entraînerait jusqu’au partage de Verdun, de l’Empire carolingien aux royaumes gallo-romains, de ceux-ci à l’empire romain, etc. Cette pluralité des significations, qui sépare par exemple le réel et l’idéel, entraîne le renouvellement de l’interprétation historique, elle offre d’abord une protection contre la pire forme de relativisme, celle qui se combine avec le dogmatisme. La reconstitution historique garde un caractère inachevé, car elle n’a jamais épuisé toutes ses significations. À Merleau-Ponty qui affirme : « Une philosophie de l’histoire suppose que l’histoire humaine est, dans l’instant et dans la succession, une totalité en mouvement vers un état privilégié qui donne le sens de l’ensemble », Aron réplique : l’historien ne commence en réalité ni par la juxtaposition ni par la totalité, mais par l’enchevêtrement des ensembles et des relations. L’historien cherche l’unité moins dans une cause privilégiée (la lutte des classes par exemple) que dans la singularité de l’individu historique, époque, nation, culture. Les philosophies de l’histoire sont la sécularisation des théologies. Le fait nouveau qui a incité à reprendre, en une acceptation rationnelle, la notion théologique de fin de l’histoire est le progrès technique. La richesse collective permettra de donner à l’un sans prendre à l’autre. Ainsi la fin de l’histoire vise deux états stationnaires : soit un état abstrait, d’égalité et de fraternité, soit un état concret, d’opulence matérielle. L’intellectuel qui adhère au premier état n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la justice bourgeoise, l’État policier, les cadences inhumaines de production ; mais qu’il se décide à adhérer à un parti aussi impitoyable que lui-même et le voici qui pardonnera, au nom de la Révolution, tout ce qu’il dénonçait infatigablement. S’il adhère à l’état concret, alors il incitera à l’effort et à la production, il édifiera un pouvoir pour forcer à la coopération les individus querelleurs.

Il n’existe pas d’autre déterminisme qu’aléatoire, lié non pas tant à l’imperfection du notre savoir qu’à la structure du monde humain. L’homme qui se trouve appelé à prendre une décision chargée d’histoire, exprime la société ou l’époque ; mais jamais la fortune politique ou militaire de cet homme n’a été rigoureusement déterminée par la structure sociale. L’historien qui retrace une aventure – la carrière de Napoléon entre 1798 et 1815, celle de Hitler entre 1933 et 1945 – ne pose pas qu’à chaque instant, un déterminisme global a régné. Il est tenté de rechercher les causes profondes de ce qui est finalement arrivé. Pour démontrer l’autodestruction d’un régime économique, on doit préciser d’abord les circonstances dans lesquelles il serait paralysé, montrer ensuite que ces circonstances découlent irrésistiblement du fonctionnement du régime. La loi dite de la baisse tendancielle du taux de profit représente une tentative de cet ordre, mais elle n’est plus qu’une curiosité. Par exemple, les concentrations naissent ici de la libre concurrence, ailleurs des décisions des planificateurs. Elles ne condamnent pas plus à mort un régime que l’autre. Les socialistes prétendent que les guerres entre États capitalistes sont inévitables. Il est vrai que la liberté du commerce implique la concurrence et celle-ci est une espèce de conflits, mais qui se règlent par compromis plutôt que par les armes. Que le monde soit capitaliste ou socialiste, le plus fort gardera de multiples moyens d’influencer les prix à son bénéfice ou de se réserver des chasses gardées. Aucun régime économique ne garantit la paix, aucun, à lui seul, ne rend les guerres inévitables.

L’idolâtrie de l’histoire se donne le droit de substituer, de proche en proche, aux faits bruts les significations liées à un système d’interprétation, prétendument définitif. Or la conscience historique enseigne le respect de l’autre, même quand nous le combattons. Par ailleurs, ce qui constitue l’enjeu des luttes historiques échappe le plus souvent à l’anticipation. Supposons que la propriété privée des moyens de production soit condamnée par la technique de production, que les mécanismes du marché doivent être paralysés, un jour, par le montant des capitaux à accumuler ou par la révolte des masses : le socialisme prévisible ne s’identifierait pas aux pratiques du soviétisme. Ce n’est pas un hasard si deux familles d’esprit sont sensibles au message marxiste : les chrétiens et les polytechniciens. Ceux-là y perçoivent l’écho du prophétisme, ceux-ci l’affirmation d’un orgueil prométhéen. Mais la politique restera l’art de choix sans retour en des conjonctures imprévues, selon une connaissance incomplète.

Les intellectuels et leur patrie

Pendant des siècles, penseurs et artistes ne se séparaient pas spirituellement des clercs, de ceux qui avaient pour fonction de maintenir ou de commenter les croyances de l’Église et de la Cité. Ce n’est qu’à mesure que le public s’élargit et que les mécènes disparaissent, que les écrivains et artistes gagnent en liberté ce qu’ils risquent de perdre en sécurité. Ou bien l’on tient pour un des traits majeurs des sociétés industrielles le nombre des experts et l’on baptise intelligentsia la catégorie d’individus qualifiés à ces métiers d’encadrement ; ou bien l’on met les écrivains, les savants et les artistes créateurs au premier rang, les professeurs et critiques au deuxième, les vulgarisateurs ou journalistes au troisième. En Union soviétique, on penche vers la première définition ; en Occident, on pencherait plus souvent vers la seconde. Les techniciens sont guettés par le conservatisme ; les moralistes oscillent entre la résignation et l’intransigeance verbale. Quant à la critique idéologique, elle joue volontiers sur les deux tableaux. Elle est moraliste contre la moitié du monde, quitte à accorder au mouvement révolutionnaire une indulgence toute réaliste. En France, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la forme de l’État ne fut jamais unanimement acceptée, le dialogue de la tradition et de la révolution se poursuivait sans terme. Les intellectuels prirent l’habitude d’une sorte de permanente opposition. Ils ne sont pas moins sensibles que les autres Français aux soucis d’ordre économique. Pourquoi alors détestent-ils une société qui leur donne un niveau de vie honorable, compte tenu des ressources collectives, ne met pas d’entraves à leur activité et proclame que les œuvres de l’esprit représentent les suprêmes valeurs ? La tradition des salons, sur lesquels règnent les femmes et les causeurs, survit en un siècle de technique. Hommes politiques, chefs syndicalistes, directeurs d’entreprises, professeurs ou journalistes ne doivent être ni mis au pas en un parti qui se réserve le monopole du pouvoir, ni séparés les uns des autres par les préjugés et l’ignorance. À cet égard, aucune classe dirigeante n’est aussi mal organisée que celle de la France.

On fait des États-Unis l’incarnation de ce que l’on déteste et l’on concentre ensuite, sur cette réalité symbolique, la haine démesurée que chacun accumule au fond de lui-même, en une époque de catastrophes. Pourquoi, dans l’affaire Rosenberg, les intellectuels affectaient-ils une indignation que leurs grands-pères, eux, avaient sincèrement éprouvée, au temps de l’affaire Dreyfus ? En fait, la gauche européenne en veut surtout aux États-Unis d’avoir réussi sans suivre des méthodes conformes à l’idéologie préférée. S’ajoute un autre grief, mieux fondé : le prix de la réussite économique paraît souvent trop élevé. Mais pourquoi les intellectuels ne s’avouent-ils pas à eux-mêmes qu’ils sont moins intéressés au niveau de vie ouvrier qu’au raffinement des œuvres et des existences ? Ils s’efforcent de défendre, contre l’invasion des hommes et des marchandises de série, des valeurs authentiquement aristocratiques.

L’intellectuel européen qui voyage aux États-Unis rencontre un peu partout le conformisme anti-MacCarthy, bien plus qu’il ne parvient à déceler la toute-puissance du maccarthysme.

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Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Hachette, Pluriel, 1955.


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