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La couleur des sentiments

Par Abigemuscas
Malgré l’agacement que j’éprouve à lire les commentaires aussi naïfs qu’élogieux des lecteurs sur Amazon («un livre qui nous rappelle que malgré tout ce qui s’est passé au XXème siècle, le racisme était toujours bien vivant il y a pas si longtemps»), je dois le reconnaître: j’ai apprécié La couleur des sentiments - c'est-à-dire que je l’ai lu sans m’ennuyer et sans souffrir de remontées de bile, ce qui est, après tout, tout ce qu’on demande à un roman.

Paradoxalement, on en veut toujours un peu à un auteur qui exploite une matière aussi riche que celle-ci. Bien sûr, quand les protagonistes d’un roman sont des patronnes blanches et des bonnes noires de Jackson, Mississipi, au temps de la ségrégation, on peut s’en donner à cœur joie avec des nœuds bien serrés de dépendance, de rancune, de peur et de gratitude; on peut compter sur un contexte connu du lecteur pour amplifier la résonance de chaque péripétie, et conjuguer ainsi une retenue de façade dont, forcément, on vous saura gré, et une dramatisation réelle qui accrochera le chaland. Il est même possible qu’on considère votre roman comme « courageux » et que Spielberg en achète les droits. Mais soyons justes: cela ne rend sans doute pas le mérite moindre, et l’on ne compte pas, finalement, tant de bons romans.

La couleur des sentiments captive dès l’abord en livrant alternativement le monologue intérieur de trois femmes: Aibileen la résignée, Minny la rogneuse, et Skeeter, la jeune Blanche dont le regard inquisiteur déséquilibre l’ordre immuable de Jackson. Le cours du récit rapprochera ces trois femmes qui écriront ensemble un livre dont le titre, «Les Bonnes», est également celui du roman, subtilité que la traduction a malheureusement éradiquée. La qualité du roman repose largement sur l’efficacité de l’écriture qui donne chair à ces trois voix. Le monologue des Noires mêle quelques souvenirs d’enfance, des allusions rapides à des drames plus récents (comme la mort de Treelore, le fils d’Aibileen), et des scènes domestiques dans lesquelles les relations entre employeurs et employés sont décrites avec détachement tandis que toute la couleur se concentre dans des détails et des sensations – recettes de cuisine, successions de tâches ménagères, accablement provoqué par la chaleur. Cette focalisation sur le détail correspond, littérairement, à l’attitude qui consiste à éviter les ennuis en regardant ses pieds; outre qu’elle signale immédiatement la situation dans laquelle se trouvent les bonnes noires, elle contribue aussi à nourrir le caractère archétypalement féminin, c’est-à-dire nourricier, vaguement magique, et logiquement opprimé, des bonnes noires. Chez Skeeter, a contrario, on rencontre toute une pagaille de projets d’avenir embryonnaires, les interrogations suscitées par une relative liberté de choix, la remise en cause permanente de ses relations avec sa mère ou avec ses amies: bref, à peu près ce que l’on s’attend à trouver dans le crâne d’une jeune fille moderne, quand les femmes noires semblent coincées dans une sorte d’éternel dix-neuvième siècle.

Le plaisir que l’on éprouve à lire le livre vient de l’épaisseur de ces trois voix; ce qu’on pourrait reprocher de convenu à l’image que ces monologues donnent des trois femmes est largement compensé par la part de complexité qui se fait jour peu à peu dans les relations entre Noires et Blanches, bien loin de se limiter à une domination et à un mépris sans nuances. Et cette complexité est, fort heureusement, à son tour balancée par la présence d’un personnage de super-vilain: l’abominable Miss Hilly contribue beaucoup à simplifier la vie du lecteur qui, une fois de temps en temps, peut se reposer les méninges en la haïssant de bon cœur.

Vu d'ici, la couleur des sentiments n’est donc pas tant un livre «courageux» qui vaudrait par son message politique, qu’un roman bien bâti, assez intelligent pour donner à penser, assez racoleur pour être lu avec délices: judicieux compromis!

La couleur des sentiments, Kathryn Stockett, 2010

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