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Hervé Le Tellier, Eléctrico W, Jean-Claude Lattès

Publié le 29 septembre 2011 par Irigoyen
Hervé Le Tellier, Eléctrico W, Jean-Claude Lattès

Hervé Le Tellier, Eléctrico W, Jean-Claude Lattès

Inscrire une citation en préface d'un livre est un exercice périlleux tant il prête à de multiples interprétations. Il peut d'abord signifier l'amour aveugle d'un écrivain pour la personnalité citée. Après tout, nous vivons dans une société en quête de nouveaux gourous, les hommes et femmes de lettres ont le droit d'avoir leur(s) dieu(x). Mais alors, on pourra se demander si la véritable démarche ne consiste pas à vouloir récolter quelques miettes de la gloire du mentor.

L'admiration pour le texte plutôt que pour la personnalité d'un confrère, d'une consœur, d'un homme politique, d'un comédien, d'un philosophe... me semble plus bien plus intéressante car elle peut signifier un lien entre deux univers littéraires. Un écrivain peut aussi vouloir suggérer au lecteur que le livre qu'il tient entre les mains a un rapport très étroit avec le thème de la citation. Qu'il inscrit donc son travail dans cet axe, dans cette continuité littéraire.

Dans son dernier opus, Hervé Le Tellier a choisi ces mots extraits de Bureau de tabac de Fernando Pessoa :

Quand j’ai voulu ôter le masque, je l’avais collé au visage. Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir, j’avais déjà vieilli.

Non seulement le livre en est une parfaite illustration mais, en plus, Eléctrico W a pour cadre le Lisbonne de 1985 et celui de la dictature salazariste, d'où le choix judicieux de Pessoa, citoyen lusitanien pour qui Hervé Le Tellier a sans doute une certaine admiration. Ce qui, dans ce cas,  serait une noble intention puisque les premiers mots du Bureau de tabac disent :

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Eléctrico W se décline en neuf chapitres qui correspondent aux neuf personnages accompagnés pendant neuf jours. Deux d'entre eux sont au centre de cette histoire : António Flores, photographe de guerre, appelé dans son pays de naissance pour couvrir un procès, et son ami Vincent Balmer, le narrateur.

Drôle de narrateur à vrai dire qui aime travailler sur l’œuvre de Jaime Montestrela, ami des surréalistes et des membres de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle qui compte dans ses rangs un certain... Hervé Le Tellier) dont il aurait été l'invité d'honneur en 1974 (il vaut mieux utiliser le conditionnel avec les oulipiens). Balmer dit aimer les Contos de Montestrela dont la noirceur rappelait Max Aub ou Roland Topor.

Flores fuit une femme qu'il a connue autrefois au Portugal. En ratant son tramway (Eléctrico W est le nom de la ligne), il fait la connaissance d'une jeune fille surnommée Canard avec laquelle il va une histoire d'amour.

Tónio sent qu’elle veut l’entraîner dans un nouveau monde, un monde trop grand pour lui, et mystérieux aussi, plus profond que la mer, et qu’il a envie de la suivre, malgré tout. Alors, il veut lui dire tous les mots qui montent en lui, mais elle l’embrasse encore, il la presse contre sa poitrine, et c’est leur premier vrai baiser.

D'emblée, le lecteur a tout de même un doute sur la réussite de cette entreprise :

Tónio sent qu’elle veut l’entraîner dans un nouveau monde, un monde trop grand pour lui, et mystérieux aussi, plus profond que la mer, et qu’il a envie de la suivre, malgré tout. Alors, il veut lui dire tous les mots qui montent en lui, mais elle l’embrasse encore, il la presse contre sa poitrine, et c’est leur premier vrai baiser.

S'ensuit une grossesse non désirée. Durant la dictature salazariste, catholique et analphabète l'avortement est impossible.

Oui, c’était le temps des trois F, Fátima, fado, football.

L'histoire d'António pourrait donner matière à roman pense Balmer, le narrateur qui cherche lui aussi à fuir une femme, Irène. Elle travaille aux archives du journal, une collègue en somme. Canard et Irène sont deux femmes aux antipodes l'une de l'autre. La soumission de l'une n'a d'égale que la liberté de l'autre. Même physiquement, on ne saurait les rapprocher :

Sa robe noire dégageait ses épaules fines et révélait son dos. Le tissu léger serrait ses fesses, ses hanches, et ses beaux seins paraissaient réclamer leur indépendance.

Irène va progressivement, sans que le lecteur assiste à toutes les scènes de ce rapprochement, attirer António Flores dans ses filets. Le roman ne saurait pour autant se résumer à cette jalousie entre deux hommes. Hervé Le Tellier étant bien plus malin que cela, il ouvre d'autres tiroirs littéraires en nous mettant sur de mauvais rails (pas seulement de tramway). Il fait travailler son narrateur, Balmer, sur un livre mettant en scène Pescheux d'Herbinville et Evariste Gallois, deux personnages historiques liés par une amitié apparemment indéfectible jusqu'à ce qu'ils tombent eux-mêmes amoureux de la même femme, l'un finissant par tuer l'autre lors d'un duel. On est dans le roman-gigogne.

Balmer n'a sans doute pas l'envergure nécessaire pour provoquer ou même accepter l'idée d'un duel. Lui subit les affronts d'Irène qui l'enfonce toujours un peu plus :

Vous êtes… ensemble ?

Oui, non, je ne sais pas. On couche ensemble, c’est tout.

(…)

Je connaissais cette sensation de n’être rien.

Plus loin :

Le grincement du lit, le couinement animal et régulier du sommier, et la voix d’une femme inconnue de moi, la voix d’Irène, une voix qui gémit, qui étouffe un cri puis ne peut plus le contenir, on dirait un cri de douleur, et il y a cette basse d’homme, méconnaissable, qui chuchote des mots énormes, des mots de ces moments-là que personne ne devrait jamais entendre et que je ne peux même pas retranscrire ici.

Mais Balmer est aussi un homme qui connaît la littérature et sait parfaitement donner naissance à des personnages. Alors il va s'inventer une nouvelle relation qui aurait pour nom Lena Palmer. Sauf que le petit jeu devient vite réalité et Lena Palmer « s'incarne » en la personne d'une autre femme, Manuela Freire.

C’est cette nuit-là que j’ai pris ma décision. J’allais livrer un dernier combat avec cette habileté rageuse des perdants, de ceux qui sont tant allés de défaite en défaite qu’il leur est même devenu indifférent de gagner. La philosophie désespérée des laids, des vieux, des pauvres.

Les personnages de ce roman sont intéressants parce qu'ils sont déroutants mais jamais gratuitement. Ainsi Aurora qui flirte avec António aime transformer ses amoureux en plante. Vous comprendrez la symbolique de cette signification en écoutant l'interview ci-dessous.

On pourrait dire aussi qu'ils ont de la consistance mais je ne suis pas sûr que cela soit le cas pour Irène, femme que l'on sait belle sans jamais finalement pouvoir étayer cette affirmation. Quand elle n'a pas le verbe trop rare, ses propos sont d'une évanescence trompeuse :

J’aime bien les postes, les grandes postes. Leur agitation, les voix qui résonnent. C’est l’antichambre du monde entier.

Il m'a été impossible de lâcher ce livre tant il semble truffé de petites perles littéraires. Et puis, n'oubliez pas que Balmer, cherchant à faire de l'histoire d'António un roman, veut trouver dans le présent un moyen de fouiller le passé.

Mais parvient-on seulement à (re)construire quand on est soi-même dans la dissimulation ? La question se pose lorsque Vincent finit par parler de son frère, que l'éloignement géographique permet de ne plus voir, et de ses parents.

Paul voulait tout régler au plus vite, trop vite. C’était sa manière à lui de fuir, de presser le deuil. A la mort de notre mère, déjà, il s’était installé à Milan, sans vraie raison. Il avait trouvé un travail dans un bureau d’architecte, débarquait chaque Noël pour quelques jours avec un gros panettone et de l’asti spumante. Son exil avait duré trois ans, puis il était revenu en France. Une fois l’héritage partagé, je savais qu’il s’en irait de nouveau, que nous deviendrions peu à peu l’un à l’autre, ce que nous avions toujours été sans oser nous l’avouer, des étrangers. J’ai pensé qu’il renouerait avec moi pour la naissance de ses enfants, quand il en aurait. Je n’ai pas imaginé une seconde que je pourrais, moi, devenir père.

Avec Hervé Le Tellier (je pourrais aussi citer François Taillandier), la trame romanesque n'est donc pas qu'une « simple » narration. Elle est aussi – et peut-être avant tout ? - un moyen de soulever des questions littéraires, de jouer avec le lecteur.

Rappelons que l'Oulipo n'est pas un mouvement littéraire mais un groupe qui se réunit pour le plaisir de travailler sur les possibilités de l'écriture. Il tente d'explorer méthodiquement les potentialités de la littérature et plus généralement de la langue. Unissant à l'origine écrivains et mathématiciens, poètes et logiciens, il vise à assembler les lettres et les mots, à la manière des images recomposées, selon des formes, des structures, des contraintes nouvelles afin de produire des œuvres originales.

Selon moi Eléctrico W illustre merveilleusement cette démarche.


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