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Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (2/3)

Par Blogegide
Dans la suite de ses "Souvenirs inédits", Jeanne de Beaufort alias Jeanne d'Etchevers, secrétaire de Gide et aide au Foyer Franco-Belge, évoque la figure du jeune réfugié Jean Teughels. Dans le premier tome de la récente biographie André Gide, l'inquiéteur (Flammarion, 2011), Frank Lestringant revient longuement sur les relations entre Gide et Teughels, en s'appuyant sur le Journal du Foyer Franco-Belge, inédit de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Sur ce sujet voir aussi les études de Pierre Masson : Autour du Foyer Franco-Belge, BAAG n°105 d'avril 1995, et Le Journal du Foyer Franco-Belge ou le Livre abandonné, BAAG n°134 d'avril 2002.
SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE (suite, voir ici la première partie)
"IL SORT D'UN CIRQUE
Teughels, alors 16 ans, faisait penserà l'un des anges de la cathédrale de Reims, moins le mystère etl'ironie. Une belle tête bien taillée, une épaisse chevelurechâtain, mieux taillée encore, un beau regard, pas trop cependant,une bouche tranquille, aucune pétulance, une présence déterminéeet paisible. Leur première entrevue dura plus d'une heure. Jem'étais éloignée pour recevoir les réfugiés dont c'était lejour de visite ; après avoir terminé, je me rapprochai de Gide etnous établîmes ensemble la fiche de Teughels.TEUGHELS Jean, n° 4.5547. Né àAnvers 18 février 1900. Orphelin, cavalier équilibriste de cirque.A perdu tout contact avec sa bande depuis l'évacuation d'Anvers.Nous le dirigeons sur notre Centre d'accueil, rue Taitbout, pour unevisite médicale et quelques jours de repos. Reviendra demain.Teughels revint le lendemain, en effet,et out les jours qui suivirent. Il restait de plus en plus longtempsà parler, ou plutôt à répondre aux pressantes questions de M.Gide ; il reprenait à vue d'œil et je suggérai que ce seraitpeut-être le moment de lui trouver un emploi. - Mais quel emploi voulez-vous luitrouver ? Il sort d'un cirque. Je ne vois absolument rien pour lui.Au bureau de placement je trouvai lademande d'un hôtel des environs de l'Etoile, recherchant un groom,logé, nourri, habillé et raisonnablement payé. - Un hôtel, un hôtel de luxe, vousn'y pensez pas il ne sait même pas ce qu'est un hôtel.- Mais il y sera bien nourri, biencouché, payé et en plus, aura un bel uniforme à boutons dorés, unpeu comme au cirque.- Enfin, je ne sais pas, on pourraitpeut-être essayer, et s'il n'y est pas bien, après tout, l'Etoilen'est pas loin, il pourra toujours revenir.Je téléphone à l'hôtel X... Je leurenvoie Teughels ; il en revient engagé et toujours tranquille. Jesigne son engagement.Quelques jours se passent sansnouvelles de Teughels, lorsqu'un matin, le directeur de l'hôtel mefait appeler au téléphone.- C'est bien à Madame d'E. Que jeparle ?- Oui, c'est à moi.- C'est bien vous, Madame, qui nousavez signé l'engagement de Jean Teughels ?- Oui, c'est moi.- Alors, veuillez avoir l'obligeance denous rejoindre au commissariat de police, place des Etats-Unis, oùnous venons de conduire Teugfhels qui nous a volés.
Je m'approche de Gide, heureusementseul.- Je viens de recevoir de mauvaisesnouvelles de Teughels...- Grand Dieu, quoi encore ? Il estreparti ? Quand ?- Non, il n'est pas reparti, il est aucommissariat de police, place des Etats-Unis. Il a volé.- Partons-y de suite.Au poste de police nous attendaient lecommissaire, le directeur de l'hôtel, et Teughels qui se chauffaittranquillement près du poêle.
Je demande au commissaire et audirecteur ce qu'a volé Teughels ? Le directeur m'informe alorsemphatiquement que cet hôtel avait la clientèle distinguée dediplomates sud-américains, qui, pour la plupart, repartis au momentde la mobilisation y avaient laissé leurs bagages en garde dans lessous-sols. Que Teughels y avait pénétré, forcé une malle où ilavait volé... les épaulettes d'un général péruvien... et uneseringue Pravaz.Le commissaire nous annonça qu'ilallait faire conduire Teughels au Dépôt, à moins que nouschargions de lui, et s'adressant uniquement à moi :- C'est bien vous Madame, qui avezsigné l'engagement de Teughels chez nous, que décidez-vous pour lui?Prise au dépourvu et devant répondreimmédiatement, je le regarde bien en face et m'adresse à Teughels :-Teughels, tu vas t'enrôler tout desuite dans l'armée belge. Nous allons te conduire à l'instant mêmeau centre d'enrôlement, Boulevard Flandrin, où tu signeras tonengagement et où tu resteras dès ce soir.
UNE FIN D'HIVER, VERDUN, LA GUERRE
Commissaire et directeur soulagés,Teughels tranquille comme toujours et Gide réfléchissant... Aprèstout si Teughels n'est plus si près à l'Etoile, il sera boulevardFlandrin pas trop loin non plus..., et pas encore combattant. J'avais vu l'écriture de Teughels poursa signature d'engagement à l'hôtel X... et au Centre. C'était uneécriture enfantine dont les majuscules en fioritures et enarabesques jusqu'à l'extrême limite du format. Peu après sonenrôlement, des enveloppes roses, mauves, vert pâle commencèrent àarriver régulièrement ornées de cette calligraphie.- Ça ne peut pas durer, me disaitGide, ce petit n'y résistera pas...Ce qui durait, ce qui résistait,c'était cette triste fin d'hiver, c'était Verdun, c'était laguerre, d'où les réfugiés nous arrivaient chaque jour plusnombreux, plus démunis, plus malheureux, alors que nos ressourcess'épuisaient... Qu'aurions-nous fait sans la générosité du Comitéaméricain, présidé par Mrs Edith Wharton, de ses nombreux amis,celle de Léon Blum, du Consistoire Israélite de Paris, de MadameLangweil et de tant d'amis anonymes ? Que serions-nous devenus ? Quiaurions-nous pu aider en ces jours ténébreux ,où il fallait tenirà tout prix ? Je revois un soir où on nous avait annoncé desréfugiés de villages évacués des environs de Verdun, partis enpagaie, et qui n'arriveraient peut-être que fort tard dans la nuit.Madame Gide était venue nousrejoindre, sa présence était une chaleur et une lumière, il noussemblait qu'avec elle tout se passerait mieux. Elle parlait à peine,allait souvent ouvrir ma petite porte pour interroger la nuit,revenait, attisait le feu, lissait quelques vêtements déjàpréparés... Gide la suivait longuement du regard. Quelques-unsd'entre nous s'endormirent. C'était l'aube, cette aube de finjanvier qui peut être si douce et si dure aussi parce que silongue... On entendit des voix, des pas, des appels et ces pauvresgens entrèrent à bout de force et de vie.J'étais assise entre Mme et M. Gide etm'écriai spontanément :- Ah ! Vous voilà enfin, quel bonheur,entrez vite...Je sentis alors une main prendre lamienne et l'embrasser. Je n'ai jamais su si c'était elle ou sic'était lui. Je sais maintenant que c'était eux.Février 1916. Le ciel ne s'éclairaittoujours pas, il faisait triste et sombre. On voyait beaucoup plus degens en deuil ; même au Foyer les brassards noirs ne se comptaientplus. On allait au loin, dans les banlieues éloignées, assister auxservices que nos pauvres amis arrivaient à faire célébrer.Messieurs du Bos et Gide les suivaient régulièrement. Du Bos arméd'un missel presqu'aussi important que celui de l'officiant et quieut presque nécessité les services d'un enfant de choeur, mais,ainsi que Gide profondément ému et sincère, tâchant de consoler,de partager, d'aimer la misère comme je ne l'ai jamais revudepuis... Que de souvenirs ils ont dû laisser dans les pauvres cœursqu'ils ont ainsi tenu et retenu [sic] dans leurs mains."
Souvenirs inédits surAndré Gide, par Jeanne de Beaufort, La Gazette de Lausanne,12/13 septembre 1964
(à suivre...)

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