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Black Swan

Par Tedsifflera3fois

Cinquième film de Darren Aronofsky, et encore une fois une expérience de cinéma à part. Entre quête de beauté suprême et fissures du moi profond, Black Swan explore le gouffre qui existe entre l’être humain et l’idéal qu’il voudrait atteindre. Un film tendu entre fascination et répulsion, un spectacle étourdissant, une épreuve sublime.

Synopsis : Rivalités dans la troupe du New York City Ballet. Nina est prête à tout pour obtenir le rôle principal du Lac des cygnes. Elle est confrontée à la belle et sensuelle nouvelle recrue, Lily…

Black Swan - critique
On l’avait compris après The Fountain, l’oeuvre d’Aronofsky est une quête perpétuelle, toujours identique et toujours différente, la quête de l’absolu. Aronofsky est le cinéaste de l’absolu.
L’asbolu mathématique. Pi. La perfection de l’univers, de ce nombre irrationnel qui représente le rapport entre ce qui est droit et ce qui est courbe. Cet absolu a un nom : la vérité.
L’absolu fantasmé. Requiem for a dream. La perfection de ce que l’on imagine, et de ce qu’on atteint l’espace d’un instant sous l’emprise de la drogue. Cet absolu-là, c’est le bonheur.
L’absolu entre deux êtres. The Fountain. La perfection de l’autre, la communication parfaite, au-delà des circonstances, au-delà de la vie. Oui, l’amour.

The Wrestler semblait, rien qu’en apparence, fuir ce modèle et chercher au contraire un naturalisme cru, presque social. Pourtant, le lutteur cherchait encore l’absolu. La rédemption. L’absolu dans l’individu, dans la gloire personnelle. La perfection de l’instant, juste pour soi, juste pour tous les autres, reconnaissants. Si difficile à déchiffrer, cet absolu-là auquel était arrivé Darren Aronofsky, c’était l’absolu le plus trivial. Simplement la vie.
Et puis, l’absolu esthétique. Black Swan. La perfection de la beauté. Il y a eu la vérité parfaite, le bonheur parfait, l’amour parfait, la vie parfaite. Il restait l’art parfait, sans aucun doute.

Quête d’absolu, donc quête de perfection. Cette quête, tous les personnages Aronofskyien s’y sont brûlé les ailes. Tous ont fini seuls, presque heureux d’avoir touché le fond du désespoir. Le fond, c’est déjà un absolu. Les dernières images des films d’Aronofsky sont toujours terribles, et pourtant, elles sont implacables, c’est comme si dans la brutalité sans concession de l’échec, il y avait forcément la résolution du problème qui avait obsédé le personnage.

Black Swan est comme un condensé de l’oeuvre encore jeune du cinéaste. Il reprend à The Wrestler cette manière frontale, presque documentaire, de filmer le corps et les déplacements de Nina. Comme The Wrestler, Black Swan est un film sur le spectacle, sur la torture du corps. C’est un film profondément charnel qui ne s’attache qu’à un personnage et reste collé à lui tout du long. Après le catch, spectacle soi-disant grossier, Aronofsky parle du ballet, art majeur. Comme pour mieux signifier le peu d’espace qu’il y a entre ces deux types de représentations chorégraphiées qui font naître la beauté de la souffrance et traitent avec mépris les injures du temps qui passe. Dans les deux cas, les artistes/sportifs, toujours interprètes, y consacrent leur vie, y cherchant la perfection et la gloire.

Mais The Wrestler était d’un réalisme froid. Dans le ton de l’histoire, Aronofsky n’y reprend que la monstruosité du personnage principal. Pour le reste, pour la réalité qui se déforme peu à peu jusqu’à agresser Nina, il faudra chercher dans Pi (la schizophrénie) et surtout dans Requiem for a dream. Les frigidaires ne bougent plus tous seuls mais les miroirs, déjà là dans les deux premiers films du cinéastes, deviennent omniprésents, milieu de la danse et obsession de l’image obligent. C’est aussi dans ces deux premiers films qu’on retrouve la magie du montage nerveux et des plans hallucinants qui contredisent, dans Black Swan, la caméra à l’épaule empruntée à The Wrestler. Aronofsky fait ici une synthèse de ses dernières réalisations et saupoudre son exploration documentaire d’effets chocs propres à la fiction la plus manipulatrice. Quant à la beauté baroque qui explose ici et là et place le film hors des frontières du temps, notamment dans les spectacles, elle semble venir tout droit de The Fountain.
La virtuosité visuelle d’Aronofsky, le mélange improbable, semble tenir sur un fil, toujours proche du déséquilibre, toujours au bord du précipice. Pourtant, le funambule parvient de l’autre côté avec une légèreté effrayante au regard du gouffre qu’il avait sous les pieds.

Black Swan est une adaptation très libre du Lac des cygnes qui fait forcément penser aux Chaussons rouges (de Powell et Pressburger). Une danseuse en quête de perfection se perd à force de s’identifier au personnage qu’elle interprète. Sauf qu’ici, il n’y a même pas d’histoire d’amour pour rompre la solitude de Nina. D’un bout à l’autre, elle est seule et cherche l’autre, qui la renvoie toujours à elle. Black Swan, c’est la recherche de l’autre, sans jamais le trouver, sans jamais voir personne à part soi-même. La mère de Nina est le spectre de ce qu’elle pourrait devenir, danseuse ratée et triste, qui vit par procuration. Beth est ce qu’elle deviendra bien avant, quand son tour sera passé. Et Lily, c’est celle qu’elle était avant d’être choisie, ou celle qu’elle devrait être pour être le cygne noir, ou celle qu’elle voudrait être, ou encore celle qu’elle est et qu’elle refoule. Toujours elle. Dans les autres, on ne voit jamais que soi. Constat effarant.

Le film frôle constamment le fantastique et ne s’y perd jamais, la vision de Black Swan est éprouvante, stimulante, d’une beauté époustouflante. Les nerfs du spectateur sont mis à très rude épreuve et on peut regretter la manière très frontale, très évidente, avec laquelle Aronofsky traite son sujet. Tout est affaire de symboles connus, la perte de soi, la peur du double qui mange et vole notre vie (Docteur Jekyll et Mister Hyde), la crainte de ne pas être à la hauteur, les désirs refoulés. Pourtant, le spectateur est prisonnier de Nina, il devient elle, se perd en elle, ressent sa folie comme si c’était la sienne. Aronofsky est maître dans l’art de rendre le vertige palpable, déjà dans Pi, nous ressentions les angoisses existentielles de Max, déjà dans Requiem for a dream, nous étions lobotomisés devant notre poste de télévision, attendant anxieusement les pilules amincissantes dont nous avions besoin. Ici, nous sommes Nina. Natalie Portman a visiblement elle aussi connu cette métamorphose : elle explose dans ce qui est à ce jour son plus grand rôle.

Et le film, diamant brut qui nous paraissait un peu monolithique, projette des reflets inattendus. La pulsion sexuelle, son lien avec l’art, avec l’autre, l’abandon de soi, le désir masochiste, le besoin d’être dominé. Le poids des parents, et la position paradoxale de l’enfant, entre désir d’être surprotégé et volonté d’émancipation. Ici, la mère a essayé de façonner sa fille. Elle a beau se poser en victime, elle est simplement coupable. Les modèles deviennent tous dangereux : la mère, Beth, le metteur en scène, Lily, le personnage du Lac des cygnes.
Comment trouver son identité propre parmi les autres? Parmi le reflet des autres?

Il nous faut encore parler de la technique qui, même parfaite, ne crée jamais de l’art. L’art n’est pas de la technique. L’art peut se permettre d’être imparfait, approximatif. L’art, c’est la grâce, le déséquilibre, la maîtrise qui nous échappe et qui se transforme en vie. C’est quand la forme perd de son importance. C’est la passion, la perte de contrôle. C’est l’orgasme.
Nina cherche la perfection. Mais la perfection, c’est la mort. L’homme est heureusement imparfait. Black Swan, parfois trop explicite, est un film légèrement imparfait. Un film tout noir et blanc. Qui brille.

Note : 9/10

Black Swan
Un film de Darren Aronofsky avec Natalie Portman, Mila Kunis, Vincent Cassel et Winona Ryder
Drame – USA – 1h43 – Sorti le 9 février 2011
Oscar 2011, Golden Globe 2011 et Bafta 2011 de la meilleure actrice pour Natalie Portman, Prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir au Festival de Venise 2010 pour Mila Kunis


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