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Interprète versus interface

Publié le 04 novembre 2011 par Stéphan @interpretelsf

Je reviens une dernière fois à nouveau sur les affrontements les relations parfois tendues entre les interprètes/traducteurs en langue des signes et les interfaces de communication afin de répondre au commentaire de Nicolas Petit Gille qui écrit : « personnellement je trouve les interfaces dans la présentation que j’en ai reçue plus humain et moins rigide si on les compare aux interprètes plus traditionnels. De plus je trouve très dommage le fait qu’il n’y est pas de diplôme d’interfaces, cela pousse donc les personnes intéressées à devenir interfaces à se diriger vers le diplôme d’interprète ».

J’admets bien volontiers que les interfaces de communication sont des personnes de bonne volonté, qui s’investissent sincèrement dans leurs activités. Mais, alors que l’essentiel de leur activité demeure de l’interprétation, elles n’ont pas le même niveau en langue des signes (voire en français) ni la formation bac +5 (Master 2) des interprètes.
Alors comment expliquer/justifier que ces intervenants sans formation spécifique sanctionnée par un diplôme, ni profession réellement encadrée et clairement définie semblent répondre à des besoins particuliers. Pourquoi certaines administrations françaises font appel à leurs services et les rémunèrent via l’Agefiph par exemple ?

Généralement on justifie leur présence, leur emploi du fait des faibles compétences linguistiques et/ou sociales de certaines personnes sourdes. Ils seraient pour reprendre les propos du commentaire cité ci-dessus « plus humain, moins rigide ».

Commençons par l’argument « social » : des personnes sourdes se trouveraient  incapable de se poser comme interlocuteur, de comprendre les démarches de la vie quotidienne, elles auraient besoin d’être accompagnées, assistées ou informées pour des démarches administratives par exemple, ce qui justifierait l’engagement d’interfaces à la place d’interprètes professionnels.
Pourquoi pas mais dans ce domaine d’activité des professions établies et bien identifiées existent déjà comme assistante sociale, conseiller en économie sociale et familiale, éducateurs etc. Mieux encore, ces professions peuvent être occupées par des personnes sourdes pratiquant (ou pas) la langue des signes.
Donc à mon avis l’argument « social » ne tient pas. En revanche il serait intéressant de solliciter des interprètes pour permettre à ce secteur de l’aide sociale d’être accessible aux personnes sourdes notamment par l’interprétation et/ou la traduction des cours et des formations appropriées ou de former à la langue des signes des professionnels exerçant les métiers cités auparavant.

Étudions maintenant l’argument « linguistique » : des personnes sourdes ne sauraient précisément pas comment communiquer via un interprète et/ou ne maîtrisaient pas assez bien la langue des signes ou utiliseraient un pidgin entre langue des signes et français parlé.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, la solution avancée est alors de solliciter des intervenants (les interfaces) qui possèdent eux-mêmes un niveau faible ou passable en langue des signes et commettent des erreurs ou des approximations de langage. Bref on nivelle par le bas.
Une telle solution n’est pourtant jamais retenue face à un enfant s’exprimant maladroitement ou un étranger ne maîtrisant pas complètement la langue de son interlocuteur. La démarche devrait plutôt être de trouver des interlocuteurs pédagogues et très compétents dans la langue en question (des interprètes professionnels) et ainsi capables d’adapter leur niveau de langue, de s’exprimer simplement. Il est faux de croire que les interprètes seraient des personnes « inhumaines » traduisant telles des machines et ne se souciant pas de la bonne compréhension de leur interprétation. Au contraire nous contrôlons constamment la bonne réception de notre production linguistique et éventuellement nous pouvons ralentir le rythme, choisir d’autres signes envisager d’autres stratégies de traduction…
L’argument linguistique m’apparaît donc aberrant.

Mais la différence entre interprète et interface ne se limite pas à ces deux représentations, elle se retrouve aussi dans leur fonction, leur rôle respectif. L’interprète, comme le stipule le code déontologique établi par l’Afils, traduit fidèlement  l’intégralité des échanges et est soumis au secret professionnel (article 1-2-3).
En revanche pour les interfaces en communication, leur mission va au-delà d’une simple médiation linguistique puisqu’ils doivent aussi expliquer, assister, orienter la personne sourde « égarée » dans le monde des entendants.
Mais leur référence professionnelle reste paradoxalement celle des interprètes et ils sont d’abord envoyés pour faire de l’interprétation (mais rarement ils précisent d’eux-mêmes qu’ils ne sont pas interprètes ou ils n’expliquent pas non plus les différences entre leurs activités et le métier reconnu d’interprète) ce qui brouille la particularité de leur positionnement d’autant que leur niveau de langue reste très aléatoire et que celui-ci n’est jamais évalué.

Ceci expliquent que les usagers (sourds ou entendants) non sensibilisés à ce débat constatent par eux-mêmes un problème de compétence et/ou de positionnement de ces intervenants interfaces. Par exemple l’intervention d’un interface alors qu’un interprète est attendu peut compliquer voire compromettre les relations engagées.
L’auditoire n’a en effet pas toujours les moyens d’identifier d’où vient le décalage ou le faible niveau de prise de parole de l’usager sourd, ni de remarquer que tout n’est pas traduit.
Cela peut également empêcher une personne sourde de se présenter comme acteur autonome et interlocuteur à part entière parce que c’est l’interface qui sera souvent l’interlocuteur privilégié pour diverses discussions touchant par exemple à la nature des besoins, à l’organisation de l’accessibilité de la formation ou du poste de travail.

Il est donc crucial de souligner le caractère très problématique du cumul des tâches endossés par ces interfaces. Il n’est en effet pas possible d’interpréter de manière neutre et fidèle (ainsi que l’exige le code déontologique des interprètes en langue des signes) et d’apporter en même temps une aide qui consiste à sélectionner les informations les plus importantes, à reformuler ou expliquer ce qui est dit par les uns et les autres et à donner des conseils. Ce sont deux approches non compatibles en simultanée.
De même il est difficile de respecter la prise de parole des usagers sourds si un intervenant est successivement celui qui traduit tant bien que mal, qui apporte des informations contextuelles ou culturelles et qui analyse les besoins en accompagnement. Le cumul de ces fonctions dans le temps place l’interface de communication comme étant l’interlocuteur principal, avant la personne sourde elle-même.
En outre, cette position lui donne un pouvoir considérable sur cette dernière et sur son parcours.

Face à cette position inconfortable ou abusive, certains interfaces qui en ont conscience cherchent à se spécialiser notamment auprès de personnes âgées devenues sourdes ou des personnes sourdes ne connaissant pas la langue des signes française (en raison de son interdiction durant 100 ans).
D’autres tentent d’obtenir un diplôme d’interprètes.
Enfin quelques uns essayent de s’investir dans un type d’activité spécifique : soit dans l’accompagnement en amont avec des usagers sourds pouvant ensuite faire leurs démarches seuls ou avec un interprète, soit dans les formations de sensibilisation à la surdité, soit dans l’évaluation des besoins et de son suivi avec l’enseignant ou le responsable du site professionnel. Néanmoins comme avec l’argument « social », ces activités relèvent de professions déjà établies.
Il est d’ailleurs surprenant que de telles improvisations et apprentissages sur le tas (car je le répète il n’existe à ce jour aucune formation diplômante pour « devenir » interface) soient possibles, simplement parce qu’il s’agit de prestations d’accompagnement d’un public sourd.
En revanche, les formations à ces métiers ne prennent peut être pas assez en compte l’importance et l’existence de ces besoins spécifiques liés à la surdité et gagneraient certainement à s’ouvrir à un public sourd.

Malheureusement on note aujourd’hui que ces spécialisations professionnelles ne sont pas recherchées et c’est plutôt ce cumul des tâches qui est encouragé.
A l’instar de la tendance actuelle au sein de l’Éducation Nationale à transformer en « interprètes d’appoint » les auxiliaires de vie scolaire (AVS) ou les enseignants bilingues en agent d’intégration, les nouveaux professionnels recherchés sont des intervenants « tout en un », professeur, psychologue, assistant social, éducateur, agent d’accueil, agent administratif… Dans le milieu des interprètes on les surnomme « les interfaces couteaux-suisse ».
Leur existence (que je regrette vous l’aurez compris) est d’abord liée à un manque de connaissances à la fois des besoins et des capacités d’initiatives de la communauté sourde et des conditions pratiques de leur accompagnement et à une méconnaissance du rôle, des compétences particulières et des devoirs d’un interprète professionnel.
C’est d’ailleurs l’un des buts ce blog : parvenir justement à réduire ces incompréhensions sur ce métier encore peu connu.

J’attends maintenant avec impatience les arguments de « mes amis » interfaces qui souhaiteraient justifier leurs activités et/ou nous expliquer la nécessité de leur existence…

PS : ce billet est largement influencé par les recherches menées par Sophie Dalle-Nazebi, sociologue travaillant notamment à Websourd.



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